0.3.2.2. Une enquête ou une vente ? Peut-être une « enquête menant à la vente »

L’interaction est présentée par le démarcheur comme une enquête (« on réalise une enquête auprès des habitants du quartier »). La volonté du particulier d’accorder un instant à son visiteur marque qu’il accepte d’endosser le rôle d’enquêté. Il entre alors dans une interaction « enquête », dont les participants occupent les rôles complémentaires d’enquêteur et d’enquêté 68 . Les finalités de cette enquête, comme de toute enquête, ne sont cependant pas explicites :

‘(…) le sujet qui accepte de participer à une enquête se trouve engagé dans une interaction dont il ne connaît que partiellement les finalités. Il ignore quelle utilisation sera faite de ses témoignages et, même si l’enquêteur lui donne quelques indications à ce sujet, il est souvent dans l’impossibilité d’en comprendre réellement les objectifs et pourra toujours douter qu’il s’agissait là de véritables finalités. (Vion, 1992 : 131)’

Les précisions que peut apporter le démarcheur n’aident effectivement pas à rendre les finalités de l’enquête transparentes (« c’est pour savoir comment les gens s’informent, ce qu’ils regardent à la télévision, ce qu’ils lisent dans les journaux »). Un tel thème ne fixe pas des objectifs précis et ne pose pas de limites explicites à l’objet de l’enquête 69 . Cette indétermination peut impliquer une question quant au type d’enquête réellement effectué. Il existe en effet deux types d’enquête. Les réponses apportées aux questions posées et les témoignages sollicités peuvent être pris comme tels, dans le cadre d’une enquête sociologique et statistique, mais ils peuvent également être utilisés à des fins plus mercantiles, les réactions de l’enquêté pouvant être orientées autour d’un produit de consommation dont l’achat lui sera ensuite proposé en magasin 70 .

Accepter de participer à une enquête dont les objectifs sont si peu explicites n’exclut donc pas qu’elle serve un objectif commercial. Les particuliers démarchés par un vendeur à domicile se voient proposer une enquête dont la finalité leur échappe. Ils demandent alors parfois quelques précisions sur son aboutissement :

Interaction n°44 :’ ‘9 V : une petite enquête qu’on faisait auprès des habitants du quartier’ ‘10 C : qui concerne/=’ ‘11 V : =les moyens d’information qu’vous utilisez=’ ‘12 C : =les moyens d’information et qui concerne/ (.) [plus exactement/ (.) (inaudible)’ ‘13 V : [ben radio: télévision: journaux revues Minitel Internet heu:=’ ‘14 C : =pour en arriver à quoi/ (.) pour être plu:s rapide ((RIRES))’

Le particulier ne se contente pas de la présentation que le démarcheur fait de l’enquête. Il interroge explicitement son interlocuteur sur les finalités réelles de l’enquête (14C) et indique ainsi qu’il a conscience qu’elle n’est qu’une étape préalable à d’autres desseins. D’autres particuliers sollicités expriment plus clairement leur soupçon quant à l’objectif commercial caché derrière l’enquête annoncée :

Interaction n°4 :’ ‘18 V : on f- fait une petite enquête est-ce que vous avez quelques p’tites minutes à [nous accorder/ (.) vous avez pas bien l’temps/’ ‘19 C : [ah non (.) non non parce que non (.) parce que bon heu: j’ai: mon kiné qui vien:t (.) j’ai tout ça: heu= (inaudible)’ ‘20 V : =ah d’accord (.) ah ben on pass’ra un aut(re) jour alors’ ‘21 C : oui voilà ((RIRES))’ ‘22 V : à quel moment on peut passer=’ ‘23 C : =si c’est pour vendre quelque chose c’est pas la peine j’vous l’dis tout d’suite’

Dans cet extrait, le particulier évoque la possibilité que l’enquête conduise à une proposition d’achat (23C). L’expression « j’vous l’dis tout de suite » suggère qu’il est inutile de poursuivre l’interaction si sa finalité est commerciale car l’échec du vendeur est assuré. Dans les deux cas présentés, les particuliers ne remettent pourtant pas en question le fait que l’interaction proposée soit bel et bien une enquête mais ils expriment, plus ou moins directement, la possibilité que l’interaction ne soit pas qu’une enquête. Sa finalité commerciale est envisagée et le simple rôle d’enquêté qui est attribué au particulier par la définition première de la rencontre est remis en question. Si l’objectif de l’enquête est transactionnel, le démarcheur est un vendeur et le particulier est lui même un client potentiel. Entre la rencontre commerciale et l’enquête s’ouvre alors l’hypothèse d’une interaction relevant d’un type particulier d’enquête : une « enquête menant à la vente ».

Une telle interaction suppose que des échanges constitutifs d’une enquête, c’est‑à‑dire de type question/réponse, sont développés et amènent progressivement à la proposition d’achat d’un produit choisi en fonction des réponses préalablement apportées par l’enquêté. L’enquête qui ouvre l’interaction ne masque alors pas sa finalité commerciale et dans un tel contexte, enquêteur et enquêté savent tous les deux qu’ils occupent, au vu de la rencontre dans sa globalité, les rôles de vendeur et de client. L’enquête puis la vente sont ainsi deux moments successifs d’un type d’interaction, à savoir une « enquête menant à la vente » 71 . En effet, Vion précise, dans une analyse sur les différents types d’interaction, qu’une seule interaction peut être hétérogène et voir se combiner différents types (ou « modules »), mais qu’« il ne faut pas confondre la succession de ces divers types avec les moments successifs constitutifs d’un type déterminé » (1992 : 141) et nous sommes, avec une « enquête menant à la vente », dans ce deuxième cas de figure.

Notes
68.

Si l’interaction est une enquête, elle entre alors sans problème dans la catégorie des interactions institutionnelles. Si le rôle institutionnel d’un vendeur est contestable, celui d’un enquêteur l’est nettement moins. Il se situe comme le représentant d’une organisation qui désire obtenir des informations. L’enquêteur n’est alors qu’un intermédiaire entre cette institution et la personne privée qu’il interroge. Les échanges entre enquêteur et enquêté sont d’ailleurs proches de ceux décrits dans les travaux de Drew et Heritage (1992). Ceux-ci indiquent en effet que les interactions institutionnelles ont la particularité de fonctionner, entre autres, sur un format questions/réponses (ce qui correspond à une situation d’enquête).

69.

Le Chapitre 6 montrera que cette absence de limites permet au démarcheur d’emmener le client potentiel sur des terrains relativement éloignés. Un thème aussi large que « les moyens d’information » permet au vendeur d’atteindre des sujets comme celui de la possession d’ouvrage sur la nature ou sur l’apprentissage de l’anglais (deux des thèmes qui sont ceux des encyclopédies qu’il désire vendre).

70.

Il existe en fait bien plus de deux types d’enquête. Le mot « enquête » est d’une grande polysémie, il désigne nombre de pratiques. Berthier note que :

la langue anglaise est à ce propos beaucoup plus précise que le français. Pour les enquêtes administratives ou juridiques, on parle de inquiry. La police fait des inquiries et le détective privé est un inquiry agent. La police fait aussi des investigations ou des inquests. Le journaliste qui réalise une enquête-sondage fait un newspaper report. Les enquêtes sociologiques ou statistiques sont des surveys et les sondages d’opinion sont des surveys of public opinion. (Berthier, 1998 : 11)

Dans ce travail, nous entendrons par « enquête » le fait qu’un enquêteur pose explicitement des questions à un enquêté afin d’obtenir des informations. (Pour plus de détail sur les différentes techniques d’enquête voir Berthier [1998] ainsi que Blanchet et Gotman [1992] et Arborio et Fournier [1999]).

71.

Il serait plus rigoureux de parler d’« enquête menant à la proposition d’achat » car le fait que le client potentiel réalise finalement l’achat n’est pas certain. L’appellation « enquête menant à la vente » est cependant retenue pour rendre compte de l’apparition des deux moments successifs et consécutifs : l’enquête et la vente.