6.1- La tarification : raisons et objectifs

Pour la majorité des décideurs locaux, la tarification est une pratique entendue. Elle remonte, dans certaines villes, à une dizaine d’années. Bien que la tarification ait été prise par une mairie précédente (qui peut être de la même couleur politique aussi bien que d’une autre), le principe de la tarification reste maintenu et ne constitue plus un sujet de discussion ou de légitimation chez la majorité des tutelles politiques. En effet, c’est uniquement la fixation et la révision des tarifs, augmentation, diminution ou exonération, qui constitue le sujet de discussion. Le principe d’une gratuité totale est complètement rejeté, voire considéré illogique. Il suffit dès lors d’appliquer une différenciation des tarifs selon les catégories sociales des usagers et de faire en sorte que les tarifs ne constituent pas une barrière à la culture.

‘« Il y a eu une discussion au niveau du conseil municipal et la majorité des élus a tranché pour la tarification avec beaucoup de possibilités de gratuité. C’était une question de principe… En tant que citoyen, à condition que le coût ne soit pas très élevé, je trouve que c’est légitime qu’on puisse tarifer l’accès à certains services. » P86’ ‘« Je trouve que c’est une bonne tarification. Certains services sont gratuits …Les recettes sont une goutte d’eau par rapport au budget de la bibliothèque. C’est plus pour le principe. » V94’

L’esprit de la gratuité n’est donc plus prédominant et la tarification trouve sa justification par plusieurs raisons et objectifs. Les résultats de notre questionnaire, présentés dans le tableau suivant, nous ont permis de découvrir, à travers l’interprétation des responsables des bibliothèques, l’attention que portent leurs tutelles à la tarification de service. Des intentions que nous avons essayé de confirmer et de compléter avec nos entretiens.

Tableau n°21 : l'intention de la mairie pour la tarification des services au sein de la bibliothèque
  Nb. cit. Fréq.
Autres réponses 55 47,0%
De couvrir des dépenses 41 35,0%
De rentabiliser des services 15 12,8%
Non -réponse 10 8,5%
De combler un manque budgétaire 8 6,8%
TOTAL OBS. 117  

Les multiples réponses (autres réponses) de 47% des bibliothèques payantes enquêtées révèle une majorité pensant que le principal objectif des mairies est de responsabiliser les usagers et de faire respecter la notion de bien public. Cependant, 41,8% de nos enquêtés pensent que la mairie a tarifé certains services dans l’objectif de couvrir des dépenses et de combler un manque budgétaire. En effet, les réponses obtenues au moments des entretiens auprès des élus révèle explicitement que les soucis financiers et la volonté d’assurer des entrées financières sont à l’origine de la décision tarifaire. Engendrer des recettes pour couvrir une partie des coûts reste l’objectif majeur des décideurs locaux. Les dépenses de fonctionnement d’une bibliothèque, telles qu’elles sont évaluées par nos enquêtés, sont très élevées. Dès lors, face à l’incapacité financière des mairies, à la stagnation des subventions de l’Etat et à l’augmentation permanente des coûts signalées par certains interviewés élus et même des professionnels, il est incontournable de garantir un minimum d’entrées financières et de faire rejaillir les coûts supplémentaires sur les usagers en leur demandant une contribution.

‘« La bibliothèque est un établissement qui coûte très cher … Faire tourner des locaux, du personnel, renouveler des collections, vous avez l’entretien des livres et des bâtiments, etc. qui ont des coûts. Ceci dit, il faut les moyens. » P95 ’ ‘« La décision a été prise à une époque où on cherchait à faire des économies et c’est toujours le cas. Se passer d’une recette, même minime, c’est illogique. » M93’

De plus, la tarification de certains services communaux représente une alternative, particulièrement pour les villes se retrouvant dans des situations économiques difficiles, afin d’obtenir des recettes sans augmenter les impôts locaux.

‘« Le fait de faire payer, ça peut se comprendre parce que tout ce qui est installation multimédia coûte cher à la ville et la dotation de l’Etat n’augmente pas. Tout revient à la charge de la Ville … Il faut trouver des recettes sans augmenter les impôts locaux. » V94’ ‘« Si on rend la bibliothèque gratuite, les recettes non obtenues seront recomposées par l’impôt. La gratuité n’a pas de sens ; moins les gens payeront, plus elle coûtera cher et puis tout le monde payera. » T10’

C’est pourquoi, malgré les recettes dites faibles par rapport aux dépenses, le principe de la tarification reste maintenu. Un cas nous apparaît intéressant à citer : « la mairie souhaite des recettes équivalentes au budget d'acquisition des documents. Par conséquent il y a eu une forte augmentation en 96 et 97, jusqu'à 25% sur un tarif. » D’autres précisions nous ont été apportées : « La discothèque, son budget est équivalent à ce qu'elle rapporte. » « L'augmentation de la tarification a été demandée par la mairie afin d'accroître nos recettes. Elle a été discutée conjointement. » « Abonder le chapitre recettes. » « Couvrir une part des dépenses des acquisitions. » « Pour la mairie, trouver des ressources supplémentaires est pour la bibliothèque un acte d'adhésion de la part du lecteur. »

La tarification permet, de ce fait, des recettes, que certains enquêtés décrivent comme non négligeables. Cependant, Dominique Arot et Sylvie Fayet (1994) soulignent qu’il est illusoire d’escompter d’une BM, une rentrée d’argent à la hauteur des coûts induits et que nous nous tromperions lourdement en voyant là une poule aux œufs d’or. D’abord parce que la tarification suppose ou devrait supposer une certaine qualité du service rendu, ensuite parce que le paiement des droits éventuels ne déverse pas un flot d’opulence sur les bibliothèques municipales. Il est vrai qu’elles sont marginales et incomparables avec les apports des municipalités mais aussi, elles sont souvent essentielles. De ces recettes, dépendent la création ou la suppression de certains services. La mairie ne peut pas engager plus de dépenses. C’est pourquoi, elles peuvent être d’une importance cruciale.

En outre, en plus de la réalité des coûts et de la nécessité d’assurer des entrées financières les principaux arguments et raisonnements des décideurs locaux, que partagent certains professionnels, sont les suivants :

1-La responsabilisation des usagers envers les biens publics : la tarification est l’ultime recours pour une responsabilisation des usagers et une valorisation des services.

‘« Quand le service est complètement gratuit, le citoyen n’est pas classé dans une situation responsable. » A74’ ‘« Faire une démarche d’inscription, ça occasionne un sens du livre et du service que l’on n’a pas quand c’est gratuit. » V94’

La société de consommation, qui prévaut aujourd’hui, induit la notion que ce qui est payant a de la valeur. Nos interlocuteurs partisans de la tarification remarquent que le public accepte toujours plus facilement de payer pour avoir un droit d’accès à un service de qualité.

‘« C’est tout à fait normal qu’on paye un peu. C’est bon pour tout le monde de savoir que les choses ont un coût. Et c’est valorisant. C’est notre société. » O84’ ‘« Moi-même, je ne suis pas partisan de la gratuité… On est dans une société où tout ce qui est gratuit n’a pas de valeur, on ne respecte pas ce qu’on ne paye pas, il n’a pas d’intérêt. » T10’

Dès lors, la tarification est une signification de qualité et la gratuité dévalorise l’offre culturelle d’une bibliothèque. La reconnaissance de toute activité implique un coût. D’ailleurs, la majorité des enquêtes concernant la tarification des services publics partage ce principe. Certains de nos interlocuteurs élus ainsi que des responsables de bibliothèques trouvent que « ce qui est gratuit peut être perçu comme déprécié » ; « ce qui ne coûte rien ne vaut rien. » « Gratuit ; c’est dévaloriser ce que vous offrez. »

2- La tarification est un moyen pour ne pas porter préjudice au commerce local. La bibliothèque est présentée comme une concurrente pour certains services commerciaux participant dans le financement de la commune tels que les cybercafés, les librairies, les maisons de disques, etc. Toute offre municipale similaire ne peut qu’engendrer leur disparition.

‘« Vous allez emprunter des disques, des cassettes vidéo de la bibliothèque, nous on va recevoir des courriers des magasins de disques en disant que ce n’est pas normal que les services soient gratuits ou presque gratuits, alors qu’ils paient des taxes professionnelles. C’est aussi leur métier et l’activité qui les fait vivre. C’est pour ça aussi, que, pour certaines choses, on est obligé d’avoir une tarification et de se rapprocher d’une tarification qui est presque une tarification concurrentielle. Quand le service n’existe pas, on peut monter ça sous forme de service public mais s’il existe dans le privé, quelque part on fait de la concurrence lorsque l’on monte le service et si on le fait gratuit … » A74’

3- Faire payer les non contribuables et limiter leurs accès

Faire payer les usagers extérieurs afin de limiter l'usage des non-contribuables est pour certaines villes, l’origine même de la tarification qui, par la suite, s’est étendue aux habitants de la ville étant donné qu’elle apporte de l’argent.

‘« Nous rendons un service qui dépasse largement la dimension de la ville. Or, les financements ne sont pas aussi grands que ça et les 15 millions que coûte la bibliothèque, ce sont les résidents de la ville qui les payent. Il ne s’agit pas de construire une muraille autour de la commune mais la mairie essaye de faire en sorte de rendre un meilleur service à sa population… » V78’ ‘« On a 25% du public qui réside hors de la ville. La différenciation tarifaire entre les non résidents et les gens de la ville a permis de réduire le nombre d’inscriptions des gens de l’extérieur. » B34’

En outre, la tarification des usagers extérieurs est justifiée pour certains, par le peu de surface dont dispose la bibliothèque. Une raison pour laquelle la mairie de V94 n’accepte d’inscrire que les usagers extérieurs qui exercent une activité professionnelle ou qui sont scolarisés dans la commune. Aussi, elle est légitimée par la lourdeur de la charge de « centralité ». Certaines bibliothèques se trouvant dans des villes centres profitent à toute l’agglomération. Cependant, elles ne sont pas prises en charge par les communautés urbaines et elles ne reçoivent aucune subvention des communes voisines.

‘« La communauté d’agglomération n’a pas étendu ses compétences aux domaines culturels. La bibliothèque est un équipement qui a une fonction de centralité et qui est financièrement lourd… La charge en revient à la Ville alors qu’on a 46% de nos inscrits qui ne sont pas de la ville. » R42’

4- Faire payer l’usager et non le contribuable

‘« Augmenter l’impôt pour permettre la gratuité de la bibliothèque, par rapport à des gens qui n’iront jamais à la bibliothèque, je ne pense pas que c’est normal. Surtout qu’ils représentent 4/5ème de la population. » T10’ ‘« Au départ, la tarification était imposée uniquement aux usagers extérieurs de la ville. Ensuite, on s’est posé la question : est-il normal qu’un service municipal soit entièrement ou quasi entièrement financé par le contribuable sans que les usagers y participent en aucune façon ? … C’est pourquoi, je pense qu’il faut aussi que les bénéficiaires des services payent… pour le musée, le centre de loisirs et les crèches, les gens trouvent que c’est normal qu’ils payent une partie et que la mairie paye l’autre partie… si on transpose ceci sur les bibliothèques … déjà on ne peut pas appliquer les mêmes tarifs que les autres services communaux, c’est même impensable… » V78’

5- La directive européenne de 1992 et celle du 22 mai 2001, le rapport Borzeix et les propositions de l’ex-ministre de la culture, Catherine TASCA, quant au projet de loi relatif à la rémunération au titre du prêt en bibliothèque, ont animé nos interviews avec les responsables politiques sur la pratique de la tarification des services offerts par les bibliothèques publiques. L’ultime question des élus demeure : qui va payer ce droit ? Au moment où nous avons effectué les entretiens (deuxième semestre de 2001) les propositions concernant le droit de prêt n’étaient pas définitives. Le débat n’était pas encore tranché par la loi du 18 juin 2003. Le plafonnement des rabais aux collectivités, du prix public des ouvrages, engendrera un surcoût pour les communes, une hausse des dépenses qu’elles doivent assumer. Une telle hausse ne pourra être prise en charge que par trois méthodes : l’augmentation des cotisations annuelles, la diminution des achats de livres, l’augmentation des crédits accordés aux bibliothèques. Les réponses données révèlent que l’alternative sera d’imputer cette hausse, en totalité ou partiellement, sur les achats de livres. Par ailleurs, elle sera compensée par une hausse des tarifs.

‘« Les Villes ne pourraient y faire face que par l’augmentation des droits d’inscription ou la diminution des achats de livres, ce qui va à l’encontre de la lecture publique. » V94’

La nature de l’offre documentaire se trouve ainsi menacée. Elle risque de se dégrader aussi bien qualitativement que quantitativement.

‘« Je comprends le souci des auteurs qui voient que le fruit de leurs efforts leur échappe quelque part…il faudra que les collectivités payent et non pas les gens…mais quelque part on va bien toucher le service rendu. Le mécanisme fera qu’on aura moins de moyens pour les bibliothèques et ceux qui seront pénalisés sont les gens. » V59’

Les usagers sont ainsi de plus en plus appelés à payer et leur participation financière est source de survie pour les bibliothèques. La baisse du taux de rabais signifie une hausse des coûts importante pour les communes. Avec ou sans la compensation de l’Etat, les collectivités ne peuvent assumer cette lourde charge sans amputer gravement le budget qu’elles affectent aux bibliothèques. C’est pourquoi certains élus ont pensé s’acheminer vers un paiement forfaitaire assumé par l’usager qui pourrait d’ailleurs être inclus dans les droits d’inscription.

‘« Le conseil municipal a instauré ce tarif au moment où la directive européenne sur le droit de prêt est apparue. Elle n’est pas encore transposée dans le droit français mais, obligatoirement, elle le sera…Je pense que les coûts supplémentaires vont être assumés par les usagers. La bibliothèque coûte déjà cher à la commune et avec le droit de prêt, elle coûtera plus cher. Jusqu’à quel point la mairie pourra-t-elle supporter et soutenir l’existence d’un tel équipement ? » V78 ’

En outre, les communes ayant un faible taux de lectorat seront les plus pénalisées. Ainsi, c’est dans les bibliothèques dotées d’un budget d’acquisition déjà faible que la baisse des achats risque d’être la plus forte.

6- L’inefficacité de la gratuité pour élargir les pratiques culturelles

7- Maintenir qualitativement et quantitativement les services offerts. Pour certains de nos enquêtés, une partie des services ne peuvent exister que s’ils sont tarifés. Par ailleurs, la tarification permet une meilleure qualité de l’offre.

‘« A la limite, les usagers ne sont pas contre quand ils voient une bibliothèque qui fonctionne avec des collections qui sont neuves et de qualité, ça ne les dérange pas de payer. Au contraire, car on sent qu’il y a un investissement réel. On paye et il y a quelque chose en retour. » V94’

Par ailleurs, il en résulte que maints facteurs et objectifs interviennent dans la décision d’une tarification dont l’instauration ou la rétraction reste du ressort de la tutelle. De ce fait, il nous apparaît intéressant de savoir s’il s’agissait d’une décision purement politique pour laquelle le personnel des bibliothèques n’intervient pas ou s’il existait une certaine concertation et intervention dans la prise d’une telle décision.