2.1.1. Une réparation du dérangement provoqué : l’excuse 

La visite du démarcheur entraîne une offense territoriale conséquente pour le particulier. Le vendeur, conscient du problème que pose cette ingérence, s’excuse alors avant même qu’un quelconque dérangement soit exprimé par le particulier 255 . Par une formule réparatrice, il atténue, dès les premiers instants de l’interaction, la menace provoquée. Sur les cinquante‑six interactions transcrites, vingt et une présentent un tel acte de langage 256 . La formulation attestée dans la quasi-totalité de ces interactions (vingt sur vingt et une) est : « excusez-nous de vous déranger ». Dans le dernier cas, l’acte de langage prend la forme : « j’vous dérange pas trop j’espère ».

Interaction n°44 :’ ‘((des discussions sont perçues ; elles proviennent de l’intérieur de l’appartement))’ ‘1 M : [bonjour’ ‘2 C : [bonsoir’ ‘3 V : bonsoir monsieur (.) j’vous dérange pas trop j’espère=’ ‘4 C : =si on a du monde’ ‘5 V : ah mince (.) écoutez on repassera à un aut(re) moment alors’

Dans cet extrait, le dérangement est manifeste puisque, dès l’ouverture de la porte, le vendeur perçoit que le prospect est occupé avec d’autres visiteurs. L’ambiance festive qui émane de l’intérieur de l’appartement laisse penser que la démarche est particulièrement inopportune. Cette impression est rapidement corroborée par le prospect qui, devant le doute émis par le visiteur dans la formule « j’vous dérange pas trop j’espère », confirme immédiatement que « si » et précise « on a du monde ». Cette possible affirmation du dérangement explique le choix quasi-systématique du démarcheur d’asserter l’excuse plutôt que de la soumettre à une réponse.

En effet, les deux interventions « excusez-nous d’vous déranger » et « j’vous dérange pas trop j’espère » évoquent le même thème du dérangement mais ne sont pas équivalentes sur le plan interactif. Alors que la première formule est un énoncé qui n’attend pas de réponse — elle est d’ailleurs généralement immédiatement suivie par l’explication du but de la démarche (« excusez-nous de vous déranger on fait une petite enquête », ou encore « excusez-moi d’vous déranger j’viens récupérer la p’tite fiche ») — la deuxième est une question qui reste ouverte à une réaction du particulier (« j’vous dérange pas trop j’espère »).

Dans l’interaction n°44, la réaction du client à cette question est immédiate. Il affirme que la visite l’importune et en apporte même la raison. Le visiteur a pris le risque de mettre en péril sa démarche puisqu’une réponse positive court-circuite tout développement et oriente les deux participants, dès leur premier échange, vers la fin de l’interaction. Le vendeur doit ainsi être prudent et n’utiliser que l’assertion 257 . Dans ce cas l’excuse, qui fonctionne comme une minimisation directe de la menace, est intégrée dans la présentation du vendeur :

Interaction n°33 :’ ‘1 V : bon:jour monsieur’ ‘2 M : [bonjour’ ‘3 C : [messieurs da:mes=’ ‘4 V : =excusez-nous d’vous déranger nous faisons une petite enquête auprès des habitants du quartier est-ce que vous auriez quelques instants à nous accorder/’ ‘5 C : à quel sujet/’ ‘6 V : c’est au sujet des moyens d’information qu’utilisent les habitants (.) radio télévision journaux revues Minitel Internet heu: fff et tout- toutes ces choses dans ce style là’

L’excuse n’attend ici aucune réaction particulière. Elle est d’ailleurs directement suivie d’une justification de la démarche et la parole n’est pas laissée au prospect. Seuls deux cas d’assertion connaissent une évaluation du prospect 258 . Celle-ci confirme parfois le dérangement provoqué.

Interaction n°52 :’ ‘3 V : oui: bonjour excusez-nous d’vous déranger:’ ‘4 C : [c’est rien’ ‘5 V : [on visite tous les habitants du quartier on a une p’tite fiche d’information sur la presse à remplir’ ‘6 C : mm’

L’évaluation « c’est rien » accuse réception de l’excuse portant sur une offense bien effective mais elle ne remet pas en question la poursuite de l’interaction. Elle ne fonctionne que comme un accusé de réception de l’excuse et indique que le dérangement n’est pas insurmontable. Le « non » de l’interaction suivante relève du même emploi tout en assurant, cette fois-ci, au visiteur qu’il n’est pas malvenu :

Interaction n°51 :’ ‘2 V : bonjour Madame ’ ‘3 C : [bonjour Mesdames’ ‘4 V : [excusez-nous d’vous déranger=’ ‘5 C : =non’ ‘6 V : (PETITS RIRES) on visite tous les habitants du quartier et on a une p’tite fiche d’information sur la presse à remplir’ ‘7 C : oui: c’est- ben écoutez rentrez/ (.) [heu si vous voulez’ ‘8 V : [d’accord (.) merci’

Dans ces deux extraits, les chevauchements de tours de parole (4C et 5V, I52) et les enchaînements rapides entre les interventions (4V, 5C et 6V, I51) manifestent que les évaluations exprimées par les prospects sont glissées dans une intervention plus large du vendeur 259 . Ce tour de parole qui regroupe excuse et justification fonctionne comme un tout. Le seul moyen qu’a le prospect pour exprimer plus qu’une évaluation est d’interrompre le démarcheur dans sa présentation.

Interaction n°18 :’ ‘1 V : bonjour [madame’ ‘2 M : [bonjour madame’ ‘3 C : messieurs [dames’ ‘4 V : [excusez-moi d’vous déranger/=’ ‘5 C : =c’est pour quoi/’ ‘6 V : c’est pour récupérer la p’tite fiche que j’vous ai mi(se) dans la p’tite boîte aux lettres madame/=’ ‘7 C : =oh ben non fff écoutez on en a marre (.) on n’arrête pas d’frapper aux porte:s’

Une telle interruption reste un cas isolé. Le prospect exprime un agacement dans son intervention « c’est pour quoi », agacement qu’il développe dans l’intervention qui suit (7C). Le démarcheur utilise donc de manière systématique l’assertion pour s’excuser quant au dérangement provoqué. Aucune réponse n’est alors attendue et l’enchaînement avec la présentation de la démarche permet de ne pas laisser de place à l’expression d’un dérangement qui conduirait à la fin de l’interaction 260 .

Notes
255.

Deux cas où le particulier exprime ouvertement la gêne occasionnée par la visite, et amène du même coup le démarcheur à s’excuser, seront considérés dans la suite de ce travail.

256.

L’excuse n’est pas systématique dans la mesure où elle ne constitue pas le seul acte de langage susceptible d’atténuer l’offense territoriale commise. D’autres atténuateurs (des actes de langage ou des procédés plus micro) seront décrits dans les pages suivantes.

257.

La constance dans la formulation assertive de cet acte, et ceci malgré les différentes personnalités des vendeurs, montre à quel point les premières interventions de la démarche sont intégrées et mémorisées. La seule variation relevée est l’emploi du pronom de première personne du singulier (dans quatre cas sur vingt : « excusez-moi d’vous déranger »).

258.

D’autres assertions ont pu trouver écho dans un comportement non-verbal du prospect. Cependant, seuls les cas d’évaluation verbale sont ici considérés puisque l’accès aux interactions se limite au matériel verbal.

259.

Les légers rires du vendeur dans l’intervention 6V (interaction n°51) répondent à la bonne humeur apparente du prospect. Ils peuvent fonctionner ici comme « remplisseurs » face à une intervention du prospect non attendue qui coupe la formule de présentation.

260.

L’utilisation de l’assertion est d’ailleurs requise tout au long de la démarche. Lors du stage de formation des nouveaux vendeurs, il est précisé que la formule « vous permettez, merci Madame » est préférable à « Est-ce que vous permettez ? ». L’objectif d’un tel comportement interactif est de ne pas laisser de phrase en suspens et de réduire les possibilités de réactions, notamment les négatives, du prospect.