1.1.2.2. Ne pas coopérer à l’interaction

Puisque c’est le vendeur qui propose la rencontre, il se trouve à l’initiative de l’interaction et, ainsi, de la plupart des échanges. C’est donc lui qui est susceptible d’orienter l’interaction. Il ne peut pas pour autant la développer à sa guise. Le vendeur a besoin de la coopération de son interlocuteur. Or, dans le souci de préserver son territoire, le particulier peut, dès les premiers instants de la rencontre, se contenter de garder une position réactive minimale, ce qui finit par limiter les possibilités du démarcheur.

Interaction n°37 :’ ‘1 V : bon:jour monsieur=’ ‘2 M : =bonjour=’ ‘3 V : =excusez-nous d’vous déranger on réalise une petite enquête auprès des habitants du quartier est-ce que vous avez quelques p’tites minutes à nous accorder/’ ‘4 C : non ’ ‘5 V : non/ vous n’avez p’t’être pas trop l’temps maintenant/’ ‘6 C : non ’ ‘7 V : et: à quel moment p’t’être vous avez quelques minu- vous [auriez quelques minutes à nous accorder/’ ‘8 C : [heu::: je sais pas (.) à priori j’en n’ai pas=’ ‘9 V : =vous en n’avez pas/=’ ‘10 C : =non=’ ‘11 V : =oh c’est vraiment pas très- c’est vraiment très court hein/’ ‘12 C : oui non mai:s heu: non ’ ‘13 V : [on pourra revenir apr-’ ‘14 C : [je préfère pas ’ ‘15 V : vous préferez pas/’ ‘16 C : non=’ ‘17 V : =ça a rien d’indiscret j’vous rassure hein si c’est [heu:’ ‘18 C : [oui oui non mai:s heu je préfère pas=’ ‘19 V : =d’accord (.) ben merci quand même alors=’ ‘20 C : =j’vous en prie ’ ‘21 M : [au revoir’ ‘22 V : [bonne journée ’ ‘23 C : bonsoir’

Dans cette interaction, le particulier ne coopère pas à l’interaction. Il adopte un comportement nettement négatif. Il ne se conforme pas au principe de coopération (« Cooperative Principle », Grice [1979] 218 ), à savoir « Que votre contribution conversationnelle corresponde à ce qui est exigé de vous par le but et la direction acceptés de l’échange parlé dans lequel vous êtes engagé. » (C. Kerbrat-Orecchioni, in Charaudeau et Maingueneau, 2002 : 368), pour la simple et bonne raison que le prospect refuse de s’engager dans l’échange. La principale règle, ou « maxime », que le particulier ne suit pas est celle de la quantité : « Que votre contribution contienne autant d’information qu’il est requis (pour les données conjoncturelles de l’échange). » (Ibid., 368). L’attitude interactionnelle du particulier consiste en une coopération minimale qui manifeste un refus d’entrer véritablement dans l’interaction. Ce comportement est également relevé dans l’interaction suivante :

Interaction n°33 :’ ‘1 V : bon:jour monsieur’ ‘2 M : [bonjour’ ‘3 C : [messieurs da:mes=’ ‘4 V : =excusez-nous d’vous déranger nous faisons une petite enquête auprès des habitants du quartier est-ce que vous auriez quelques instants à nous accorder/’ ‘5 C : à quel sujet/’ ‘6 V : c’est au sujet des moyens d’information qu’utilisent les habitants (.) radio télévision journaux revues Minitel Internet heu: fff et tout- toutes ces choses dans ce style là’ ‘7 C : non merci ’ ‘8 V : ça n’vous intéresse pas tellement/=’ ‘9 C : =pas du tout ’ ‘10 V : oh: mon dieu pourquoi (.) vous aimez pas vous informer peut-être/’ ‘(1’’) non (.) vous êtes pas très curieux’ ‘11 C : non ’ ‘12 V : oh: ben [c’est dommage’ ‘13 C : [pas du tout ’ ‘14 V : et ben écoutez (.) merci quand même alors=’ ‘15 C : =je vous en prie ’ ‘16 V : [au revoir’ ‘17 M : [au revoir’ ‘18 C : au revoir

Après l’emploi des termes d’adresse « messieurs dames » qui font office de salutation (3C) et une demande de précisions (5C), le particulier adopte un comportement interactionnel uniquement réactif et minimal. Il ne répond que par la négative aux interventions initiatives du démarcheur. De telles réactions peuvent être considérées comme des « enchaînements non‑préférés ». Il existe en effet une « organisation préférentielle des échanges » qui révèle une distinction entre enchaînements « préférés » et « non-préférés ». Le principe en est défini par Levinson en ces termes :

‘Not all the potential parts to a first part of an adjacency pair are of equal standing : there is a ranking operating over alternatives such that there is at least one preferred and one dispreferred category of responses. (Levinson, 1983 : 307)’

La question se pose tout de même de savoir quel est le point de vue adopté pour juger de la « préférence » d’un enchaînement. En effet, dans l’interaction n°37 présentée plus haut, les interventions du particulier apparaissent bien comme « non–préférées » par le vendeur qui espère une réponse positive. Ces réponses sont par contre « préférées » par le particulier qui les formule d’ailleurs à deux reprises (14 et 18C) en ces termes : « je préfère pas ». Aussi, catégoriser, dans les interactions 35 et 37, les interventions du particulier comme des enchaînements non-préférés revient à adopter uniquement le point de vue du démarcheur 219 . Si nous parlons du fait que le particulier produit des enchaînements non-préférés, c’est dans la perspective du vendeur qui est de développer l’interaction. Ces interventions qui contrarient les attentes — ou plutôt les espoirs — du démarcheur sont pourtant bien un moyen pour le particulier de limiter le développement de l’interaction. Elles marquent sa non-coopération à l’échange et sont un moyen de conduire le démarcheur à clore la rencontre puisque dans les deux cas proposés en exemple, le vendeur est amené à initier la séquence de clôture.

Interaction n°37 :’ ‘19 V : d’accord (.) ben merci quand même alors=’ ‘20 C : =j’vous en prie’ ‘21 M : [au revoir’ ‘22 V : [bonne journée’ ‘23 C : bonsoir’ ‘ Interaction n°33 :’ ‘14 V : et ben écoutez (.) merci quand même alors=’ ‘15 C : =je vous en prie’ ‘16 V : [au revoir’ ‘17 M : [au revoir’ ‘18 C : au revoir’
Notes
218.

L’apport théorique de Grice a été évoqué dans l’Introduction Générale de ce travail.

219.

Le critère de la fréquence, qui participe à la catégorisation d’enchaînements comme « préférés » ou « non‑préférés », ne nous aide guère puisque le nombre de réactions négatives est supérieur à celui des réactions positives. La logique voudrait alors que ce soit les réponses négatives (qui sont les plus fréquentes) qui correspondent à la forme non-marquée et qu’une réponse positive du particulier (si rare dans les faits) devienne la réponse marquée.