0.2.2.3. L’ADI : plus qu’un cadre théorique, un objet d’étude

Dans la présente recherche, la pertinence de la notion de « discours en interaction » est double : elle constitue un cadre théorique et méthodologique dont nous venons de montrer la force ; elle définit également parfaitement notre objet même d’étude. La façon dont un vendeur à domicile parvient, alors qu’il cache son identité, à proposer l’achat d’un produit est tout à fait en adéquation avec l’idée d’un « discours en interaction ». En effet, c’est le discours du vendeur qui amène à la réussite de l’objectif commercial mais ce discours ne peut avoir d’efficacité s’il n’est pas produit « en interaction ».

Le discours du vendeur à domicile est parfaitement organisé. Dès l’instant où il frappe ou sonne à la porte d’un domicile, il sait ce qu’il doit faire. La démarche se décompose en deux étapes successives : un premier objectif local, celui de « réussir » la prise de contact, conduit à un second objectif plus global, celui de vendre un produit. Le vendeur doit tout d’abord « réussir » la prise de contact qui s’effectue sur le pas de la porte. L’objectif est que le particulier accepte de poursuivre l’interaction qui lui est proposée et accueille le vendeur à l’intérieur de son appartement. Puis, si ce premier objectif est atteint, le vendeur développe la démarche commerciale qui le mène à l’objectif final de la transaction. Cette démarche commerciale est structurée. Le vendeur suit une orientation précise et use de multiples stratégies pour amener son interlocuteur là où il veut.

Ces diverses stratégies se réalisent toutes par et dans l’interaction. Pour illustrer l’idée que la notion d’un « discours en interaction » est en parfaite adéquation avec l’objet d’étude que nous nous fixons dans cette recherche, nous donnerons deux exemples de stratégies mises en œuvre par le vendeur 41 . La première est une stratégie d’ajustement strict au comportement du particulier, la seconde est une stratégie qui ne peut fonctionner que parce qu’elle s’étend plus largement dans l’ensemble de l’interaction.

Lors de la prise de contact, par exemple, le vendeur modifie la forme de son discours en fonction de l’attitude de son partenaire. Dans l’extrait suivant, le ton las perceptible dans le « bonjour » du particulier démarché est repris par le vendeur.

Interaction n°1 42  :’ ‘2 C : [bonjour ’ ‘3 V : [bonjour madame (.) oh la la (.) vous avez l’air fatigué (.) oh: (.) une journée difficile hier/’ ‘4 C : ouais=’ ‘5 V : =j’vous ai réveillée/’ ‘6 C : non [pas du tout non’ ‘7 V : [ah (.) vous m’rassurez\’

Le « bonjour madame » du démarcheur (intervention 3V) reprend le ton employé par le particulier. Le vendeur s’ajuste vocalement à son interlocuteur 43 . Les interjections qui suivent fonctionnent sur la même reprise en écho du comportement observé. Le vendeur se synchronise ici avec son interlocuteur. Dans d’autres prises de contact, c’est un ton énergique ou rieur qui est parfois repris par le vendeur. Il s’agit là d’une première stratégie qui ne peut se réaliser que dans l’interaction avec l’autre, interaction étant entendu ici dans son sens premier de « processus de communication ».

Un second type de stratégie prend place dans l’interaction en tant que « rencontre ». C’est parfois dans l’ensemble des événements qui composent une interaction qu’une stratégie prend son ampleur. C’est notamment le cas de celle qui consiste à amener le produit destiné à être vendu de manière progressive. L’encyclopédie est en effet introduite tout d’abord comme un éventuel moyen d’information (cette introduction est facilitée par le fait que l’enquête annoncée est présentée comme portant sur « les moyens pratiques d’information »), avant d’apparaître de façon plus concrète puisqu’une maquette de cette encyclopédie 44 est mise sous les yeux du client potentiel. Il est ainsi préparé à considérer cet objet inattendu 45 .

Ainsi, si les stratégies du vendeur sont pensées préalablement à la rencontre avec un client potentiel, elles ne peuvent se mettre en place que dans l’interaction. Les stratégies que nous allons décrire dans ce travail de recherche sont des stratégies discursives en interaction dans la mesure où elles sont développées dans un discours, celui du vendeur, mais dans un discours en interaction, c’est-à-dire tel qu’il est modifié, influencé dans et par l’interaction avec l’autre. Les stratégies ne sont pas préexistantes (même si elles sont préparées). Elles ne sont effectives qu’à partir du moment où elles s’insèrent et progressent dans et par l’interaction. C’est d’ailleurs en observant la rencontre dans son ensemble que les stratégies du vendeur sont décelables puisque c’est dans cette structure qu’elles prennent toute leur ampleur. La notion de « discours en interaction » nous paraît par conséquent être doublement pertinente : nous réalisons une analyse d’un discours en interaction dans le cadre théorique de l’Analyse du Discours en Interaction.

Notes
41.

Ces deux exemples ont été choisi parmi toutes les stratégies utilisées pour leur représentativité. Ils feront l’objet d’une étude approfondie dans la suite de ce travail.

42.

Le numéro de l’interaction est indiqué pour un report éventuel au corpus de transcription présenté dans le volume annexe.

43.

Nous basons cette analyse sur l’écoute des enregistrements effectués plus que sur la seule lecture de cette transcription. Sur la perte d’information que provoque une transcription écrite de données sonores, voir le point 4 de cette Introduction Générale.

44.

Cette maquette reprend les dimensions exactes d’un volume de l’encyclopédie (voir point 4.1.2.2).

45.

Le Chapitre 7 est entièrement consacré à cette apparition de l’encyclopédie dans le discours du vendeur puis comme objet réel.