b) Le cadre participatif

Il serait faux de nier notre participation à l’interaction car même si nous restons en retrait du mouvement conversationnel, nous sommes dans la situation d’un participant ratifié. Les cas suivants sont rares mais il arrive tout de même que le vendeur fasse appel à nous 161 et que le particulier nous oblige, par son comportement, à produire des actes régulateurs à ses interventions 162 . Dans de telles situations, nous faisons « officiellement partie du groupe conversationnel » (Kerbrat‑Orecchioni, 1990 : 86). Notre ratification en tant que participant n’est cependant, au vu de l’interaction dans son ensemble, que partielle 163 . Le vendeur et le particulier se considèrent mutuellement comme destinataires principaux et nous voient comme destinataire indirect. Notre position de participante se limite ainsi à la situation « unaddressed » telle que présentée dans le schéma suivant 164  :

Notre position par rapport à l’interaction est multiple car nous ne sommes pas seulement un participant ratifié comme un destinataire indirect. En tant qu’observatrice, nous sommes également un récepteur « bystander » pour les deux participants. Notre statut d’observatrice est exclu du cadre participatif officiel et relève de deux types. Nous sommes un « overhearer » pour le vendeur puisqu’il est informé des raisons de notre présence, alors que nous sommes un « eavesdropper » pour le client qui ignore ce statut.

‘(…) “overhearers” s’opposent aux “eavesdroppers” en ce que l’émetteur est conscient de la présence des premiers dans l’espace perceptif (cette situation est fréquente dans les lieux publics), alors que les seconds ne sont que des “intrus” indiscrets, des “épieurs” illégaux, qui surprennent à l’insu de l’émetteur un message qui ne leur est en rien destiné. (Kerbrat-Orecchioni, 1990 : 86)’

La raison de notre présence aux côtés du démarcheur est parfois évoquée par le particulier. Ces cas sont rares et ne sont jamais relevés lors de l’entrée en porte. Notre silence et notre retrait pose question lors de la poursuite de la rencontre dans l’appartement. Si le particulier s’interroge sur les raisons de notre présence, le démarcheur précise notre position d’observateur en ces termes :

Interaction n°51 :’ ‘363 C : mm (.) et la p’tite jeune femme elle heu:’ ‘((C désigne M))’ ‘364 V : […] elle m’observe (.) [simplement’ ‘365 M : [j’écoute (.) [j’écoute et je regarde (PETITS RIRES)’ ‘366 C : [oui vous- (.) vous écoutez et vous regardez oui’

Dans la première intervention de cet extrait, le fait que le particulier s’adresse au démarcheur et non à nous-mêmes pour aborder les raisons de notre présence prouve que nous nous situons en marge du dilogue « démarcheur/particulier ». Le vendeur explique alors que nous sommes en phase d’observation et précise, par l’emploi du pronom de première personne du singulier, que nous l’observons lui, et non le particulier. L’adverbe « simplement » (264V) contribue à atténuer la menace susceptible d’être ressentie, tout comme nos petits rires qui suivent la description de cette observation (365M). En s’adressant désormais à M, le particulier accuse réception de l’explication apportée conjointement par le démarcheur et nous-mêmes. La démarche se poursuit alors là où l’intervention 363C du particulier l’avait interrompue. Le corpus présente un autre cas similaire :

Interaction n°55 :’ ‘14 C : à deux pour faire ça:::/’ ‘15 M : ouais moi je:=’ ‘16 C : =[oh la la:’ ‘17 V : =[non elle est en observation’ ‘18 M : moi je parle pas’ ‘19 C : en observation/’ ‘20 M : [j’dis rien’ ‘21 C : [vous parlez pas [donc vous observez’ ‘22 V : [voilà elle elle heu:’ ‘23 C : voilà’ ‘24 V : elle m’observe’ ‘25 C : voilà très bien’ ‘26 V : elle m’observe gentiment ’ ‘27 C : ouais/’ ‘28 V : voilà tout simplement’

L’interrogation du particulier apparaît ici dès l’entrée dans l’appartement (les visiteurs viennent tout juste de franchir la porte). Le particulier s’adresse cette fois-ci directement à nous et, devancée par le vendeur (17V), nous livrons la même explication que précédemment. L’orientation qui est donnée à ma position d’observatrice est toujours la même : il s’agit d’observer le démarcheur et ce « gentiment » (26V), « tout simplement » (28V) 165 , ce qui m’identifie davantage comme une stagiaire qui apprend à travailler que comme un linguiste de terrain.

Une explicitation de notre rôle d’observatrice est extrêmement rare 166 . Nous tenons dans ce travail le double rôle d’observatrice et de participante mais seul notre rôle d’interactant ratifié, qui reste quoi qu’il en soit minime, est systématiquement connu des deux participants. Comme nous l’avons déjà précisé, notre position relève de l’« observation participante » qui « implique que, même participant, l’observateur reste en position d’observateur. » (Traverso, 1996 : 2) 167 . Nous avons même affiné cette qualification en parlant d’« observation participante périphérique » (Lapassade, 1991). Mais, au vu de notre situation tant physique qu’interactionnelle, peut-être serait-il encore plus opportun de parler d’« observation accompagnante » pour décrire notre position dans ces rencontres de vente à domicile.

Notre présence dans le cadre participatif marque si peu l’interaction que l’analyse traitera d’un dilogue vendeur/client potentiel dont nous avons été l’observatrice. Le corpus présente néanmoins quelques « vrais » trilogues car cinq interactions ont lieu entre le vendeur et deux particuliers 168 . D’autres interactions voient se succéder deux particuliers : le premier (celui qui a ouvert la porte) laisse sa place au second. Dans ce cas, on a affaire non pas à un trilogue mais à deux dilogues successifs avec changement d’un des participants 169 .

L’interaction peut ainsi être décrite comme mettant en scène les participants suivants : un vendeur, accompagné d’une observatrice, qui rencontre un client. Cette définition est orientée car elle prend en compte le point de vue du vendeur 174 . Goffman propose alors de parler plutôt de « cadre participationnel » que de cadre participatif :

‘Enfin, on observera que, partant d’un individu donné en train de parler – vu en coupe instantanée –, il est possible d’en faire un point de référence à partir duquel décrire le rôle ou la fonction des divers membres de la réunion sociale environnante (…). La relation de chaque membre à cette énonciation devient alors son “statut participationnel” par rapport à l’énonciation, et celle de l’ensemble des membres est le “cadre participationnel” pour ce moment de parole. (Goffman, 1987 : 146-147)’

Le terme d’« anonyme aléatoire » 175 n’est pas pour autant adaptée. Elle doit être nuancée par le fait que ces clients ne sont pas abordés dans la rue, dans un lieu public. Le vendeur peut déjà cerner leur origine sociale puisqu’ils vivent dans un quartier donné d’une ville donnée. De plus, leur nom de famille est affiché sur la porte d’entrée, ce qui permet au vendeur d’avoir une idée sur l’identité du client et sur son âge selon le prénom qui y est apposé 176 . Les décorations déjà signalées des portes d’entrées sont aussi des supports à l’identification de la personnalité des habitants de l’appartement. Ces interprétations sont bien entendu approximatives, mais cette prise en compte de la part du vendeur ne nous permet pas de définir les clients comme des anonymes aléatoires. Il n’en reste pas moins que le vendeur et le client ne se connaissent pas.

Notes
158.

A l’ouverture de la porte, le vendeur parle systématiquement en utilisant les pronoms « nous » ou « on » comme dans l’exemple suivant : « excusez-nous d’vous déranger […] on visite tous les habitants du quartier et on a une p’tite fiche d’information sur la presse à remplir » (interaction n°51, 4 et 6V).

159.

Toute autre intervention pouvant mettre en péril la réussite de la démarche, nous adoptons l’attitude la plus discrète possible.

160.

Voir par exemple les interactions n°4 (5M), n°17 (4M), n°22 (25M) ou encore n°25 (44M).

161.

Voir par exemple l’interaction n°1, interventions 19 V ou 27 V.

162.

Ces régulateurs peuvent être de nature verbale, voir par exemple les interactions n°4 (43M), n°27 (47M) ou encore n°41 (4M) ; ils sont cependant le plus souvent de nature non verbale tels que sourires, hochements de tête, regards, froncements des sourcils, etc.

163.

En dehors des salutations d’ouverture et de clôture, nous ne prenons la parole que si nous y sommes invitée (interaction n°1, interventions 19V et 20M). Si nous prenons l’initiative d’une prise de parole, nous sommes rapidement « sanctionnée » par le vendeur. Soit nos propos ne trouvent aucun écho car le vendeur nous interrompt en reprenant la parole et feint l’indifférence (c’est le cas lors de l’interaction n°17, interventions 19M et 20V, comme décrit sous le point 2.1.3.1), soit nos propos sont radicalement stoppés par une intervention physique (c’est le cas extrême du coup de pied sous la table décrit en note sous le point 5.2.2.2.b)

164.

Schéma proposé par Kerbrat-Orecchioni (1990 : 86) qui reprend les travaux de Goffman (1987).

165.

Les atténuateurs sont d’autant plus fréquents que le thème est abordé en début de rencontre. La tension qui pèse sur l’interaction est encore très lourde.

166.

Les deux extraits présentés sont les seuls cas.

167.

Cette position d’observation participante s’oppose à la « participation observante » (De Luze, 1997) qui « correspond au cas où l’observateur utilise l’opportunité de son appartenance préalable au terrain (en tant qu’acteur) pour en faire son objet d’étude. » (Traverso, 2003 : 12). Cette position est tenue dans des travaux tels que Traverso (1996), Bujon (2001) ou encore Defay (à paraître).

168.

Ceci concerne les interactions n°38, 43, 48, 49 et 54. Nous ne prenons pas ici en compte les interactions où chiens et/ou nourrissons interviennent puisqu’ils sont juste les supports de différents thèmes entre les interactants. Ils ne sont pas eux-mêmes participants dans la mesure où ils n’interviennent pas verbalement dans la structure de l’interaction.

169.

C’est le cas des interactions n°2 et 11 où un mari et une mère succèdent respectivement à une femme et une fille pour parler au vendeur.

170.

Ce terme est issu de la terminologie employée dans la Vente Directe, à savoir que les particuliers sont « prospectés » par les vendeurs, qu’ils font l’objet d’une démarche de « prospection » systématique.

171.

Quelques enfants apparaissent mais leur intervention est limitée. Ils se contentent de répondre aux salutations du vendeur (interaction n°43) ou vont chercher leurs parents dans l’appartement quand le cas se présente (interaction n°11).

172.

Dans la majorité des cas, l’âge est donné approximativement. Seul figure l’âge exact des personnes qui ont accepté de s’entretenir avec le vendeur.

173.

Nous nous référerons parfois à la classe d’âge dans laquelle se situe le particulier. Ce facteur pouvant influencer le comportement relevé, sa prise en compte pourra nous aider à le comprendre. Nous verrons par exemple que le jeune âge, vingt ans, du particulier de l’interaction n°52 peut permettre de comprendre son comportement face à la démarche (jusqu’au terme de la rencontre, cette jeune femme semble ne jamais soupçonner qu’elle fait l’objet d’une démarche commerciale et non d’une véritable enquête).

174.

Nous avons consacré une large étude à cette orientation dans la suite de la présente Introduction Générale.

175.

Cette notion, définie par Altman et Taylor (1973), est reprise par Traverso (1996).

176.

Un des quatre vendeurs s’amuse souvent à imaginer à quelle classe d’âge peut appartenir le particulier avant même que ce dernier ouvre la porte. Si le prénom indiqué sur la porte est « Amélie », le client aura sûrement une vingtaine d’années, alors que s’il se nomme « Simone », il avoisinera plus certainement l’âge de la retraite. Ces informations, quoique seulement approximatives, permettent au vendeur de se faire une idée sur une part de l’identité de ses futurs interlocuteurs.