4.2.2- Contraintes et inconvénients

Il est difficile de prétendre que la sous-traitance ne représente qu’un ensemble de solutions ou d’avantages. Elle représente aussi bien des atouts que des inconvénients. Un raisonnement fortement idéologique et sociologique a guidé la réflexion des uns. L’attachement à un service « purement public », « un service public à la française », se révèle fort, d’où l’acceptation d’une sous-traitance, uniquement, public-public. Ce refus trouve son explication, aussi, dans l’absence de législation protégeant les bibliothèques et la crainte des professionnels sur l’avenir de leur métier surtout face au développement de la mentalité de l’économie libérale, des notions de rentabilité et de profit qui intègrent « sereinement » le domaine public. L’assonance du terme sous-traitance est obligatoirement liée au secteur privé et à son introduction menaçante dans leur métier. C’est pourquoi, les bibliothécaires essayent d’occulter, comme nous l’avons signalé auparavant, cette pratique par rapport à leur tutelle. En effet, certains responsables politiques trouvent dans la sous-traitance, en plus de la possibilité de limiter les dépenses, un moyen pour pallier au manque de personnel.

‘« L’idée est survenue car on n’a ni la place, ni le personnel pour faire certaines choses. Pour être tout à fait franche, j’ai obtenu le budget de la sous-traitance pour la numérisation et la reliure, parce que nous n’étions pas assez nombreux et la mairie a préféré sous-traiter que recruter. » [V59, O84, V94]’ ‘« Nous récupérons des notices de la BNF, d’Électre. Certes nous externalisons une partie de notre travail… sauf que c’est nous qui le décidons. Le jour où les élus découvriront, que certains de nos travaux pourraient être faits autrement, de sorte que ça enlèverait des postes … » B18’

La crainte du personnel, pour leur métier, constitue le premier barrage devant le développement de la sous-traitance au sein des bibliothèques, une crainte de voir les emplois diminuer et des spécialités disparaître. « Ça peut éliminer des postes de travail » ; crainte que nous avons maints fois, entendue.

‘« On fait une étude qui montre que c’est rentable et puis les gens qui étaient dans les services on en fait quoi ? Ce qui ce passe actuellement c’est ça : le non-remplacement des gens qui partent à la retraite. » R42’

La sous-traitance est perçue comme une remise en cause de la fonction même des bibliothécaires. Ils la voient comme une menace à leur expérience et à leur savoir-faire. Elle bloque la professionnalisation des employés communaux et conduit à une perte de compétence interne, à la disqualification du personnel. Elle participe à la destruction de leur carrière. Ils étaient recrutés pour un travail bibliothéconomique et formés pour. Par conséquent, même la récupération des notices est rejetée.

‘« La bibliothèque doit pouvoir gérer l'ensemble de ses activités par souci de clairvoyance. Un bibliothécaire est aussi un catalogueur et donc je m’oppose même à l’achat de notices. » V78’

Une telle démarche alimente fortement un sentiment d’inutilité, en particulier pour ceux dont les nouvelles fonctions ne correspondent pas à leurs compétences ou à ce qu’ils désirent effectuer au sein de la bibliothèque. La répartition des tâches, qu’elle engendre, ne satisfait pas nécessairement tout le personnel et aboutit par conséquent à une démotivation d’un côté et à une incompétence d’un autre. Certains personnels préfèrent traiter les documents plutôt que d’être à l’accueil des usagers. D’autres se retrouvent dépossédés de la reliure et inaptes ou imparfaits pour effectuer d’autres tâches. De plus, une longue période est nécessaire pour s’adapter au nouveau fonctionnement. Pour eux, la sous-traitance n’a jamais représenté un gain de temps ou une décharge ou un allègement de travail. En plus du temps d’adaptation, les professionnels réclament le temps, en amont et en aval, pour appliquer une telle démarche. Ils évoquent souvent le temps du suivi, du contrôle et de l’ajustement du produit final au profil exact de la bibliothèque, comme par exemple, d’ajouter des données locales pour une notice bibliographique.

‘« Il ne faut pas penser que confier le travail à l’extérieur vous libère de toutes charges. Au contraire on a un lourd travail de définition, de spécification au préalable et de contrôle qui nécessite beaucoup de temps. » [T10, R42, P86, A61, V94]’ ‘« On a quand même beaucoup corrigé et c’était infernal. » V69’

Un de nos interlocuteurs [A92] nous cite son expérience de la sous-traitance du ménage et confirme que ce qui est valable pour cette tâche l’est aussi pour toutes les autres activités. Elle cause la suppression de postes, la dégradation de qualité, et l’augmentation des coûts : « Quand on a mis le ménage en sous-traitance, le poste de gardien, qui faisait aussi le ménage, a été supprimé… on a payé plus cher que la personne qu’on avait avant et tout le gardiennage est mis sous des appareils de surveillance à distance. Ce qui fait que le ménage est mal fait et le gardiennage est mal fait, aussi. Le système est en panne 2 jours sur 3. C’est bien moins performant. »

En outre, la qualité a été revendiquée pour le traitement physique et intellectuel des documents, comme elle l’est aussi pour les animations. Des expositions ou des lectures spectacles qui ont coûté chères seraient de meilleure qualité si elles étaient réalisées en interne, proclament certains responsables de bibliothèques. Pour le traitement des documents, certains constatent une mauvaise qualité de la reliure, d’autres, des erreurs figurant dans les notices récupérées. Les catalogueurs sont souvent appelés à modifier les mots-clés. Les thésaurus utilisés par leurs prestataires, et en particulier la liste d’autorité RAMEAU de la BNF, ne sont pas aussi riches par rapport à leurs besoins. Ils ne sont pas souvent mis à jour. Aussi, les notices sont parfois incomplètes ou arrivent en retard. C’est pourquoi certains de nos interlocuteurs, tel que [V59], sous-traitent le traitement des fonds anciens et gardent en interne le catalogage courant pour que les collections soient à la disposition du public le plus rapidement possible. Cependant, il est à rappeler que malgré la différence des thésaurus utilisés par le prestataire et par la bibliothèque, cette dernière continue à récupérer les notices bibliographiques. La principale explication qui nous a été apportée est le manque de prestataires au niveau national.

‘« Quand nous avons décidé de récupérer les notices, il y avait juste le début d’Electre et donc c’était plus pertinent pour nous de travailler avec la BNF, même si elle n’utilise pas les mêmes outils d’indexation. » V69’

En effet, le nombre limité des prestataires sur le marché national et par conséquent l’absence d’une réelle concurrence, constitue un barrage à la réussite d’une sous-traitance. Les bibliothécaires se retrouvent face à des choix très limités afin d’améliorer la qualité et la diversité de l’offre ainsi que pour assurer une réduction des dépenses, suite à la compétition des prix.

De même pour l’équipement des documents, malgré le mécontentement quant à la qualité de la reliure, certains de nos interlocuteurs ne changent pas leurs prestataires. Le problème qui se pose est la localisation de ce dernier et le temps que prend la procédure. Déjà, la crainte de perdre le contrôle et la difficulté de suivie causé par la sous-traitance engendrant une dégradation de la qualité et une augmentation des coûts, ce qui ne peut qu’être amplifié avec l’éloignement géographique.

‘« Avec une sous-traitance, c’est fini, vous ne maîtrisez plus rien… Quand vous avez quelqu’un de l’extérieur c’est quand même plus difficile pour avoir un suivi, même avec l’établissement d’un cahier de charges bien rédigé ! . » [V78, A61]’

Certains de nos enquêtés disent qu'ils essayent d’être plus vigilants du point de vue de la qualité et qu'ils n’hésitent pas à renvoyer les livres afin qu’ils soient, à nouveau, reliés ce qui engendre un retard considérable pour leur mise à disposition au public. Aussi, le transport des documents d’un lieu à un autre et en particulier les livres anciens a causé l’endommagement et la perte de nombreux documents. Ceci justifie la préférence de nos interlocuteurs d’avoir des ateliers de reliure en interne et de former leur personnel pour la numérisation plutôt que d’avoir recours à des prestataires extérieurs.

‘« Je préfère que ça soit fait sur place, que de sous-traiter, car je ne sais pas si le livre va revenir ou pas.. Si j’ai plus de frais de reliure, je préfère avoir un atelier. » A92’

Maints inconvénients cités, sont liés à l’absence d’une approche managériale, qui permette de juger de l’opportunité de la sous-traitance, aussi bien en amont qu’en aval. Les responsables assurant précéder leur recours à l’extérieur, par des études et les poursuivre par des évaluations spécifiquement économiques, sont une minorité. Le manque de temps pour certains et, pour d’autres, la pratique dans des bibliothèques voisines à ce recours à l’extérieur, sont les raisons principales qui aboutissent à l’exécution d’une telle démarche sans réelles études. Nous citons les expressions utilisées : 

‘« On n’a pas fait d’études préalables dans la mesure où ça correspondait à des pratiques courantes dans d’autres bibliothèques ; donc on ne s’est pas posé de questions. On a fait faire des devis et on est allé sur place pour voir la qualité des services proposés ; mais on n’a pas fait d’études préalables sur l’opportunité même de la sous-traitance. » V59’ ‘« Il n’y a aucune étude de marché pour les opérations de sous-traitance. Généralement, on en a besoin très rapidement. A Noël, on a eu un conteur archi-nul parce qu’on était pressé et on n’a pas eu le temps pour aller voir. » A61’

Les responsables des bibliothèques étaient incapables de déterminer approximativement leurs économies d’argent. Il y a ceux qui n’ont jamais fait le calcul, ceux qui ont essayé mais leur calcul reste inachevé. Notre interlocuteur [A61] nous a indiqué qu’il a pu économiser 7000 francs en supprimant la sous-traitance de commande de revues. Il passait par un grossiste qui se faisait payer 8%. Cependant et conséquemment, celui-ci a dû rappeler un à un la totalité de ces éditeurs, ce qui constitue une charge de travail supplémentaire que celui-ci n’a pas intégré dans son calcul.

Par ailleurs, une observation nous apparaît importante à citer :  « On avait sous-traité à une époque, le dépouillement des périodiques (Express) mais on n’a jamais utilisé ça, c’était pour encourager cette initiative. On était des sponsors dans l’affaire, pas plus. »V69

Nous pouvons à ce niveau avancer que des craintes psychologiques et culturelles ont focalisé les bibliothécaires sur des aspects qu'ils auraient pu dépasser, afin de pouvoir juger de l'opportunité réelle d'une telle démarche gestionnaire. De plus, tout en se basant sur les expériences citées, nous pouvons conclure que les échecs sont principalement dus à une planification insatisfaisante. Il se révèle aussi que la possession de compétences managériales pour une évaluation en amont et en aval de tel mode de gestion, pour le bon choix du prestataire, assurant l’atteinte des objectifs économiques et qualitatifs visés, pour l’élaboration d’un contrat spécifique, est fondamentale.

Nous regroupons dans le tableau suivant, les effets de la sous-traitance en les répertoriant selon les composantes de la bibliothèque.

Tableau n°37 : Les atouts, les contraintes et les inconvénients de la sous-traitance
Tableau n°37 : Les atouts, les contraintes et les inconvénients de la sous-traitance