c) L’enregistrement crée l’objet

La réalisation d’un enregistrement répond au désir de travailler sur ce qui se passe vraiment dans les situations de communication. Cependant, si le choix du terrain a déjà opéré une sélection et a orienté la constitution du corpus, l’enregistrement des données le façonne encore davantage. Une réflexion doit être menée sur le fait que « tout enregistrement suppose une prise de vue, une prise de son. Ce qui se retrouvera sur sa cassette sera donc déjà une sélection de ce qui s’est passé dans la situation : c’est un cadrage effectué par l’observateur » (Traverso, 2003 : 10). Bien que réel, ce cadrage est limité dans le cas du recueil de notre corpus.

Tout d’abord, le fait que nous portions le microphone sur nous évite de « louper » des moments de l’interaction. En effet, puisque nous nous tenons dans une position très proche du vendeur et du particulier et que nous les suivons dans leur déplacement à l’intérieur de l’appartement, notre microphone saisit l’interaction dans son entier 126 . Pendant la rencontre, les deux participants ne se quittent jamais ; le porteur du microphone n’a donc pas à choisir lequel des deux suivre 127 . Ensuite, le choix des moments à enregistrer et de leur délimitation n’a aucun effet sélectif : à partir du moment où nous suivons un vendeur, nous enregistrons chaque démarche entreprise ; et le début et la fin du recueil correspondent exactement au début et à la fin de l’interaction 128 . Chacune des interactions peut ainsi être considérée comme un tout fini. De plus, ces interactions avec les différents particuliers sont assez séparées les unes des autres pour que l’appareil enregistreur soit prêt à fonctionner dès leur ouverture.

A ces réflexions concernant l’impact de la prise de son sur ce que l’enregistrement donne à « voir » de l’interaction réelle s’ajoute le fait que « ce qu’une machine enregistre ne correspond pas toujours à ce que les individus perçoivent » (Traverso, 2003 : 10). Il y a toujours un décalage entre l’écoute directe et l’écoute enregistrée. Wachs (1996 : 192) note à ce sujet que l’enregistrement n’est qu’une imitation atrophiée, sans relief, de la réalité sonore, et que les sons y sont comme écrasés.

‘L’enregistreur met tout au même niveau alors que l’oreille sélectionne, toutes sortes de facteurs qui semblent insignifiants dans la situation vont influencer la teneur de l’interaction enregistrée, la re-façonner par rapport à ce qui s’est passé. (Ibid., 9)’

Cette prise en compte de facteurs insignifiants dans la situation est également amplifiée par l’effet de loupe qu’entraîne l’écoute à répétition des enregistrements 129 . Une chose est certaine, tout enregistrement constitue une « dévitalisation » de l’événement, dévitalisation confirmée lorsque le linguiste quitte le terrain sur lequel les données ont été recueillies pour les transcrire.

Notes
126.

Nous nous plaçons donc ici dans une situation de recueil autre que celle décrite par Traverso (2003 : 8) à propos d’enregistrements effectués dans une clinique. L’auteur précise que si la localisation du microphone sous le bureau d’un médecin assurait une bonne prise de son, son immobilité faisait rater différents moments de l’interaction qui se passaient en d’autres endroits. Ainsi, par exemple, n’apparaissent pas sur l’enregistrement : l’ouverture de l’interaction dans la salle d’attente, l’auscultation qui s’effectue de l’autre côté d’un paravent, ou encore la clôture de l’interaction lorsque le médecin raccompagne le patient.

127.

Les seuls cas où les participants se séparent sont ceux où le particulier répond au téléphone. Nous ne pouvons le suivre pour recueillir ses propos, mais nous ne manquons pas pour autant un moment de son interaction avec le vendeur, seule donnée que nous voulons enregistrer.

128.

Ce n’est pas le cas dans les commerces de site où, lors de périodes d’affluence, un nouveau client entre dans le magasin avant que l’interaction avec le client précédent soit terminée. Dans de telles situations, le moment d’ouverture de la seconde interaction pose question (sur ce point voir Dumas [2003] et Hmed [2003]). S’il y a, par exemple, un regard échangé entre le vendeur et le nouveau client, l’interaction aura débuté avant la première parole, sans que l’enregistrement le révèle.

129.

Comme nous le verrons sous le point suivant relatif à l’étape de transcription des données.