Introduction Générale

0.1. Objet et approche de l’objet

‘(…) l’exercice de la parole implique une interaction, c’est-à-dire que tout au long du déroulement d’un échange communicatif quelconque, les différents participants, que l’on dira donc des “interactants”, exercent les uns sur les autres un réseau d’influences mutuelles — parler, c’est échanger, et c’est changer en échangeant. (Kerbrat-Orecchioni, 1996 : 4)’

Telle est la définition de l’interaction en tant que processus de communication. Les influences mutuelles dont il est question opèrent à deux niveaux différents. A un premier niveau, les interactants, selon qu’ils occupent la place de locuteur ou celle de récepteur d’un message, donnent des signes d’adressage ou d’écoute. L’émetteur use de procédés phatiques pour s’assurer l’écoute de son partenaire (il s’agit notamment de locutions telles que « hein », « tu vois » ou encore « n’est-ce pas »), et le destinataire, de son côté, produit des régulateurs qui sont les signes de son écoute (ils peuvent être non verbaux, tels les hochements de tête, vocaux, du type « mm », ou verbaux comme « oui » ou « d’accord ») 1 . A un second niveau, ces activités phatiques et régulatrices se mêlent et entraînent une coordination, une harmonisation permanente des comportements de chacun des interactants 2 , et ce à tous les niveaux d’une interaction 3 .

L’ajustement mutuel des interactants se fait sur trois niveaux principaux : l’enchaînement des tours de parole (l’interaction est organisée, les participants parlent à tour de rôle) 4 , les comportements corporels des participants (ils synchronisent leurs postures, leurs gestes et leurs mimiques) 5 et le matériel discursif utilisé (« choix des thèmes, du style de l’échange, du registre de langue, du vocabulaire utilisé, etc. » [Kerbrat-Orecchioni, 1996 : 6]). Cette synchronisation interactionnelle marque que dans l’interaction en face-à-face, dès lors que les participants « s’engagent » mutuellement, ils collaborent et co-construisent le discours. Qu’en est-il de la force des ajustements effectués entre les participants ?

‘(…) ces influences mutuelles qui caractérisent toute forme de production discursive peuvent être plus ou moins fortes selon la nature de la situation communicative. Dans les échanges en face à face, la pression du destinataire est maximale, et la moindre de ses réactions peut venir infléchir l'activité du locuteur en place (…). (Kerbrat-Orecchioni, 2000)’

J’ajouterais que le rôle du destinataire dans les actions et réactions du locuteur dépend également du type d’interaction dans lequel les participants sont engagés. En effet, dans une interaction à finalité externe, les participants sont réunis autour d’un objectif qui n’est pas purement relationnel. Alors, leur ajustement mutuel n’a pas qu’une visée interne 6 . Il doit permettre la production conjointe d’un discours, mais ce discours n’est pas une fin en soi. C’est notamment le cas dans une interaction à finalité transactionnelle. L’objectif global de la vente ou de l’achat d’un bien dirige l’interaction. Si l’ajustement mutuel des participants, vendeur et client, est nécessaire au bon déroulement de l’interaction, il est surexploité par l’un des interactants : le vendeur.

La réussite de l’objectif commercial est un véritable enjeu pour un vendeur 7 . Dans une interaction transactionnelle où le client reste à convaincre 8 , les réactions du récepteur du message commercial influencent nettement le vendeur. Un discours commercial mémorisé, répété, et programmé le mieux du monde ne saurait être efficace sans la prise en compte de celui à qui il s’adresse. Les réactions du récepteur d’un message modifient le comportement d’un vendeur plus que de n’importe quel autre interactant. Les deux participants harmonisent leurs comportements mais cet ajustement est comme « déséquilibré ». C’est davantage le vendeur qui s’adapte à son interlocuteur que l’inverse. Cette synchronisation est recherchée car elle est indispensable à l’obtention de l’adhésion du client potentiel au discours qui lui est adressé. Et c’est cette adhésion qui permet au vendeur d’amener son interlocuteur vers l’achat du bien.

La vente à domicile est un cas extrême et révélateur de cette recherche d’adhésion. Dans ce système commercial, le vendeur sollicite un particulier sur son lieu de résidence pour lui proposer l’achat d’un bien. Le particulier n’est pas à l’initiative de cette rencontre 9 . Cette situation fait de la vente à domicile un cas à part. Contrairement à une interaction en site commercial où c’est le client, désireux d’obtenir un bien, qui fait appel à un vendeur « sédentaire », dans une démarche de vente à domicile, non seulement le client n’a pas prévu, ni même peut-être imaginé, l’achat qui va lui être proposé mais il ignore également tout de la finalité commerciale de l’interaction. Si le particulier ne sait pas qu’il est considéré comme un client potentiel, c’est parce que le démarcheur se présente comme un enquêteur, et non comme un vendeur 10 . Illustrons dès à présent sur quelles bases l’interaction débute 11  :

‘((Ouverture de la porte du domicile))’ ‘C : oui/ (.) [bonjour’ ‘V : [bonjour monsieu:r (.) excusez-nous de vous déranger on fait une petite enquête auprès des habitants du quartier est-ce que vous avez quelques p’tites minutes à nous accorder’

La finalité transactionnelle de l’interaction, ainsi que les rôles complémentaires de vendeur et de client qui lui sont associés, ne sont donc pas explicités. Le vendeur développe pourtant bien une véritable démarche commerciale qui aboutit à la proposition d’achat d’un produit 12 . Si cette proposition est possible et parfois acceptée, c’est parce que le vendeur sait produire un discours dans lequel le particulier s’engage et se « laisse porter ».

La clef de cette adhésion est bien un ajustement à l’autre. Le vendeur s’applique à être en harmonie avec son interlocuteur et ce, à deux niveaux complémentaires : il y a bien non seulement synchronisation interactionnelle (les comportements verbaux ou vocaux du client potentiel sont notamment repris par le vendeur) mais aussi ajustement à ses attentes, à ses croyances, etc.

‘(…) dans toute situation, nous agissons en rapport avec autrui. Ce que nous savons d’autrui, ce que nous attendons, les suppositions que nous faisons sur ses habitudes, ses projets, sa compétence, ses prétentions, ses exigences, est intégré à notre manière d’agir. Ce processus, fondé sur la réciprocité, modèle l’action sociale. (Lacoste, 1991 : 199-200)’

Dans le système de la vente à domicile, un particulier est sollicité sur son lieu de résidence pour une rencontre dont les finalités réelles lui sont cachées. Ce que le vendeur sait des attentes de son interlocuteur sert sa démarche. La façon dont, par son discours et dans l’interaction avec son interlocuteur, le vendeur parvient à obtenir l’engagement du particulier dans la rencontre en général puis dans sa progression jusqu’à la proposition d’achat d’un produit, tel est notre objet d’étude.

Dans la vente à domicile, la stratégie première du vendeur est de ne pas dévoiler l’objectif commercial de l’interaction au particulier qu’il démarche. Cette caractéristique ouvre une large perspective d’analyse. Contrairement à l’étude des interactions se déroulant dans des sites commerciaux traditionnels, l’approche des rencontres de vente à domicile ne peut se faire du point de vue de la formulation, par le client, de la requête du bien désiré puisqu’un tel acte n’est jamais relevé 13 . Il ne s’agit pas non plus de décrire des stratégies strictement commerciales. Même si le discours du vendeur sert bien un dessein commercial, notre perspective d’analyse va bien au-delà de procédés marketing tels que le modèle « AIDA » 14 et autres techniques de vente présentés dans les innombrables manuels d’auto-formation à la vente.

Dans ce travail, nous nous intéressons aux stratégies linguistiques utilisées par un vendeur à domicile, et plus précisément au fait que ces stratégies ne prennent leur sens et leur valeur que dans l’interaction avec l’autre. Dans cette introduction à notre travail, nous préciserons le cadrage théorique et méthodologique de notre étude (2), nous analyserons quelle est la place des interactions de vente à domicile dans la typologie des interactions verbales (3), nous présenterons ensuite en quoi consiste un travail sur corpus et quels sont les caractéristiques propres au nôtre (4) ; enfin, nous exposerons et justifierons le plan choisi pour la présente étude (5).

Notes
1.

La terminologie utilisée pour décrire ces deux procédés varient selon les auteurs. Les termes « phatiques » et « régulateurs » repris ici sont proposés par Kerbrat-Orecchioni (1990 : 18-20).

2.

Ces deux activités, solidaires l’une de l’autre, sont deux aspects de ce que Cosnier nomme le « système “synchronisateur” » (Cosnier, 1987 : 311-312).

3.

Le terme « interaction » est cette fois-ci envisagé comme une « rencontre ». En effet, après son sens premier de « processus d’influences mutuelles », l’interaction est aussi, par transfert métonymique,

(…) le lieu où s’exerce ce jeu d’actions et de réactions : une interaction, c’est une « rencontre », c’est-à-dire l’ensemble des événements qui composent un échange communicatif complet, lequel se décompose en séquences, échanges et autres unités constitutives de rang inférieur, et relève d’un genre particulier (interaction verbale ou non-verbale, et dans le premier cas : conversation, interview, réunion de travail, etc. (…). (J. Cosnier, in Charaudeau et Maingueneau, 2002 : 319)

4.

Sur ce point, on pourra notamment se reporter à Sacks, Schegloff et Jefferson (1974) et Duncan et Fiske (1977).

5.

 On pourra consulter les nombreux travaux de Cosnier (1984, 1987, 1989, 1994 et 1998) ainsi que Cosnier et Brossard (1984).

6.

Dans une interaction à finalité interne, telle que la conversation, l’objectif des participants est d’entretenir et d’approfondir leur relation (voir Traverso, 1996).

7.

L’interaction représente également un enjeu important pour le client puisqu’il a pour objectif l’obtention d’un bien. Cependant, même si un échec le priverait de cette satisfaction, il pourrait toujours se tourner vers un autre fournisseur éventuel de ce bien.

8.

Nous excluons par là même les rencontres dans des petits commerces où la vente est acquise (dans une boulangerie, le client ne demande pas à être convaincu sur la qualité du pain avant d’en acheter) même si, dans ce type de commerce quotidien, le vendeur s’applique tout de même à convaincre le client de revenir le lendemain.

9.

Ce type de démarche effectué auprès de personnes inconnues sans prise de rendez-vous préalable relève du procédé de « Vente Directe en systématique ». La Vente Directe (nom officiel de la vente à domicile) et ses différentes pratiques seront présentées dans la suite de cette partie introductive.

10.

Le fait que le particulier ne sache pas qu’il est considéré comme un client potentiel sera discuté dans la suite de cette partie introductive.

11.

Cet extrait est tiré de l’interaction n°6 présentée dans le corpus (volume annexe). Les conventions de transcription seront présentées sous le point 4 de cette Introduction Générale. Pour le présent extrait : C (client potentiel), V (vendeur), (.) (pause légère), : (allongement d’un son) et [ (chevauchement de parole).

12.

Dans le cas qui nous intéresse, le produit destiné à être vendu est une encyclopédie.

13.

Pour une description de l’acte de requête dans un petit commerce traditionnel, voir notamment Hmed (2003).

14.

Le modèle AIDA est un modèle marketing ancien proposant « une méthode séquentielle de persuasion : attirer l’Attention, provoquer l’Intérêt, susciter le Désir, puis faire Agir. » (Lendrevie et Lindon, 2000 : 704).