0.3. Quel type d’interaction ?

Intuitivement, c’est-à-dire avant même une analyse plus poussée, il semble que le système de la Vente Directe nous conduit loin des définitions que la littérature donne habituellement des interactions de commerce. Ces définitions sont nombreuses et se répartissent en deux ensembles qu’Aston (1988b : 26) nomme définitions « situationnelles » et définitions « rhétoriques ». Parmi les premières, c’est‑à‑dire parmi celles qui se basent sur des critères externes (les secondes partant de données internes à l’interaction), nous retiendrons celle de Merritt qui précise qu’une interaction à fonction transactionnelle est

‘an instance of face-to-face interaction between a server who is “officially posted” in some service area and a costumer who is present in that service area, that interaction being oriented to the satisfaction of the costumer’s presumed desire for some service and the server’s obligation to provide that service. A typical service encounter is one in which a costumer buy something at a store. The transaction or exchange of money and goods is carried out through the interaction of server and costumer. (Merritt, 1976 : 321)’

Cette définition prend appui sur le cadre de l’interaction (un lieu transactionnel), les rôles (officiellement affectés) et les buts des participants (demander/fournir le bien ou le service) 51 , mais elle ne décrit qu’une interaction commerciale prototypique, telle qu’elle se déroule dans un petit commerce par exemple. Elle exclut notamment les interactions transactionnelles se déroulant dans un site moins officiel, ce qui est le propre des interactions de Vente Directe. Considérons notre type d’interaction sous l’angle de ces critères externes. S’inspirant du modèle speaking de Hymes 52 , les principaux éléments du contexte retenus pour situer une interaction dans la typologie sont : le site de cette interaction, son but et ses participants.

‘(…) à tout site est associée une finalité intrinsèque, (…) [le but d’une interaction] est en même temps relativement autonome, puisque comme le remarquent Brown et Fraser, un stade peut être occasionnellement le cadre d’une manifestation politique, ou une église celui d’un échange entre ouvriers chargés de son entretien ; Brown et Fraser pour qui ce qui importe donc, c’est moins le cadre physique en tant que tel que son association à un “purpose” particulier (i.e. la “scene” dans son ensemble). (Kerbrat‑Orecchioni, 1990 : 79)’

La « scene », définie par Brown et Fraser (1979) comme l’articulation entre le site (« setting ») de l’interaction et son but (« purpose »), est ici la combinaison particulière entre le site privé de l’appartement et une finalité externe de l’interaction.

‘(…) contrairement aux interactions non-complémentaires, où se trouver contraint d’occuper une position basse peut être vécu comme un échec, occuper ici la position basse ne saurait être vexatoire. Le caractère institutionnel de ce rapport de places et l’aspect nettement spécialisé de ces interactions conduisent les sujets à accepter cette dissymétrie constitutive. (Vion, 1992 : 129)’

Ces trois principaux critères (le site de l’interaction, son but et ses participants) sont susceptibles de situer l’interaction qui naît des démarches de Vente Directe dans une typologie mais leur articulation pose rapidement quelques questionnements. Tout d’abord, le lien entre le site privé et le but transactionnel de l’interaction soulève des problèmes. L’inadéquation qui se présente a priori entre ces deux composantes peut être gommée par l’engagement mutuel des participants 56 . Cependant, dans une visite de vente à domicile sans contact préalable, l’inadéquation est marquée car le particulier qui fait l’objet de la démarche ne prévoit pas une telle association. L’usage du cadre privé de son appartement pour une interaction autre que familière ne provient pas d’une entente préalable entre les deux participants. C’est le vendeur qui crée cette combinaison ; elle peut être refusée par le particulier qui met en jeu son propre territoire personnel dans une interaction qu’il n’a pas sollicitée. L’articulation entre ces deux critères, un site privé et une finalité externe, pose des problèmes au niveau de la définition de l’interaction.

Ensuite surviennent deux questions totalement liées. Elles portent sur la finalité de l’interaction et les rôles des participants. Le fait de préciser que la finalité de l’interaction est externe ne suffit pas. Il convient de considérer de quel type est cette finalité externe. Le démarcheur évolue dans le système de la Vente Directe. Il poursuit donc un objectif commercial. Face à son interlocuteur, il présente néanmoins l’interaction comme une enquête. Le but de l’interaction doit-il alors être considéré comme celui de réaliser une transaction ou s’agit-il plutôt de mener une enquête ? Et, selon la finalité de l’interaction, les rôles des participants sont-ils ceux de vendeur/client ou ceux d’enquêteur/enquêté ?

Les critères qui permettent de définir une interaction ne trouvent ainsi pas de réponse claire. L’interaction est-elle une enquête ou une vente ? Les participants occupent-ils les rôles complémentaires associés au premier type d’interaction ou au second ? Doury remarque, face à une interaction commerciale dans laquelle le module conversationnel prend une place quasi-dominante (remettant du même coup en question la définition de l’interaction), qu’« une façon de poser le problème pourrait être de s’interroger sur ce qui, pour les interactants, constitue l’essentiel de l’interaction » (Doury, 2001 : 132) 57 . Mais y avons-nous accès ? Si nous sommes certaine de l’objectif du démarcheur, savons-nous quelle finalité est envisagée par le particulier ? Un moyen d’atteindre la définition la plus juste d’une interaction de Vente Directe est de partir d’un niveau large, comme celui des interactions de travail, et de resserrer l’étau jusqu’à faire ressortir les critères qui nous permettent de situer au mieux nos interactions dans la typologie. Nous allons également envisager les interactions de Vente Directe dans leur ensemble avant de nous rapprocher des démarches particulières réalisées « en systématique ».

Notes
51.

Les travaux anglo-saxons ne différencient pas les interactions de commerce et les interactions de service et ils les réunissent sous l’appellation « service encounter ». Aston précise que les rencontres de service sont des interactions à but transactionnel « that is to say they aim at an exchange of goods or services » (1988a : 15). L’interaction de commerce apparaîtrait alors comme un sous-type d’interaction de service. Sur la distinction entre interactions de commerce et de service, voir notamment Dumas (2003 : 34 sqq.).

52.

« speaking » est un acronyme reprenant les critères qui, selon Hymes, permettent l’analyse du contexte, à savoir « setting », « participants », « ends », « acts », « key », « instrumentalities », « norms » et « genre ». Ce modèle de Hymes est repris comme base de nombreuses typologies (voir notamment Kerbrat-Orecchioni, 1990 : 76 sqq.).

53.

Cette absence de lien est due au fait que les participants ne se connaissent pas. Ce n’est néanmoins pas le cas de toute interaction commerciale. En effet, même si « dans l’interaction commerciale, les relations fonctionnelles l’emportent sur les relations personnelles » (Traverso, 1999 : 86), il y a quand même bien relation personnelle entre vendeur et client, notamment dans les petits commerces (voir les travaux de Doury (2001) et Dumas (2003) dont les titres sont éloquents : « discussion dans un commerce d’habitués » et « au-delà de la transaction, le lien social »).

54.

Nous avons assistée à chaque interaction du corpus mais nous sommes restée en marge de l’interaction. Nous notons, à cette étape du travail, que le nombre de participants ne s’élève qu’à deux mais notre position de troisième participant sera discutée dans la suite de cette partie introductive.

55.

Lorsque la finalité d’une interaction est interne, les rôles occupés par les participants sont symétriques. Soulignons que le fait de définir un rapport de places symétrique, pour les conversations par exemple, ou complémentaire, pour les transactions, ne repose que sur la considération des rôles dits « dominants » et ceci au vu de l’interaction dans son ensemble. Un rapport de places peut en effet évoluer selon les moments interactionnels.

Ainsi, telle interaction donnée pourra, par exemple, fonctionner sur la complémentarité au niveau de son cadre interactif —comme la consultation médicale —et, de manière subordonnée, sur la symétrie. Cette symétrie correspondra, selon les cas, à des moments “conversationnels”, à la personnalisation des rôles, à la nécessité de “coopérer”, ou à la mise en œuvre de stratégies de communication. (Vion, 1992 : 125)

56.

Le fait que le site privé de l’appartement ne soit pas en adéquation avec une interaction à finalité commerciale ne pose aucun problème dans les cas où une vente en réunion s’organise chez un particulier qui a préalablement donné son accord. Pour une telle occasion, le site privé est d’ailleurs généralement agencé de manière à dégager un espace clients et un espace vendeur (disposition des chaises en rang ou en demi-cercle et orientation vers une table délimitant l’espace du commercial).

57.

Notre questionnement est différent de celui de Doury. Alors qu’elle s’interroge sur la hiérarchie entre un type dominant et un type dominé, nous envisageons qu’un type puisse en remplacer un autre sans que tous deux puissent être en co-présence. Sa proposition d’adopter le point de vue des participants sur l’interaction nous semble cependant avoir une pertinence certaine pour notre objet.