1.1.2.1. Limiter l’accès mutuel lors de la séquence d’ouverture

La séquence d’ouverture d’une interaction est un ensemble d’échanges dont la fonction est d’amorcer l’interaction. Cette séquence doit être prise en charge par les interactants, qui sont au minimum au nombre de deux, pour que puisse s’ouvrir l’accès mutuel qui rend possible la suite de l’interaction. Cette première étape se décompose en plusieurs mouvements qui permettent, les uns après les autres, d’instaurer une relation entre les participants. Le noyau de la séquence d’ouverture est constitué par l’échange des salutations.

Les salutations prennent généralement place en tout début d’interaction. Elles assurent le contact social entre les participants. Dans les interactions de Vente Directe, les salutations échangées sont uniquement orientées vers l’avant, puisqu’elles sont dirigées « vers la période d’accroissement de l’accès mutuel qui vient de commencer. » (Goffman, 1973 : 86) 212 . Or, un « accroissement de l’accès mutuel » n’est pas forcément souhaité par le particulier. Dans un tel cas, « puisqu’une salutation marque le début d’une plus grande facilité d’accès mutuel, il peut arriver que les participants se soucient de refréner leur enthousiasme afin de ne rien laisser espérer à tort. » (Goffman, 1973 : 94).

Selon André-Larochebouvy, la « norme » serait que cet échange de salutations soit symétrique : « les salutations se présentent toujours par paires ; le premier locuteur interrompt son tour de parole pour laisser le partenaire produire le second membre de la paire. » (André-Larochebouvy, 1984 : 67). Notre corpus présente certaines dissymétries caractéristiques. Dans un tiers des démarches, les échanges de salutations sont tronqués 213  :

Interaction n°37 :’ ‘1 V : bon:jour monsieur=’ ‘2 M : =bonjour=’ ‘3 V : =excusez-nous d’vous déranger on réalise une petite enquête auprès des habitants du quartier est-ce que vous avez quelques p’tites minutes à nous accorder/’ ‘4 C : non’ ‘ Interaction n°46 :’ ‘1 M : [bonjour’ ‘2 V : [bonsoir monsieur on: réalise une petite enquête auprès des habitants du quartier est-ce que vous avez quelques p’tites minutes à nous accorder/=’ ‘3 C : =non pas vraiment non’

Le prospect étant sollicité par une personne qu’il ne connaît pas, cela lui « donne le droit » de se dispenser de le saluer. L’échange n’est pas pour autant réellement tronqué. Même si l’organisation montre une dissymétrie, l’importance de la menace infligée au prospect suffit à excuser ce comportement. L’absence de salutation au sens strict, c’est-à-dire de type :

‘L1 : bonjour’ ‘L2 : bonjour’

n’empêche pas la poursuite de l’interaction mais indique explicitement au démarcheur que l’accès à une interaction avec le particulier est limité par ce dernier 214 . L’analyse du corpus révèle que si l’échange de salutations est souvent tronqué, c’est parce qu’une demande d’identité se substitue à la salutation proprement dite 215 .

Interaction n°14 :’ ‘1 V : bonjour madame’ ‘2 C : oui:/

Ce « oui » à intonation montante prend la place d’une salutation et invite le démarcheur à se présenter. Une telle demande d’identité peut parfois devancer les salutations.

Interaction n°7 :’ ‘1 C : [oui/ ’ ‘2 M : [bonjour monsieur’ ‘3 V : bon:jour monsieur (.) on réalise une petite enquête auprès des habitants du quartier est-ce que vous avez quelques p’tites minutes à nous accorder’

Il arrive même que la sommation du particulier soit tellement forte que le démarcheur sacrifie la formulation des salutations d’usage. Dans l’extrait suivant, l’agressivité dont fait preuve le particulier rend « superflu » tout échange de rituels de salutations.

Interaction n°26 :’ ‘1 C : qu’est-ce que c’est/ ’ ‘2 V : pardon mons- j’vous ai: pas dérangé/ [(inaudible)’ ‘3 C : [on est en train d’manger=’ ‘4 V : =a:h j’suis désolé on réalise une petite enquête auprès des habitants du quartier est-ce que vous avez quelque:s petites minutes à nous accorder/’

Dans cet extrait, aucun échange de salutation n’est développé car l’agressivité du particulier pousse le vendeur à entrer rapidement, après s’être tout de même excusé 216 , dans le « vif du sujet ». Le particulier marque explicitement que sa volonté première est de connaître les raisons de la visite 217 . Ce faisant, son comportement va contre la norme qui veut qu’un échange de salutations symétrique ouvre l’interaction verbale. Un autre cas de demande de présentation et d’absence de salutations de la part du particulier est relevé dans l’interaction suivante :

Interaction n°3 :’ ‘((lorsque C ouvre sa porte, un gros chien sort de l’appartement.))’ ‘1 C : Gipsy viens-là (.) viens ici:’ ‘2 M : houp la (.) hou’ ‘3 C : allez (.) [allez (.) rentre’ ‘4 V : [on t’a- on t’a- (.) on t’a- on t’appelle ((V s’adresse à M))’ ‘5 M : (RIRES)’ ‘6 C : (inaudible) (.) tu vas en prendre une toi (.) assis (.) oui c’est pour quoi/ ’ ‘7 V : [bonjour monsieur’ ‘8 M : [bonjour’ ‘9 V : on réalise une petite enquête auprès des habitants du quartier est-ce que vous avez quelques p’tites minutes à nous accorder’ ‘10 C : pas du tout là je: j’ai même pas l’temps d’manger je: j’bois un café et j’m’en vais bosser’

Les propos du particulier qui ouvrent l’interaction peuvent être rassemblés comme suit : « Gipsy viens-là (.) viens ici: [...] allez (.) allez (.) rentre [...] tu vas en prendre une toi (.) assis » (1, 3 et 6C). Ce large tour de parole, ponctué par quelques commentaires des deux autres participants, s’achève sur la demande de présentation « oui c’est pour quoi/ ». Les visiteurs formulent des salutations auxquelles le particulier ne répond pas. Dans ses trois premières interventions, le particulier ne s’adresse pas directement au démarcheur. Une donnée conjoncturelle (la sortie du chien sur le palier) fait que le particulier parle avant les salutations proprement dites. Néanmoins, si les propos tenus sont d’abord orientés vers l’animal, le particulier n’en oublie pas la présence des visiteurs et on peut penser que leur présence comme destinataires indirects influence le comportement du locuteur. En effet, il s’agirait d’un aparté situé en marge de l’interaction qui suit. Pourtant, même si le particulier est tout d’abord dans l’obligation d’intervenir auprès de son chien, il présente au fur et à mesure de son intervention ses dispositions psychologiques à son visiteur. Il finit donc par s’adresser indirectement à lui et c’est cette adressage qui en fait une pré-salutation dont la fonction est « de manifester d’entrée de jeu une disposition psychologique, soit défavorable (mécontentement, colère), soit favorable (surprise heureuse, disposition à la plaisanterie, etc.) » (André-Larochebouvy, 1984 : 68).

Ainsi, tout en s’adressant à son chien, le locuteur prend conscience qu’il est face à une personne qu’il ne connaît pas et avec laquelle il ne désire pas converser. Il transforme petit à petit son discours afin d’exposer une disposition psychologique défavorable. Il montre ainsi progressivement son énervement pour finir par un « oui c’est pour quoi/ » (6C) agressif. Le démarcheur salue et présente les raisons de sa visite mais l’attitude du particulier ne facilite pas l’amorçage de l’interaction. Dans la majorité des entrées en porte, le rituel confirmatif que constitue la séquence d’ouverture est mis à mal par le particulier qui marque ainsi sa volonté de préserver son territoire.

Notes
212.

Dans les rencontres de Vente Directe, les salutations ne sont en aucun cas orientées vers l’arrière de la relation puisque les participants ne se connaissent pas.

213.

Seuls les exemples les plus caractéristiques de notre corpus illustreront notre analyse. Les listes d’interventions proposées ne sont donc pas exhaustives.

214.

Quelques échanges de salutations sont formulés à l’interphone, lorsque le vendeur n’a pas un accès direct au palier du particulier. Ces salutations sont systématiquement réitérées quand les participants se retrouvent en face-à-face. Voir pour exemple les interactions n°55 et 56.

215.

Dans quelques cas, la demande de présentation ne se substitue pas à la salutation mais lui est immédiatement consécutive. Voir pour exemple l’interaction n°19.

216.

Les excuses formulées par le démarcheur seront étudiées sous le point 2.1.1.

217.

La présentation du démarcheur devrait en effet conduire à la présentation des raisons de sa visite.