0.3.5. Cadrage de la situation et manipulation

Proposer une définition de l’interaction nous permet, en tant qu’analyste, de savoir à quel objet nous avons affaire. Les participants à l’interaction, eux, ne se posent pas la question dans les mêmes termes.

‘Si toute situation demande à être définie, en règle générale cette définition n’est pas inventée par ceux qui y sont impliqués, même si l’on crédite la société impliquée à laquelle ils appartiennent d’un tel pouvoir ; le plus souvent, nous nous contentons de confirmer correctement ce que nous attendons de la situation et nous agissons en conséquence. S’il est vrai que nous nous engageons personnellement pour négocier tel ou tel aspect de l’ordre dans lequel nous vivons, il n’en demeure pas moins que, une fois que nous y sommes parvenus, nos activités se déroulent mécaniquement, comme si cet ordre avait toujours existé. (Goffman, 1991 : 9-10)’

C’est l’expérience individuelle qui est considérée par Goffman comme permettant d’identifier un événement parmi tant d’autres 92 et cette identification se fait en terme de « cadre ».

‘Je soutiens que toute définition de situation est construite selon des principes d’organisation qui structurent des événements — du moins ceux qui ont un caractère social — et notre propre engagement subjectif. Le terme de « cadre » désigne ces éléments de base. L’expression « l’analyse des cadres » est, de ce point de vue, un mot d’ordre pour l’étude de l’organisation de l’expérience. (Goffman, 1991 : 19)’

L’auteur reprend cette notion de « cadre » à Bateson et avance avec lui « (…) l’idée que tout individu peut intentionnellement provoquer une confusion de cadrage chez ses partenaires (…) » (Goffman, 1991 : 15) 93 . Outre les « cadres primaires » qui nous permettent d’accorder du sens à tel ou tel aspect d’une situation donnée, afin qu’elle ne soit pas dépourvue de signification, entrent également dans le champ de recherche de l’auteur les travaux portant sur ce qu’il nomme les « interactions stratégiques » et, notamment, avec elles, l’impact des dissimulations sur les définitions de situation 94 . Goffman distingue ainsi les « tromperies » et les « activités non transformées » c’est‑à‑dire « d’un côté, donc, un cadre dont la véritable frange est dissimulée à certains, et, de l’autre, un cadre dont les bords sont perceptibles par toutes les parties prenantes. » (Ibid., 95).

Différentes « fabrications bénignes » sont alors envisagées. Elles prétendent servir les intérêts de la personne qui se fait manœuvrer ou, du moins, ne pas se faire à son détriment. L’idée est que cette personne peut bien découvrir par hasard ce qui se trame, elle apprendra alors à se méfier davantage à l’avenir. Dans un tel cas de fabrication, la moralité du « combinard » 95 n’est guère mise en cause. Deux types principaux sont retenus ici 96  :

Ces deux fabrications sont considérées comme inoffensives, même si le cas des fabrications stratégiques constitue un cas limite. En effet, il existe d’autres fabrications dites « abusives » regroupant les machinations et les manœuvres qui portent délibérément atteintes aux intérêts privés. Dans la Vente Directe, la fabrication d’un cadre correspond plus à un cas limite de fabrication bénigne qu’à une véritable fabrication abusive. En effet, parler d’escroquerie (type de fabrication abusive) serait nier le fait que le particulier participe activement à l’interaction et que, lorsqu’il accepte l’achat du produit, c’est de manière librement consentie 97 . Or, dans les démarches de Vente Directe, le particulier est libre de refuser la proposition finale et ce, même s’il y a été conduit sans prise de conscience explicite 98 .

Qu’en disent les vendeurs eux-mêmes ? Ne pouvant nier devant nous le fait qu’ils opèrent par dissimulation (la situation est définie comme une enquête, cadre totalement fabriqué, et non comme une vente), ils justifient cette manœuvre en avançant l’idée de ce que Goffman appelle une machination protectrice. « Protectrice » est peut-être un bien grand mot pour décrire leur état d’esprit mais le fait que cette fabrication est menée « à l’encontre d’une personne mais pour son bien » est bien l’idée évoquée par les vendeurs. Ils sont conscients du fait que la proposition d’achat d’une encyclopédie à l’ouverture de la porte ne saurait être acceptée de manière aussi immédiate par le particulier. Le passage par une dissimulation de cet objectif permet aux clients potentiels d’accepter de poursuivre l’interaction proposée. Ils découvrent ainsi l’intérêt d’un tel ouvrage et peuvent envisager progressivement son achat.

Nous retrouvons bien là ce qui définit les machinations protectrices. L’idée que de telles machinations s’emploient à « rendre conciliant » le particulier est bien suivie dans la Vente Directe car celui-ci aurait dans un premier temps repoussé l’éventualité d’un achat, chose qu’il peut plus progressivement accepter. Quant au fait que de telles manœuvres soient « conçues pour son bien », les vendeurs mettent en avant que les encyclopédies qu’ils proposent sont d’une qualité indéniable et qu’elles sont, de ce fait, des outils indispensables dont la possession ne pourra, finalement, que réjouir le particulier. C’est ce dernier point qui est discutable. Que les particuliers, alors devenus clients, se réjouissent après coup d’avoir été manipulés est incertain 99 . Et c’est ce doute concernant le bien fondé de la fabrication effectuée par le démarcheur qui la rapproche des fabrications abusives et la pose comme un cas limite : une fabrication purement stratégique.

La manœuvre du démarcheur qui entraîne le particulier à acheter, sans l’avoir prévu, une encyclopédie alors qu’il avait simplement consenti à ouvrir la porte de son domicile et à répondre à une enquête sur les moyens d’information peut être analysée en terme de manipulation. En effet,

‘(…) obtenir de quelqu’un qu’il émette une conduite (…) dont il aurait préféré se dispenser — et qu’il n’aurait pas émise à la suite d’une simple demande —, à appeler les choses par leur nom, c’est de la manipulation. (Beauvois et Joule, 1987 : 10)’

L’utilisation de ce terme n’est pas aisée : il effraie car il fait généralement référence à la propagande la plus extrême 100 . Le Petit Robert (2003) présente le mot « manipulation », dans le sens figuré qui nous intéresse ici, comme ayant une valeur péjorative et désignant une « manœuvre malhonnête ». De leur côté, Beauvois et Joule nuancent ce à quoi renvoie la manipulation : « elle peut être la pire et la meilleure des choses. En effet, aussi étonnant que cela puisse paraître, elle peut être mise au service des causes les plus sombres comme des causes les plus nobles. » (Beauvois et Joule, 1998 : 1). De nombreux auteurs partent du postulat que « communiquer, c’est manipuler » (Abgrall, 2003 : 20) et envisagent alors la manipulation ordinaire, quotidienne. Dans cette optique, ils osent proposer un « traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens » (Beauvois et Joule, 1987). La manipulation n’est alors plus incompatible avec l’honnêteté, même si certains auteurs restent conscients qu’elle « pose un problème d’éthique dans la mesure où elle s’appuie toujours sur l’exploitation des vulnérabilités » (Bellenger, 1997 : 183).

Si la manipulation qui nous intéresse ne relève pas d’un sombre dessein propagandiste, elle n’est pas pour autant anodine. Le type de démarche commerciale mis en place dans le système de la Vente Directe correspond à ce que Breton appelle un « cadrage manipulateur ».

‘Le cadrage manipulateur agit là où cela serait impossible avec le cadrage initial. La manipulation implique une torsion des faits, leur réaménagement, dans le but d’obtenir par exemple un consentement qui n’est pas acquis d’avance, au prix d’une violence sur la situation. (Breton, 1997 : 102)’

Cette démarche présente des points communs avec chacune des trois variations possibles d’un cadrage manipulateur, à savoir « le cadrage menteur », « le recadrage abusif » et « le cadrage contraignant » 101 , mais elle semble davantage correspondre à la deuxième catégorie :

‘Proche de la désinformation, cadrage menteur et trompeur, le recadrage abusif consiste à ordonner les faits de telle façon que la nouvelle image de la réalité ainsi composée entraîne la conviction, en quelque sorte sur de fausses bases. Il suppose que, si l’on présentait le réel de façon non déformée, il serait impossible de convaincre l’auditoire. Cette pratique relève bien évidemment d’une stratégie consciente de manipulation. (Breton, 1997 : 108)’

Recadrer la situation pour convaincre au mieux l’auditoire est bien ce que fait le vendeur à domicile. Dans la Vente Directe, il y a donc bien manipulation. Mais cette manipulation ne consiste pas seulement en la mise en place d’un cadrage trompeur ; chaque niveau de la démarche du vendeur est composé des procédés de cette manipulation. S’inscrivant tous dans le discours du vendeur, ces procédés sont envisagés comme des stratégies discursives, et ces stratégies discursives étant toutes actualisées dans un mouvement d’échanges et d’influences mutuelles avec le client potentiel, l’interaction les façonne et leur impose d’être des stratégies discursives en interaction.

Notes
92.

Goffman précise en effet dans Les cadres de l’expérience : « ce livre traite de l’organisation de l’expérience — ce qu’un acteur individuel peut abriter dans son esprit — et non de l’organisation de la société. (…) Je ne m’occupe pas de la structure de la vie sociale, mais de la structure de l’expérience individuelle. » (Goffman, 1991 : 22).

93.

La notion goffmanienne de « cadrage » renvoie à deux usages différents : il s’agit de considérer d’un côté des espaces d’interprétation et, de l’autre, des cadres participatifs. Pour plus de clarté, Lacoste (1989) propose de les nommer respectivement « cadrage interprétatif » et « cadrage participationnel ». Cet auteur indique cependant que « (…) en accord avec l’intuition fondamentale de Goffman qui les réunit sous le même concept, il nous paraît que ces deux activités sont largement solidaires, même si elles ne se confondent pas. » (Lacoste, 1989 : 265). Le cadre participatif propre à nos interactions sera étudié dans la dernière partie de cette Introduction Générale.

94.

A propos des représentations construites par « des gens qui présentent une façade mensongère ou “seulement” une façade, [et] des gens qui dissimulent, trompent ou fraudent », Goffman (1973a : 61) parle de « représentation frauduleuse ».

95.

Goffman désigne en ces termes « (…) ceux qui sont responsables de l’escroquerie et par qui le jobard se fait posséder (…) » ; quant au « jobard », c’est « (…) un pigeon, quelqu’un qui se “fait avoir”. » (Goffman, 1989, 277).

96.

Les quatre autres fabrications bénignes décrites par Goffman sont : les farces, les canulars expérimentaux, les canulars formateurs et les épreuves décisives (Goffman, 1991 : 97 sqq.).

97.

L’idée d’une « soumission librement consentie » (Beauvois et Joule, 1998) fera l’objet du point 9.2.2. 

98.

L’organisme de vente s’est doté d’une règle qui permet d’éliminer toute envie de pratique de fabrication abusive : les vendeurs n’ont pas le droit de démarcher des personnes âgées (l’âge limite fixé est de soixante-dix ans) ou des personnes aux revenus très faibles (comme celles percevant seulement le RMI). Les contrats signés avec ce type de personnes sont automatiquement et immédiatement annulés. Sachant qu’une démarche auprès de telles personnes considérées comme « faibles » serait vaine, voire illégale, les vendeurs ne se risquent pas à perdre du temps à l’escroquerie. Lorsque le client potentiel semble appartenir à une de ces catégories « protégées », le vendeur ne développe pas sa démarche commerciale.

99.

Nous ne remettons pas en cause la qualité des produits vendus. Que le particulier se satisfasse de l’encyclopédie achetée est envisageable. Ce qui nous paraît être moins réjouissant est le fait qu’il se trouve, au terme de cette manœuvre commerciale, engagé à payer de longues mensualités (puisque le prix élevé des ouvrages pousse à les acheter à crédit). Cette considération remet en question la non-atteinte des intérêts privés de la personne revendiquée par les fabrications protectrices et, implicitement, par les vendeurs eux‑mêmes.

100.

L’idée que ces propagandes et, avec elles, l’usage du mot « manipulation » ne concernent que des événements passés, c’est-à-dire qui n’ont plus cours depuis la fin de la guerre froide, est fermement réfutée par Breton. Il soutient que : « (…) la manipulation se développe aujourd’hui massivement, dans nos sociétés démocratiques et médiatiques, et que les effets de la saturation de notre environnement par ces techniques sont largement sous-estimés. » (Breton, 1997 : 10).

101.

Soulignons que Breton décrit ces types de cadrages manipulateurs dans des termes beaucoup plus « violents » que ceux employés par Goffman. La description qu’il fait du « cadrage menteur » en est une bonne illustration :

Le mensonge sur les faits est une arme de guerre. Tous les stratagèmes la recommandent, en lui reconnaissant un statut de violence psychologique, quasi équivalent à la violence physique qu’autorisent les armes matérielles. Mentir entraîne l’adversaire à prendre de mauvaises décisions, les plus mauvaises pour lui. La désinformation, cadrage manipulateur par excellence, est une arme intellectuelle, dont les conséquences peuvent être extrêmement meurtrières. (Breton, 1997 : 102-103)