a) Les effets sélectifs et interprétatifs de la transcription

Après la collecte des données, la transcription est un second artefact de l’analyse des interactions puisqu’elle est sélective et ce, non seulement parce qu’elle se base sur un enregistrement lui-même déjà sélectif, comme nous venons de le montrer, mais aussi parce qu’elle est orientée par les perspectives d’analyse. Il n’y a pas de transcription neutre et objective. La notation de l’oral se choisit en fonction d’un objectif de recherche. Le nôtre a évolué au cours de la prise en compte de la réalité du terrain. Alors que nous nous inscrivions dans une démarche de comparaison entre les interactions commerciales en site et hors-site, notre tout premier contact réel avec une démarche relevant du système de la Vente Directe 130 nous a immédiatement révélé que la pertinence de l’analyse de ces interactions commerciales était ailleurs.

Comme nous l’avons déjà précisé, les vendeurs qui font du porte à porte visitent des clients potentiels qui ne sont pas à l’initiative de la rencontre. Lorsque ces particuliers reçoivent la visite du démarcheur, qui est pour eux un inconnu avec lequel ils n’ont eu aucun contact préalable, ils ne savent pas que son objectif est commercial. Ainsi, lorsque l’interaction s’engage, sa nature ainsi que les rôles que sont censés y jouer les interactants ne sont pas connus du particulier 131 . L’objectif d’une étude strictement comparative entre interactions de commerce en site vs hors-site a donc cédé la place à une perspective nouvelle, faisant ainsi décroître la pertinence de certains faits linguistiques pour accroître celle de certains autres 132 . Aussi, comme le remarque Traverso, s’il est impossible de tout noter, il est également inutile de chercher à le faire :

‘– impossible : la communication étant multicanale, tout ne peut pas être traité (faute de moyen, de temps, d’outillage, etc.). Pour la seule composante verbale, une transcription totale est irréalisable. Le choix doit s’effectuer selon l’objectif de l’analyse ;
inutile : l’écoute très particulière que nécessite la réalisation de la transcription provoque immanquablement un désir d’exhaustivité, qui risque d’occulter l’objectif de l’opération. On en arrive ainsi à transcrire pour transcrire. Aussi, il n’est pas rare que des phénomènes méticuleusement notés dans des transcriptions ne soient nullement utilisés dans les analyses. (Traverso, 1999 : 23)’

L’activité de transcription est donc obligatoirement sélective et s’adapte aux objectifs de recherche 133 . Ce n’est néanmoins pas là son seul effet sur les données.

‘La transcription n’est pas simplement une activité sélective, mais plus radicalement une entreprise interprétative (…) Loin d’être un miroir plus ou moins fidèle de la langue parlée, la transcription et son système de notation sont donc « theory-laden », dans la mesure où ils incorporent les présupposés théoriques du transcripteur dans les modes de représentation écrite de l’oral. (Mondada, 2000 : 131)’

Dans son article intitulé « Les effets théoriques des pratiques de transcription », Mondada souligne la façon dont les enjeux de transcription sont structurants par rapport à une série de problématiques controversées en Science du Langage et revient notamment sur trois problèmes particuliers : la discrétisation des unités de parole, la distinction entre transcrire et crire et la catégorisation des formes linguistiques. Sans vouloir entrer dans le détail de telles considérations, nous soulignerons simplement le fait que « de nombreuses interprétations de phénomènes (…) se trouvent en effet incorporées dans la transcription a priori, alors qu’elles sont le but déclaré de l’analyse censée s’exercer a posteriori sur cette transcription. » (Ibid. : 133). Aussi ne faut-il pas oublier que la transcription n’est qu’un outil et que le recours à l’enregistrement, même si nous restons consciente du fait qu’il est sélectif, est indispensable 134  :

‘La transcription est l’auxiliaire de toute analyse de discours empirique : elle constitue une préparation visuelle du corpus. Il n’y a pas lieu à glose métaphysique sur les altérations irréparables que subit l’audible lorsqu’on le couche sur le papier, car la transcription ne cherche pas à se substituer à l’enregistrement, mais à le compléter, comme un pense-bête. (Bange, 1987 : XIV-XV)’

Notes
130.

Puisque nous avons nous mêmes recueilli le corpus en suivant les démarcheurs sur le terrain, le premier contact que nous avons eu avec les interactions qui font l’objet de notre analyse s’est donc fait de manière immédiate, en temps réel, et non à travers l’écoute a posteriori des enregistrements.

131.

Nous verrons, dans le Chapitre 1 de l’analyse qui suit, que le particulier peut, dès l’ouverture de sa porte et avant même que l’interaction verbale commence, avoir conscience qu’il fait l’objet d’une démarche commerciale.

132.

Nous pensons notamment aux phénomènes liés à l’intonation. Une étude de l’intonation des « bonjour » aurait pu être menée et mise en parallèle avec celle effectuée dans les petits commerces et services par Dumas (2003 : 332 sqq.) mais notre objectif de recherche a pris une autre orientation.

133.

Wachs relate un événement qui montre la nécessité d’orienter la transcription aux objectifs de recherche :

On a vu ce qui s’est passé avec François D. (1974) qui livrait il y a vingt ans une première transcription “brute”, c’est-à-dire ne reposant sur aucune hypothèse d’analyse précise : “cette transcription a ensuite été revue en fonction des problèmes qui se posaient et, éventuellement, affinée après de nouvelles auditions des enregistrements” (p. 50), ce qui sous-entend une nouvelle écoute pour des points précis relatifs à la recherche. Donc, encore une fois, une écriture inévitablement orientée. » (Wachs, 1996 : 194)

Sur différents travaux effectués sur la base de la même transcription, voir également Bange (éd., 1987)

134.

Conscient du caractère sélectif de l’enregistrement, nous verrons dans la présentation de notre corpus, que s’impose un recours à l’ethnographie : la prise de note réalisée sur le terrain au moment de la collecte vient compléter les données audio.