0.3.3. Une définition de l’interaction guidée par le « méta-savoir » de l’observateur

Alors que les critères externes de l’interaction nous indiquent que le démarcheur est un vendeur et que l’interaction, de ce fait, a pour finalité la transaction, les critères internes nous donnent une autre information. Tout d’abord, la présentation que le démarcheur fait de sa visite est généralement : « on réalise une enquête auprès des habitants du quartier ». C’est une donnée interne qui précise le contexte de l’interaction. Cette formule véhicule en effet les présupposés [l’énonciateur est un enquêteur] et surtout [l’interaction proposée est une enquête]. Ensuite, l’analyse de la suite de la rencontre, lorsque le particulier accepte l’interaction, révèle que les échanges répondent à un format questions/réponses, nouvel indice d’une interaction « enquête ». L’information selon laquelle la rencontre relève de l’enquête est alors doublement inscrite dans le texte de l’interaction.

Il s’agit de ce que Gumperz (1989) définit comme un « indice de contextualisation ». Partant du principe que tout élément pertinent du contexte est reconstituable à partir du texte conversationnel, les indices de contextualisation sont supposés manifester les principaux éléments du contexte et rendre inutile l’analyse des critères externes. Pourtant, ces critères internes viennent ici contredire la réalité commerciale de l’interaction. Le texte présente l’interaction comme une enquête là où l’analyse des critères externes a posée l’interaction comme transactionnelle.

Les critères externes que sont la finalité commerciale de l’interaction et le rôle de vendeur occupé par le démarcheur ne sont connus que par nous. Le particulier n’a pas accès à ce savoir (même s’il peut, comme nous l’avons vu dans les lignes précédentes, en avoir conscience). Ainsi, s’il ne se fie qu’au texte de l’interaction, il n’a pas d’information concernant son caractère commercial. Si nous suivions la logique de l’analyse conversationnelle, nous nous contenterions des indices de contextualisation et l’interaction étudiée serait alors une enquête et non une vente. En effet,

‘(…) les tenants de l’analyse conversationnelle préconisent d’éviter de recourir à des considérations externes, et de ne prendre en compte que ce qui est “manifesté” dans l’interaction (…). (Kerbrat‑Orecchioni et Traverso, 2004)’

Le fait que le démarcheur cache à son interlocuteur son statut de vendeur derrière celui d’enquêteur est effectivement une information qui appartient à ce que l’on pourrait appeler le « méta-savoir de l’observateur » que nous sommes. Si nous avions choisi de travailler sur les visites improvisées en nous plaçant dans un appartement privé, nous aurions perçu l’interaction, ici analysée, sous un tout autre angle. La démarche observée n’aurait pas forcément été catégorisée comme commerciale puisque sa finalité réelle nous aurait échappée. Cependant, ayant pris le parti de suivre un vendeur dans ses démarches afin d’analyser le type d’interaction développée dans la vente à domicile, notre accès à la véritable identité du démarcheur a été immédiat, et même préalable à toute démarche effective.

Nous sommes consciente de détenir des informations sur le contexte de l’interaction que les participants n’ont pas eux-mêmes, ou plutôt que le particulier n’a pas lui-même. Que le démarcheur soit un vendeur et que, de ce fait, il considère le particulier comme un client potentiel est un savoir dont nous disposons alors que le particulier, lui, peut tout au plus le soupçonner. Même s’il ne se contente pas de la présentation faite par le démarcheur et cherche à savoir si un but commercial se cache derrière l’enquête annoncée, il n’en obtient jamais la confirmation puisque le démarcheur dément formellement. Il peut alors éloigner ses doutes et se convaincre que le visiteur lui propose réellement de répondre à une enquête sociologique et non commerciale. Pourtant, il semble qu’il ne se défait jamais de sa première intuition. Ainsi, dans l’interaction n°4, l’insistance dont fait preuve le particulier à envisager l’objectif commercial montre que la réponse négative du démarcheur ne dissipe pas réellement ses soupçons.

Interaction n°4 :’ ‘23 C : si c’est pour vendre quelque chose c’est pas la peine [j’vous l’dis tout d’suite’ ‘24 V : [non j’vous rassure c’est pou:r ne rien vendre du tout’ ‘25 C : c’est: ben: des livres (.) sûr vous vendez des livres’ ‘26 V : non (.) vous voulez qu’on vous vende des livres/’ ‘27 C : vous vendez quoi alors/’ ‘28 V : des porte-avions’ ‘29 M : [(RIRES)’ ‘30 C : [(RIRES) non non parce que j’achète rien moi oh la la’ ‘31 V : ben ça tombe bien parce que je vend rien’ ‘32 C : ah bon (.) [alors qu’est-ce que vous voulez alors/’ ‘33 V : [donc heu: (.) ben c’est juste pour savoir comment les gens s’informent (.) (si) c’est avec la radio la télévision les journaux (.) c’est pas pour vendre des livres’ ‘34 C : pour- non non pour heu:’ ‘35 V : c’est pas pour France Loisirs (.) c’est pas [pour heu: le câble c’est pas pour les assurances c’est pas pour heu/’ ‘36 C : [non non je sais (.) non mais je sais- non mais je sais c’est pour heu: soit Télépoche [ou des trucs comme ça non plus/’ ‘37 V : [n:on c’est pas des abonnements non plus’ ‘38 C : c’est pas des abonnements=’ ‘39 V : =c’est [juste une enquête’ ‘40 C : [parce que sinon j’suis abonnée moi (RIRES)’ ‘41 V : vous voulez vraiment qu’j’vous vende quelque chose [c’est in- c’est incroyable hein’ ‘42 C : [ah oui (RIRES) ah ben j’ai tellement peur maintenant j’me suis fait(e) avoi:r c’est fini (RIRES)’

Le vécu du particulier, évoqué dans l’intervention 42C, le pousse à se méfier de l’honnêteté du démarcheur 75 . Il exprime avec insistance l’hypothèse, et même la certitude (« sûr vous vendez des livres », 25C), d’une démarche commerciale. Et, malgré le déni tout aussi insistant du démarcheur, le particulier refuse de répondre à l’enquête 76 . Au-delà de cette seule interaction, l’étude de l’ensemble du corpus montre que lorsqu’un particulier émet un doute quant à la finalité commerciale de l’enquête, il n’accepte jamais d’y répondre.

Et c’est là que se trouvent les limites de notre méta-savoir. Si nous savons quel est l’objectif réel du vendeur, nous n’avons pas accès à la façon dont le particulier le perçoit. Nous ne pouvons alors que nous fier à l’étude du corpus. Nous remarquons que lorsque les particuliers expriment le fait qu’ils voient l’interaction proposée comme une enquête menant à la vente, ils refusent systématiquement d’y répondre. Ce constat réalisé, nous pouvons au mieux émettre l’hypothèse suivante : les particuliers restent convaincus de la finalité commerciale de l’enquête malgré le fait que le vendeur s’en défende. Mais dans tous les autres cas (plus de 78% des démarches 77 ), lorsque le particulier n’évoque pas la possibilité de faire l’objet d’une démarche commerciale, pouvons-nous nous faire une idée de la façon dont il perçoit l’enquête annoncée ?

Nous n’avons eu aucun contact personnel avec les particuliers démarchés. Nous les avons rencontrés en même temps que le vendeur lui-même et nous n’avons pas eu d’entretien ultérieur à la démarche dont ils ont fait l’objet 78 . Une rencontre antérieure aurait modifié la perception de la visite qu’ils allaient recevoir et nous pensons que l’intérêt d’une rencontre postérieure est limité. En effet, nous aurions pu nous présenter au domicile du particulier immédiatement après son interaction avec le démarcheur afin de réaliser un entretien du type « entretien d’explicitation » 79 . Nous les aurions invités à raconter la manière dont ils avaient vécu la précédente rencontre à la recherche d’indices concernant la perception éventuelle de la finalité commerciale de la démarche.

Cependant, il nous semble que le récit du particulier aurait été influencé par une vision après-coup. Inviter le particulier à retrouver sa première intuition quant à la finalité de la démarche, alors que celle-ci lui a progressivement donné conscience de sa réalité commerciale 80 , nous paraît peu exploitable. Un point de vue rétrospectif modifie la perception d’un événement. Ce que le particulier est susceptible de dire à un instant T2 concernant le sentiment qu’il a éprouvé à l’instant T1 est forcément modifié par ce qui s’est passé entre T1 et T2 81 . Ainsi, pour avoir accès à la perception initiale du particulier, nous ne nous pouvons nous baser que sur les données recueillies lors de la démarche même et le corpus se scinde en deux parties 82 . L’enquête proposée par le démarcheur suscite deux réactions opposées : soit le particulier accepte de répondre à l’enquête, soit il refuse 83 .

Or, nous ne savons à quel type d’interaction le particulier accepte ou refuse de participer. S’il refuse l’enquête proposée, est-ce parce qu’il est conscient de sa finalité commerciale ou est-ce simplement parce qu’il ne désire pas se prêter au jeu d’une enquête sociologique 84  ? Et s’il l’accepte, pouvons-nous vraiment être certaine que c’est parce qu’il ne décèle pas la véritable identité du démarcheur ? Peut-être joue-t-il le jeu de l’enquête tout en ayant conscience du fait que son interlocuteur le perçoit comme un client potentiel ? Mais dans chacun des cas, c’est peut-être encore tout autre chose. Peut‑être le particulier ne se pose-t-il pas toutes ces questions quant à la finalité réelle de l’interaction ? S’il l’accepte, c’est parce qu’il en a le temps et l’envie 85 et, s’il la refuse, c’est peut-être tout simplement parce que avant même d’être une enquête, une enquête menant à la vente ou une vente, c’est avant tout une interaction qui dérange 86

Notes
75.

Le Chapitre 1 reviendra sur l’influence (néfaste pour la démarche du vendeur) que jouent les expériences passées sur le comportement du particulier.

76.

Dans l’interaction n°4, l’interaction s’achève sur une prise de rendez-vous et non sur un refus catégorique de répondre à l’enquête. Nous montrerons, dans la suite de cet travail, que cette prise de rendez-vous n’est que fictive, le démarcheur ne reviendra pas ultérieurement. Elle répond en fait à deux objectifs complémentaires : elle permet au particulier de se débarrasser de son visiteur et elle « ménage la face » du démarcheur qui vient d’essuyer un refus. Dans le système du marketing direct, les démarches commerciales effectuées par téléphone (phoning) fonctionnent de la même manière, devant le manque de temps invoqué par l’appelé, l’appelant propose de téléphoner plus tard mais ne rappelle généralement jamais.

77.

Seuls 10,7 % des démarches voient le particulier exprimer un soupçon quant à la finalité commerciale de l’interaction (interactions n°1, 4, 29, 30, 35 et 44).

78.

Pour plus de détails sur le recueil du corpus et nos liens avec les participants, voir le point 4 de cette partie introductive.

79.

Pour une présentation de ce type d’entretien, voir Vermersch (1994).

80.

Nous parlons ici des cas où le particulier a accepté de répondre à l’enquête et où la démarche commerciale a ainsi pu se développer jusqu’à son aboutissement : la proposition d’achat d’un produit.

81.

Cette modification tend plutôt à être involontaire mais on peut imaginer un cas où le particulier ment, pour sauver sa face, en disant avoir eu conscience de l’objectif commercial du démarcheur dès les tout premiers instants de la rencontre.

82.

Nous ne traitons plus des cas où le particulier évoque la possibilité d’une « enquête menant à la vente » ; nous parlons ici des 78% des démarches où aucun objectif commercial n’est évoqué.

83.

La proportion est respectivement de 12% et 78%. Le calcul de ces pourcentages sera repris lors de la présentation du corpus (dans la suite de la présente Introduction Générale) et nous reviendrons sur le nombre écrasant des refus dans la Première Partie de l’analyse.

84.

Le particulier refuse parfois l’interaction proposée en avançant un manque de temps mais le Chapitre 3 montrera que cette indisponibilité n’est souvent qu’un prétexte pour se débarrasser du visiteur.

85.

Un particulier peut accueillir le démarcheur chez lui et répondre à l’enquête tout simplement parce qu’il apprécie le contact et qu’il est bavard. C’est notamment le cas de l’interaction n°51 où le particulier se prête volontiers au jeu de l’enquête et se fait une joie d’apporter des témoignages très complets (il sera question des nombreux épisodes conversationnels qu’il initie en parallèle avec les réponses qu’il fournit à l’enquête sous le point 4.2.1.2).

86.

Nous mesurerons l’importance du dérangement provoqué par la démarche dans la Première Partie de ce travail. Nous verrons alors que l’ingérence commise par le visiteur n’est pas compensée par un éventuel « plaisir de la visite » (Traverso, 1996) car le particulier est sollicité par un inconnu. Le fait que le visiteur ne soit ni un ami, ni un voisin permet au particulier dérangé d’avoir des réactions radicales. Dans l’extrait suivant, le particulier questionne le démarcheur sur les raisons de sa présence sans même le saluer (1C) et fait preuve d’une grande agressivité :

Interaction n°26  :
1 C : qu’est-ce que c’est/
2 V : pardon mons- j’vous ai: pas dérangé/ [(inaudible)
3 C : [on est en train d’manger