2.2.1. Les salutations complémentaires

L’hétérogénéité d’une classe comme celle des salutations complémentaires a été évoquée dans le Chapitre précédent 266 . Le problème est de savoir si toutes les interventions qui font partie de la séquence d’ouverture d’une interaction et qui suivent l’échange des salutations sont des salutations complémentaires. L’unicité d’une telle classe est discutable. Il semble pourtant qu’une même fonction soit attribuable à l’ensemble varié de ces interventions.

Situées entre l’échange de salutations et le corps de l’interaction, les salutations complémentaires servent d’amorce à l’interaction (André-Larochebouvy, 1984 : 69) 267 . Néanmoins, elles peuvent également regrouper l’ensemble des interventions qui, sans forcément introduire explicitement un thème, permettent de « préparer le terrain ». Ces ouvreurs adoucissent la tension engendrée par l’interaction. Ils permettent de détendre l’atmosphère en vue de la poursuite de l’interaction. Le thème directeur n’est pas évoqué dans le contenu même d’un ouvreur mais son développement paraît plus accessible.

Il existe deux catégories d’ouvreurs : les questions de salutations (« greeting questions ») et les assertions de salutations (« greeting remarks ») 268 . Sur un total de vingt ouvreurs, une seule question de salutation à proprement parlé est relevée dans le corpus :

Interaction n°4 : ’ ‘8 V : […] bonjour madame vous allez bien/’ ‘9 C : ben: (il) faut bien hein’

L’intervention du vendeur est bien une question du type « ça va ? » mais une telle demande est rarement formulée entre inconnus. Cet ouvreur est fortement ritualisée et n’attend pas forcément d’autre réponse qu’un « oui » ou un « ça va » en retour, mais elle ne représente pas moins une menace pour la face de son destinataire — d’autant plus que, dans l’extrait proposé, la formule est plus développée (« vous allez bien/ »). En effet, Kerbrat‑Orecchioni note que le statut d’une question de salutation « est intermédiaire entre celui d’une question et celui d’une assertion » et que « plus la tournure est élaborée, mieux se maintient la valeur de question » (1994 : 52). Ainsi l’intervention du démarcheur peut être ressentie comme une nouvelle menace 269 .

Une alternative à cette question rituelle sur la santé est d’être plus précis. Ainsi, on trouve dans quatre interactions (n° 1, 14, 15 et 29) un énoncé du type : « j’vous ai réveillée/ » (4V, I14). C’est bien une question de salutation sur la santé mais elle est davantage intégrée dans un contexte qui légitime sa présence 270 . Elle n’en reste pas moins une question (la preuve en est que chaque occurrence attend une réponse du particulier) et elle entraîne à ce titre les mêmes menaces que toute autre question de salutation.

Or, le but du vendeur est bien de minimiser l’ingérence commise et non de l’amplifier. Les salutations complémentaires formulées sont donc davantage des assertions que des questions de salutations. Ainsi, aucune menace supplémentaire n’est provoquée et cette intervention peut alors « servir d’amorce à un développement d’un thème qui servira alors d’exorde avant d’aborder d’autres sujets moins anodins. » (André-Larochebouvy, 1984 : 69).

Les sujets sur lesquels portent ces ouvreurs sont multiples, mais ils peuvent être regroupés sous deux thèmes : l’apparence physique du particulier ou de quelqu’un de son entourage immédiat, et son occupation du moment 271 . Les seize assertions de salutation que présente le corpus se répartissent comme suit 272  :

Thème Personne concernée Sous-thème 273 Interaction Exemple
Apparence physique
Prospect
santé 1 « bonjour madame (.) oh la la (.) vous avez l’air fatigué (.) oh: (.) une journée difficile hier/ » (3V, I1)
peur 2, 9, 30 et 32 « bonjour monsieur (.) n’ayez pas peur hein c’est rien » (2V, I9)
pressé 5 « oui: hou la (.) vous avez l’air pressé (.) qu’est-ce qui s’passe/ » (3V, I5)
Entourage du prospect
chien 4, 8, 17 et 27 « bonjour (.) c’est pas vous qu(i) avez aboyé quand même/ » (3V, I8)
enfant 36 et 47 « bonjour bébé t’as vu/ on a les cheveux d’la même couleur » (5V, I36)
Occupation Prospect
travaux 23 et 24 « vous êtes en plein travaux là hein dites don:c aïe aïe aïe » (3V, I24)
téléphone 10 « bonjour madame (.) vous êtes au téléphone/ » (2V, I10)

Les assertions de salutations les plus fréquentes portent sur la peur que peut ressentir le particulier et sur son animal de compagnie. Ce dernier constitue un très bon support au développement d’un sujet autre que le thème directeur de la démarche 274 . Lorsqu’un animal est présent à l’ouverture de la porte, il est systématiquement pris en considération par le vendeur qui peut commenter son allure (« il est tout mignon/ (.) bon:jour (.) bonjour Jimmy (.) oh ben il est- il est gentil comme tout », 16V, I4) ou faire preuve d’humour après l’avoir entendu japper à travers la porte (« bonjour (.) c’est pas vous qu(i) avez aboyé quand même/ », 3V, I8).

L’éventuelle appréhension du particulier à l’ouverture de sa porte est également reprise par le démarcheur qui prend l’initiative de rassurer son interlocuteur. Ce type d’assertions de salutation est ainsi représentatif de la volonté du vendeur de minimiser l’ingérence commise par sa démarche. Qu’il soit question d’atténuer explicitement la peur du prospect ou d’aborder d’autres thèmes anodins, la fonction de l’ensemble de ces assertions de salutations est la même : amorcer l’interaction et adoucir la tension qu’elle peut provoquer 275 .

Les salutations complémentaires font partie intégrante des stratégies utilisées par le démarcheur pour entamer l’explication du but réel de sa visite. Constituant une étape intermédiaire entre la séquence d’ouverture et le corps de l’entrée en porte 276 , elles permettent l’introduction délicate des thèmes les plus menaçants tels que celui d’accorder un instant au démarcheur.

Notes
266.

Voir le point 1.2.1.3.b sous lequel les salutations complémentaires ont été étudiées comme un moyen de personnaliser la démarche.

267.

Dans cette optique le terme « ouvreur » tend à être préféré à celui de « salutation complémentaire ».

268.

Sur ce point, voir Kerbrat-Orecchioni (1994 : 52-55).

269.

Le développement dont cette question aurait pu faire l’objet est d’ailleurs totalement stérile. Le particulier ne dévoile qu’un minimum d’information (« ben: (il) faut bien hein […] on va faire aller » 9V et 11V, I4) et l’échange tourne court. Il est suivi d’une nouvelle salutation complémentaire qui, cette fois, est un assertion de salutation — et non plus une question. Elle porte sur un des thèmes privilégiés des démarcheurs (dont il sera question dans les lignes qui suivent) : les animaux de compagnie.

270.

Un contexte de début d’après-midi justifie en effet une telle question qui trouve d’ailleurs parfois une réponse positive (interaction n°15) :

1 V : bonjour monsieur (.) oh: on vous a réveillé hein

3 C : ouais

271.

Le troisième thème dégagé par Kerbrat-Orecchioni (1994 : 55) concerne les commentaires sur le temps qu’il fait, mais aucune salutation complémentaire portant sur ce sujet n’est relevée dans le corpus.

272.

La salutation complémentaire « oh: quel beau muguet (.) (il) y a déjà du muguet/ », relevée dans l’interaction n°25 (4V), n’apparaît pas dans ce tableau. Bien qu’en position intermédiaire entre l’ouverture et le corps de l’entrée en porte, elle ne nous paraît pas réellement relever d’une assertion concernant l’occupation du prospect, contrairement aux interventions présentées dans le tableau. Cette intervention s’apparente davantage à un commentaire de site (dont il sera question au Chapitre 4). La distinction entre salutation complémentaire et commentaire de site se situe alors dans l’opposition entre un thème qui prend appui sur des éléments animés (interlocuteur, enfant, chien, etc.) et un thème développé à partir d’éléments inanimés (fleurs, peintures, musique, etc.).

273.

Cette présentation n’est pas des plus heureuses puisqu’elle place les thèmes « santé », « peur », « pressé » puis « travaux » et « téléphone » au même niveau que les sujets animés « chien » et « enfant ». Cette organisation sera cependant conservée par souci de commodité de lecture du tableau.

274.

Le cas le plus extrême de l’utilisation de la présence d’un animal est l’interaction n°17. Ce sujet devient le thème directeur de l’entrée en porte et l’explicitation du but de la démarche n’est que glissée dans une large séquence conversationnelle (voir l’analyse de cette entrée en porte sous le point 3.2.3.2.).

275.

A ces fonctions s’ajoute celle, étudiée dans le Chapitre 1, de permettre une personnalisation de la démarche.

276.

Cette expression est construite sur le modèle du « corps de l’interaction » (Kerbrat-Orecchioni, 1990 : 220). Elle désigne la séquence qui suit la séquence d’ouverture de l’interaction. Le corps de l’entrée en porte est lui‑même suivi soit de l’entrée dans l’appartement (lorsque le particulier l’autorise), soit de la séquence de clôture de l’entrée en porte, et donc de l’interaction (lorsque le particulier refuse de poursuivre la rencontre). Dans ce dernier cas, puisque l’interaction dure uniquement le temps de l’entrée en porte, le « corps de l’entrée en porte » correspond exactement au « corps de l’interaction ».