1.3- Les choix gestionnaires : limite et opportunité

Il est apparu que les autres choix gestionnaires mis à la disposition des bibliothécaires, à savoir la tarification, le recours à des aides financières extérieures, la coopération et la sous-traitance, sont appropriés aux bibliothèques municipales et peuvent leurs être opportuns. Cependant, leur application reste conditionnée par une vision managériale.

D’abord, concernant le suivi d’une politique tarifaire, les bibliothèques municipales comme de multiples organisations publiques sont impliquées dans des questions économiques, tiraillées entre la mission d’un service public et la nécessité d’en financer le fonctionnement et donc entre la gratuité et la tarification. Cette dernière est apparue comme une alternative dans une situation économique précaire. Mais elle est souvent rejetée dans les débats. Les discussions conflictuelles transcrites à travers la littérature concernant la pratique de la tarification ne semblent concerner, sur le terrain, que ses modalités d’application. Seule la révision des tarifs peut ou a constitué un sujet de discussion. Rares ont été les occasions dans lesquelles le principe même de la tarification a été mis en cause. La tarification est largement appliquée à la demande des tutelles et est même justifiée par les professionnels enquêtés. Elle a parfois été soutenue et même proposée par eux. Dans les faits, la position des professionnels, défenseurs de la gratuité totale, semble alors révolue. Dès lors, leur consentement pour une politique tarifaire semble être légitimé par la différenciation des prix et l’accès libre et illimité de tout usager aux bibliothèques. Une forme de démocratisation de la culture semble, ainsi, être assurée.

De plus, l’intérêt économique, auquel s’attachent les tutelles, qu’elles masquent souvent par la responsabilisation des usagers envers des biens publics, est garanti. En effet, la tarification permet d’assurer des entrées financières non négligeables. En revanche, elle ne peut bénéficier aux bibliothèques municipales que dans le cas d’une réaffectation directe ou indirecte des recettes et que si ces dernières sont réellement supérieures aux coûts de fonctionnement que la politique tarifaire a engendrés.

Par ailleurs, le choix tarifaire doit être, certes, pondéré par rapport à ses conséquences sur la relation qu’il induit avec les lecteurs, mais aussi, comme nous l’avons déjà indiqué, par rapport aux coûts de fonctionnement comparés aux recettes réellement obtenues et aux risques de concurrence qu’il peut engendrer avec d’autres services de substitution publics ou privés au sein de la ville, loin de toute considération idéologique.

Pour le recours aux aides extérieures, de nature financière ou autre, de multiples modes de financement et de soutien peuvent s’ajouter au budget régulier des BM. Les aides peuvent aussi bien provenir du secteur public que du secteur privé, que l’on nomme subventions quand il s’agit d’argent public et mécénats ou parrainages quand il s’agit d’argent privé. Cependant, nos enquêtes nous révèlent que la provenance des aides se limite au secteur public, à savoir en premier lieu de l’Etat et en second lieu des collectivités territoriales. Le secteur privé reste un champ inexploité par les bibliothécaires enquêtés. La conception d’un service public et la crainte d’une aide privée (absence de neutralité, soumission au donateurs, etc), les laissent autant que leurs tutelles bien réservés à l’égard de toute aide en provenance du secteur privé. Par conséquent, une telle source d’aide et de soutien reste inexploitée.

En outre, contrairement à ce que nous avions pensé, concernant la simplicité et l’automaticité de l’attribution de telles aides publiques, les conditions semblent parfois très difficiles ou impossibles à satisfaire pour certaines bibliothèques et mairies. Les critères exigés et ses multiples répercussions mettent en cause la faisabilité et parfois l'adaptation d’un tel recours. Les procédures d’obtention sont lourdes. Elles peuvent être à l’origine d’une perte de temps et par conséquent d’argent. De plus, leurs conséquences sur l’offre sont parfois néfastes. Les choix documentaires et les priorités sont orientés en fonction des orientations des bailleurs de fonds.

Dès lors, il est vrai que le recours à des interventions extérieures étatiques ou privées demeure important voire fondamental pour la réalisation de certains projets, comme par exemple, pour des projets de numérisation ou d’informatisation. Cependant, il ne peut être perçu uniquement comme une opportunité pour les bibliothèques. Il est, ainsi, indispensable d’en évaluer les effets et de pouvoir jauger de son opportunité réelle. Toute aide extérieure doit être évaluée principalement par rapport à ses répercutions sur la politique et les orientations documentaires de l’établissement et par conséquent sur ses objectifs et ses missions définis, mais aussi, sur le personnel, à savoir sur leur charge de travail et par conséquent sur leur motivation et sur les coûts de fonctionnement.

La coopération est une action de partage et d’échange permettant de dépasser les limites de l’action individuelle. Elle peut ainsi consolider une situation financière difficile. En fonction du territoire, elle semble être une réponse à la loi de décentralisation, qui a provoqué l’évolution différenciée des établissements de différentes villes, en permettant une mutualisation des ressources entre les municipalités au niveau de l’agglomération. Néanmoins, les résultats de nos enquêtes ont, d’abord, révélé que la coopération n’a pas encore réellement pu remédier aux problèmes provoqués par la décentralisation. Les projets de coopération s’effectuent principalement au sein d’une ville. Les acteurs locaux continuent à être les partenaires habituels des bibliothèques. D’autre part, les projets d’informatisation prolifèrent de plus en plus. Mais, le regroupement autour d’un réseau informatique bibliographique ou d’autre nature semble peu employé. Le passage en réseau, autour d’une base de données bibliographiques commune, est souvent lié à des sacrifices concédés par les uns ou par les autres des partenaires. L’apparition d’Internet et de la norme Z39.50 permettant un accès par le web aux catalogues des différentes bibliothèques, a réellement mis en cause un tel regroupement. Dès lors, la coopération traditionnelle, la coopération informelle sous forme de rencontres, de discussions dans un contexte fraternel et non institutionnalisé, est loin d’être un mode de coopération archaïque. Elle semble être la forme de coopération préférée et adéquate.

La préférence déclarée pour une « coopération de proximité » ne trouve pas ses explications dans le clivage politique entre les villes. La proximité géographique est un élément déterminant pour une coopération, motivée par la facilité d’organisation des rencontres, surtout face au problème de manque de temps et de personnel dont souffrent de nombreuses bibliothèques. De plus, la complexité de gestion et le risque de subordination peuvent être réduits en fonctionnant sous la même tutelle et par conséquent en ayant les mêmes objectifs. En outre, le développement de la lecture en dehors de la ville n’est pas du ressort de la commune. La satisfaction d’un public direct, citoyen et électeur, demeure la priorité des élus et des professionnels. Les raisons sont ainsi multiples. Elles sont d’ordres organisationnel, économique et politique. De même, l’option pour un réseau informatique regroupant seulement l’ensemble des acteurs locaux et le refus d’un réseau informatique inter-bibliothèques à étendue géographique plus large se détermine pour les mêmes raisons alors qu’il peut être, économiquement et informationnellement parlant, plus rentable.

Dès lors, la réussite et l’émergence d’un tel mode de gestion semblent fortement liées au facteur humain. Elles restent tributaires de la bonne volonté, de la disponibilité et de l'émancipation du personnel et de la nature des relations interpersonnelles au sein de la bibliothèques et de celles qui les relient avec leur partenaires. De plus, l’atteinte des objectifs des uns et des autres des partenaires et, donc, une offre informationnelle satisfaisante pour le public et une rationalisation des dépenses, constituent les conditions de partage. En effet, l’acceptation de la coopération est principalement déterminée par rapport à l’intérêt économique et informationnel qu’elle concrétise et par rapport aux effets qu’elle engendre sur le personnel.

Concernant la sous-traitance, la littérature anglophone a constitué, pour nous, une source riche d’informations. Ainsi, le recensement de différentes expériences de bibliothèques américaines et canadiennes nous a révélé que l’ensemble des tâches effectuées au sein de telles institutions peut être entièrement sous-traité tout en assurant une meilleure offre informationnelle et tout en restant dans un cadre public. Par ailleurs, vue la quasi absence d’un tel sujet dans la littérature française, on pourrait croire que la sous-traitance n’est presque pas pratiquée dans les bibliothèques françaises. Cependant, notre terrain nous révèle que la sous-traitance est une pratique managériale courante dans de nombreuses bibliothèques municipales. Elle est pratiquée pour un éventail de tâches et d’activités bibliothéconomiques. Le traitement physique et intellectuel et aussi les animations, sont souvent sous-traités. Il est inadmissible, pour certains professionnels, de renoncer à un tel mode de gestion. Il permet d’alléger leur quotidien, de réaliser des économies de temps et d’argent et de garantir une diversité et une meilleure qualité de l’offre. Toutefois, le recours à l’extérieur et en particulier le recours à des prestataires du secteur privé reste rejeté et vécu négativement par certains autres professionnels. Pour ces derniers, l’achat des notices ou l’appel à des animateurs extérieurs ou encore la reliure chez des prestataires privés ne peuvent être interprétés comme une action de sous-traitance. Le rejet d’une telle procédure trouve son explication dans la fierté des responsables politiques à pouvoir tout gérer en interne et dans leur estimation qu’ils ont recruté le personnel nécessaire à un parfait fonctionnement. En outre, le rejet quasi-systématique des professionnels envers la sous-traitance, est dû essentiellement à leur crainte de perdre des postes de travail et d’être dépossédés du savoir-faire, du contrôle et du suivi de leurs actions en interne. En effet, les aspects à prendre en considération pour l’adoption d’un tel mode de gestion sont multiples. Certes, ils dépassent l’aspect politique ou psychosociologique. La réussite de la sous-traitance passe par les économies qu’elle engendre, par la qualité de l’offre qu’elle assure. Dès lors, la viabilité d’un tel choix managérial ne peut être ainsi assurée qu’en fonction de son impact sur le budget dans le sens coûts engendrés et gains obtenus ou avantages réalisés et sur le rapport avec l’usager. De plus, la réussite de la sous-traitance reste tributaire de la réussite du choix des prestataires et de la détermination du système d’obligations et des spécificités de la demande.

Par ailleurs, nous nous sommes intéressés à travers l’analyse de nos enquêtes à savoir si l’adoption d’un choix de gestion ou d’un autre est réellement lié à la situation financière dans laquelle se trouve la bibliothèque. Globalement, les résultats de nos enquêtes, ont révélé que les différents modes de gestion, évoqués précédemment, n’étaient pas la conséquence d’une situation défectueuse et leur adoption n’était pas non plus encouragée par une situation prospère. La situation financière ne représente pas réellement le premier motif ayant entraîné les bibliothécaires à opter pour tel ou tel choix managérial. La tarification constitue une décision politique rarement votée suite à la condition financière de la bibliothèque même. La coopération est une tradition de fonctionnement. Les subventions sont souvent sollicitées par rapport à des projets vastes et précis. De même, la sous-traitance est recommandée pour des grands projets d’informatisation ou de numérisation. En effet, les justifications sont multiples et bien que les raisons d’ordre économique soient présentes, d’autres d’ordres politique aussi bien qu’organisationnel, psychologique, professionnel, etc. ne sont pas négligeables.

Notre recherche se conclut donc sur le constat que l’application des démarches managériales et l’exploitation des outils qui en découlent restent encore rudimentaires. La gestion des bibliothèques municipales est encore loin de se constituer sur un raisonnement purement managérial. Des considérations idéologiques et personnelles sont fort présentes dans le discours des professionnels. Ces derniers ne réagissent pas avec un esprit gestionnaire, lorsque la réalité économique et informationnelle l’oblige. Dès lors, la possession d’outils d’aide à la décision serait utile. Ils peuvent mettre toutes les chances du côté des professionnels afin qu’ils réussissent leurs choix managériaux en leur permettant une meilleure visibilité des différents aspects à considérer. C’est pourquoi, notre travail aboutit sur une proposition d’outil d’aide à la décision.