a) Le paradoxe de l’observateur

L’objectif de description de discours dialogués authentiques impose une linguistique de terrain 112 . Ce n’est que par une présence sur le terrain que le chercheur peut avoir accès à des faits linguistiques et discursifs qu’il n’aurait pu inventer. Une telle situation n’est pas pour autant simple. Labov a clairement explicité la position particulière dans laquelle se trouve le linguiste de terrain en ces termes : le « paradoxe de l’observateur ». Il s’agit de « chercher à observer le langage que parlent les gens quand on ne les observe pas » (Traverso, 1999 : 22). La possibilité d’un accès aux faits interactionnels les plus authentiques pose question puisque l’observateur peut modifier, par sa présence, la situation qu’il a choisie de décrire. De nombreuses réflexions méthodologiques ont essayé de contourner ce paradoxe. La sociolinguistique propose de rapprocher l’observateur des acteurs du terrain, c’est-à-dire :

‘soit en en faisant une seule et même personne : le linguiste est aussi membre de la communauté observée, comme l’entreprit W. Labov dans son étude du ghetto de Harlem (1978). Soit le linguiste devient un membre de la communauté grâce à une immersion et un temps d’observation long sur le terrain. (J. Boutet, in Charaudeau et Maingueneau, 2002 : 569)’

Nous ne sommes pas membre de la « communauté » des vendeurs à domicile et nous n’avons pas non plus procédé à une immersion sur ce terrain pour le devenir. Nous avons fait un choix plutôt intermédiaire entre ces deux positions : celui de l’observation participante. Selon Traverso, Lapassade (1991) distingue trois types d’observations participantes : l’observation participante périphérique, l’observation participante active et la participation complète. Notre position correspond à la première de ces trois catégories :

‘(…) l’observation participante périphérique : c’est le cas du chercheur au départ extérieur qui entre sur le terrain et qui participe suffisamment à ce qui se passe pour être considéré comme un “membre” sans pour autant être admis au “centre” des activités. Il n’assume pas de rôle important dans la situation étudiée (Traverso, 2003 : 10) ’

Lorsque nous avons été accueillie par l’équipe du Livre de Paris-Hachette, c’était en tant qu’observatrice 113 . Nous n’avons jamais émis l’idée de devenir nous-mêmes l’acteur de notre terrain d’étude car deux autres solutions s’offraient à nous pour le recueil des données. Soit nous appareillions le vendeur afin qu’il enregistre lui-même ses démarches, soit nous le suivions et manipulions nous-mêmes les appareils d’enregistrement 114 . L’idée de notre présence aux côtés du vendeur ne semblait pas poser de problèmes particuliers aux vendeurs dans la mesure où ils ont coutume d’effectuer leurs démarches à deux 115 . Le fait de pouvoir les suivre comportait un double avantage : ne pas leur imposer la manipulation des appareils d’enregistrement dans des situations professionnelles aux enjeux importants et surtout, pouvoir assister physiquement aux interactions 116 .

Nous avons suivi les vendeurs au cours de leurs démarches à domicile. Ils étaient parfaitement informés de notre travail de « linguiste de terrain » et se savaient observés et enregistrés. Le problème du paradoxe de l’observateur ne se posait cependant pas. La situation d’enregistrement nous semblait rendre totalement possible l’accès à ce que nous recherchions, à savoir : ce que disent les locuteurs en dehors de la présence de l’observateur. D’une part, le vendeur pris dans le flux de l’interaction et dans le sérieux de son travail ne semblait faire aucun cas de notre regard d’observatrice (directe, par notre présence, ou différée, par l’écoute des enregistrements) 117 . D’autre part, le particulier démarché ignorait tout des raisons de notre présence (parce que l’appareillage était caché mais surtout parce qu’il était déjà trop occupé à découvrir les raisons de la présence de son interlocuteur direct ; si nous restions en léger retrait et silencieuse, le vendeur, lui, ne l’était pas) 118 .

Notes
112.

Par opposition aux linguistiques structuralistes ou formalistes qui travaillent sur des données auto‑construites par l’introspection.

113.

Et ce même lorsque nous avons suivi le stage de formation des nouveaux vendeurs. Nous nous y sommes investie en effectuant les mêmes exercices que les nouvelles recrues (ces exercices consistaient en divers jeux de rôles), mais nous n’avons jamais quitté, au yeux de l’animateur du stage et des stagiaires eux-mêmes, notre statut d’observatrice. Nous reviendrons sur notre présence à ce stage de formation lors de la présentation du corpus.

114.

Nous reviendrons sur la technique choisie pour effectuer le recueil des données au point suivant.

115.

C’est notamment le cas lorsque les vendeurs les plus expérimentés initient les débutants en les autorisant à les suivre dans leurs démarches pendant plusieurs jours.

116.

En effet, « (…) être sur le terrain permet de photographier la situation, donc d’emmagasiner un grand nombre d’informations qui peuvent s’avérer très utiles lors du passage à l’écriture » (Wachs, 1996 : 189). Nous reviendrons sur ce point lors de la présentation de notre corpus.

117.

Pour le vendeur à domicile, chaque démarche possède un véritable enjeu car il n’est rémunéré qu’en fonction du nombre de ventes effectuées dans le mois. Lorsque le particulier ouvre la porte, à cet enjeu professionnel et financier s’ajoute la tension provoquée par une nouvelle rencontre. Si le vendeur est conscient de ma présence, ses objectifs lui en font rapidement oublier les raisons.

118.

Notre statut de participant à l’interaction sera étudié sous le point 4.2, lors de la présentation du cadre participatif général.