0.2.3. Atouts et problèmes d’une approche interdisciplinairé

Toute recherche scientifique suppose un double choix : celui d’un objet d’étude et celui d’une problématique selon laquelle cet objet est envisagé. L’analyste est alors conduit à ouvrir un terrain d’investigation qui permette de répondre aux nécessités de sa recherche. L’étendue de ce domaine d’étude peut dépasser les frontières d’un seul champ disciplinaire pour s’enrichir d’apports théoriques ou méthodologiques plus diversifiés. Le champ de la linguistique est un cadre scientifique où l’interdisciplinarité se pratique de manière caractéristique. Nombreuses sont les analyses de la langue qui, pour être éclairées, sollicitent d’autres disciplines. Le point de vue adopté par le chercheur cesse d’être strictement linguistique. Un parcours interdisciplinaire est alors à inventer, à composer. Cette ouverture du champ disciplinaire est un véritable état d’esprit dans un type de recherche linguistique tel que l’Analyse du Discours en Interaction 46 .

Par sa définition même, l’ADI se place dans une perspective interdisciplinaire. Elle est une riche héritière : la psychologie, l’ethnographie, la sociologie et la philosophie sont autant de domaines variés qui ont insufflé les bases de la linguistique interactionnelle que nous pratiquons ici. Seule une linguistique « ouverte » peut choisir comme objet d’investigation les interactions verbales. Le fait même que les discours étudiés soient réalisés « en interaction » et qu’ils s’inscrivent dans une situation de communication particulière implique de considérer d’autres paramètres que ceux strictement linguistiques. Comme nous l’avons décrit plus haut, la méthode pratiquée pour l’analyse d’interactions verbales est l’immersion dans un corpus. Cette immersion doit faciliter l’émergence d’éléments significatifs qui sont alors décrits. Une telle démarche permet de dégager les règles de fonctionnement de la « parole vive ». Or, la description de certains éléments purement linguistiques trouve réponse dans le recours à d’autres disciplines. Pour exemple, considérons l’extrait suivant 47  :

‘1 C : bonjour’ ‘2 V : bonjour monsieur on réalise une petite enquête auprès des habitants du quartier est-ce que vous avez deux p’tites minutes à nous accorder’ ‘3 C : mm c’est à quel sujet’ ‘4 V : c’est sur les moyens d’information (.) c’est pour savoir comment les gens s’informent (.) c’qu’ils regardent à la télévision: c’qu’ils écoutent à la: radio’ ‘5 C : ouais si vous voulez’ ‘6 V : vous avez un p’tit coin d’table’ ‘7 C : ouais’ ‘8 V : d’a:ccord (.) me:rci beaucoup’ ‘((V entre dans l’appartement))’

Le vendeur formule deux requêtes successives : « est-ce que vous avez deux p’tites minutes à nous accorder » (2V) et « vous avez un p’tit coin d’table » (6V). Si la succession des deux requêtes suggère une étude en terme de politesse linguistique (la première requête étant considérée comme un préliminaire à la formulation de la seconde qui devient alors moins menaçante), un point de vue qui relève de la psychologie sociale complète cette analyse. Les deux requêtes apparaissent comme deux étapes successives amenant l’engagement. Dans cette perspective, le premier comportement sollicité (celui d’accorder un instant au démarcheur) est un acte préparatoire au second (celui de l’accueillir chez soi) et se définit en terme d’engagement 48 et non plus en terme d’atténuation de la menace. L’analyse de ce court extrait 49 montre que l’étude d’éléments linguistiques peut être associée et complétée par des analyses relevant de la microsociologie (pour ce qui est de la politesse linguistique) et de la psychologie sociale (pour ce qui fait référence à la théorie de l’engagement).

L’étude d’une parole vive implique assurément un lien étroit avec la situation de communication. Cette contextualisation est pertinente dans la mesure où elle permet de révéler certains aspects linguistiques dont la seule analyse d’énoncés isolés ne pourrait rendre compte. Cependant, les outils strictement linguistiques peuvent ne pas suffire à la mise en valeur de ces éléments caractéristiques, d’autres disciplines sont alors sollicitées. La pragmatique interactionnelle consiste en une approche particulière de la langue : elle part de l’objet d’étude qu’elle s’est fixé puis l’éclaire et enrichit son analyse en faisant appel à l’interdisciplinarité.

L’analyste est conscient que les réponses aux questions posées se trouvent ailleurs que sur le seul terrain linguistique. Plusieurs difficultés restent cependant à affronter. Tout d’abord, l’accès aux autres disciplines n’est pas toujours aisé. Le fait d’être non-spécialiste dans les domaines à explorer ferme parfois des portes. La compréhension des notions spécifiques à de nouveaux champs de recherche reste problématique. Ensuite, les modèles rencontrés ne sont pas forcément applicables à notre propre objet d’étude. Leur application se trouve alors limitée, voire impossible. Enfin, et sans doute surtout, le sérieux problème que pose une approche interdisciplinaire est le risque de se perdre. Plus l’appel à d’autres disciplines prend de l’importance, plus l’analyste doit veiller à ne pas perdre de vue que sa démarche est avant tout linguistique. Le plus grand danger d’une pratique de l’interdisciplinarité est, peut-être, de ne pas réussir à conserver une spécialité marquée 50 .

Dans la conscience de ces obstacles et en gardant avant tout en tête que nous sommes à la recherche de « marques linguistiques », l’interdisciplinarité apparaît comme une nécessité : elle permet une mise en perspective qui donne une plus grande pertinence à l’objet d’étude. L’intérêt d’une telle approche est de deux ordres. Elle permet d’envisager ce que d’autres domaines disciplinaires peuvent procurer à l’analyse linguistique (l’exemple présenté plus haut peut révéler à la psychologie sociale la manière dont se réalise linguistiquement la technique du « pied dans la porte »). Mais l’interdisciplinarité permet aussi de considérer ce que la linguistique elle-même apporte aux autres champs. Diverses théories peuvent en effet être enrichies en s’appuyant sur des marques langagières précises.

L’interdisciplinarité, à condition d’être pratiquée avec le recul qu’impose toute réflexion, est par conséquent un véritable atout. La linguistique, et plus particulièrement l’Analyse du Discours en Interaction, fonctionne d’ailleurs comme son propre objet d’étude, la langue : à l’image de la langue française qui est faite d’emprunts à d’autres systèmes parallèles, la linguistique appelle d’autres disciplines. Ce mécanisme entraîne un enrichissement considérable et atteste d’un dynamisme, d’une vitalité qui rendent ce terrain de recherche tout à fait captivant.

Notes
46.

On pourra consulter sur ce point Lorenzo-Basson (2003).

47.

Contrairement aux nombreux extraits qui ponctueront notre analyse, celui-ci n’est pas authentique. Dans la mesure où il constitue une première approche du corpus, nous en avons légèrement modifié le contenu pour que la compréhension du lecteur soit facilitée. Il ne s’agit ici que d’illustrer un propos en marge de l’analyse réelle de la complexité du corpus. Les interactions authentiques et tous leurs méandres seront largement discutés par la suite.

48.

Cette « théorie de l’engagement » est présentée par Beauvois et Joule (1987) à travers la « technique du pied dans la porte ».

49.

Analyse qui sera reprise et détaillée sous les points 2.2.4. puis 9.2.2. 

50.

Sur une prise en compte et une réflexion concernant les problèmes posés par une approche interdisciplinaire en sciences du langage, voir Chabanal et al. (2003).