2.2.2. Le compliment

Le compliment est un autre procédé employé par le vendeur ; il fonctionne comme un amadoueur. Plusieurs interventions analysées comme telles sont relevées dans le corpus. Elles expriment une évaluation positive, possèdent une valeur illocutoire assertive et sont toutes focalisées sur le destinataire de manière plus ou moins directe 277 . Cet acte de langage entre de manière claire dans la démarche commerciale dont le complimenté fait l’objet puisqu’il joue un rôle qui est double : il flatte le particulier et facilite le passage à l’interaction.

Le premier de ces deux rôles ne peut pas être ignoré. Le compliment est une intervention susceptible de flatter le particulier et d’atténuer l’ingérence entraînée par la démarche. Cependant, « tout compliment risque (...) d’éveiller une certaine méfiance (...) » (Traverso, 1996 : 92). Ainsi, un compliment directement adressé au particulier éveillerait des soupçons quant à sa sincérité. Le vendeur étant un étranger pour son interlocuteur, il ne peut se permettre de le complimenter ouvertement.

On ne relève que très peu de compliments directs, c'est-à-dire portant sur le particulier lui-même, tels que « oh mais vous êtes courageuse oh::: » (14V, I10). Le démarcheur peut complimenter progressivement son interlocuteur comme dans l’exemple suivant, où il commence par s’adresser à l’enfant du particulier :

Interaction n°36 :’ ‘((V s’adresse au bébé que V tient dans ses bras))’ ‘10 V : t’aimes bien t’marrer toi hein/ ça a l’air d’être une sacrée coquine hein/ et puis vous aussi apparemment vous aimez bien rigoler hein/’

La cible du compliment est d’abord une personne étroitement liée au particulier (son bébé) avant d’être le particulier lui-même. L’utilisation de plusieurs pronoms personnels marque d’ailleurs cette progression. Le démarcheur s’adresse dans un premier temps à l’enfant et emploie le pronom de deuxième personne du singulier (« t’aimes bien t’marrer toi hein/ ») 278 , puis il change de destinataire avec l’usage de la troisième personne du singulier (« ça a l’air d’être une sacrée coquine hein/ ») pour finir par complimenter directement le particulier à travers le vouvoiement (« et puis vous aussi apparemment vous aimez bien rigoler hein/ »). L’étude des autres compliments relevés dans le corpus révèle que la plus grande partie de ces actes de langage ne se rapporte qu’indirectement au particulier.

Interaction n°4 : 279 ’ ‘((V s’adresse au chien qui est sorti sur le palier))’ ‘16 V : il est tout mignon/ (.) bon:jour (.) bonjour Jimmy (.) oh ben il est- il est gentil comme tout ’ ‘ Interaction n°20 :’ ‘46 V : [...] en tout cas c’est bien fleuri chez vous hein/’ ‘ Interaction n°25 :’ ‘4 V : oh: quel beau muguet [...]’

L’attention du démarcheur se porte sur un élément de l’univers du particulier et non directement sur lui-même. Néanmoins, en constatant la gentillesse du chien ou la beauté des fleurs, c’est le maître de l’animal ou le cueilleur de fleurs qui est flatté. Dans cette rencontre entre inconnus, ce premier rôle que tient le compliment n’est pas le plus essentiel. Outre le fait de flatter le complimenté, ce type d’intervention permet avant tout de faciliter le passage à l’interaction.

En effet, « (...) il apparaît que le compliment est largement utilisé pour faciliter ce passage, pour rompre la glace. » (Traverso, 1996 : 107). Il participe à l’émergence d’un thème d’ouverture de la conversation, comme le notent Wolfson et Manes (1980) dans leurs travaux sur des situations où les interlocuteurs ne se connaissent pas 280 :

‘(…) the compliments serve an important interactional function : offering a topic for conversation while at the same time establishing a point of agreement and, by the expression of approval, creating a sense of rapport, however superficial. (Wolfson et Manes, 1980 : 397)’

Le second rôle que joue le compliment est donc de permettre d’engager l’interaction sur un thème qui, même s’il reste superficiel, favorise le passage vers un autre sujet plus sérieux. Rares sont cependant les cas où la formulation d'un compliment entraîne le développement d’échanges de type conversationnel. La plupart d'entre eux ne trouve qu'une réaction minime, voire inexistante, du complimenté car il reste méfiant 281  :

Interaction n°4 : ’ ‘16 V : il est tout mignon/ (.) bon:jour (.) bonjour Jimmy (.) oh ben il est- il est gentil comme tout=’ ‘17 C : =Jimmy arrête (.) allez rentre’ ‘18 V : on f- fait une petite enquête est-ce que vous avez quelques p’tites minutes à [nous accorder/ (.) vous avez pas bien l’temps/’ ‘19 C : [ah non (.) non non parce que non (.) parce que bon heu: j’ai: mon kiné qui vien:t (.) j’ai tout ça: heu= (inaudible)’

Dès l'ouverture de sa porte, le particulier s'évertue à faire entrer son chien dans l'appartement et, poursuivant cet objectif, il ne répond pas aux compliments qui viennent de lui être indirectement adressés 282 . L’échange complimenteur est alors tronqué, puisqu’aucune intervention réactive ne suit l’initiative, mais cette absence n’est pas marquée. La troncation relevée dans l’extrait suivant ne l’est pas non plus :

Interaction n°25 : ’ ‘1 V : [bonjour madame’ ‘2 M : [bonjour’ ‘3 C : bonjour=’ ‘4 V : =oh: quel beau muguet (.) (il) y a déjà du muguet/’ ‘5 C : oui je l’ai ramassé cette après-midi’ ‘6 V : oh faites-moi sentir (.) j’adore ça (.) dites donc j’crois qu’on est pas venu vous voir encore/’ ‘7 C : ah: je n’sais pas ’ ‘8 V : c’est quel nom/’ ‘9 C : M.’

Dans l’intervention 5C, le complimenté répond à la question posée par le démarcheur et non véritablement au compliment 283 . La présence de cette question, qui suit immédiatement la formulation du compliment, indique qu’en fait, aucune réaction n'est véritablement attendue par le vendeur puisque, après la formulation d'un compliment, il enchaîne systématiquement en poursuivant sa démarche, même si le particulier répond au compliment :

Interaction n°36 :’ ‘10 V : t’aimes bien t’marrer toi hein/ ça à l’air d’être une sacrée coquine hein/ et puis vous aussi apparemment vous aimez bien rigoler hein/’ ‘11 C : ah oui/ hein (RIRES)’ ‘12 V : on fait une petite enquête auprès des habitants du quartier est-ce que vous avez quelques p’tites minutes à nous accorder/’

Le particulier réagit de manière positive au compliment qui lui est adressé. L’échange complimenteur est ensuite clos par le démarcheur qui poursuit son objectif et présente le but de sa visite. Rares sont les cas où il y a ouverture d’un cycle complimenteur s’étalant sur plusieurs sous-échanges. Le seul exemple relevé est un cas particulier :

Interaction n°20 :’ ‘46 V : =la cohabitation c’est pas évident’ ‘(1’’) ma foi (.) [en tout cas c’est bien fleuri chez vous hein/’ ‘47 C : [les gens n’é- (.) n’est-ce pas/’ ‘48 V : vous avez la main verte’ ‘49 C : ouais (RIRES)’ ‘50 V : très bien (.) bon on va vous la laisser la p’tite fiche quand même puisque [(inaudible)’ ‘51 C [vous voulez qu’j’en fasse quoi/’ ‘52 V : pff: ça permet d’justifier d’not(re) travail (.) vous savez on est des employés i(l) faut qu’on justifie bien quelque chose’

La réaction du particulier apparaît comme marquée. Il manifeste son accord avec l’évaluation portée par le complimenteur mais l’expression « n’est-ce pas », qui constitue la deuxième partie de l’intervention 47C 284 , est à la limite de la normalité — cette normalité voulant que l’accord du complimenté s’exprime le plus souvent sur un mode atténué 285 . Cependant, le contexte dans lequel est formulé ce compliment explique une telle réaction. Les fleurs dont il est question ne sont pas réelles. Elles figurent sur une photographie reprise par un immense poster recouvrant l’ensemble du mur situé face à la porte d’entrée. Le compliment est donc formulé avec humour et la réaction « n’est-ce pas » y répond sur le même ton 286 .

Sur ce mode de l’humour se développe un cycle complimenteur. Il occupe deux échanges consécutifs, le premier constitué du compliment initiateur (« en tout cas c’est bien fleuri chez vous hein/ », 46V) et de l’évaluation positive apportée par le particulier (« n’est-ce pas/ », 47C), évaluation qui invite le complimenteur à poursuivre sur un second échange qui voit une nouvelle formulation du compliment (« vous avez la main verte », 48V) et une dernière réaction positive accompagnée de rires (« ouais (RIRES) », 49C). Puis, comme nous l’avons précédemment remarqué, le vendeur enchaîne sur une nouvelle tentative pour faire accepter sa démarche.

Le cycle complimenteur relevé dans cette interaction est un cas isolé. Sur l’ensemble du corpus, c’est le seul exemple d’enchaînement sur plusieurs échanges puisque, d’une part, les évaluations du complimenté sont rares, nous l’avons évoqué, et, d’autre part l’enchaînement dépend, entre autres facteurs, des circonstances de l’énonciation 287 . Le contexte de ces démarches commerciales donne au compliment un caractère plutôt menaçant. Kerbrat‑Orecchioni souligne le FTA que représente cet acte de langage pour tout complimenté :

‘(…) pour le territoire de ce même destinataire [le complimenté], le compliment est au contraire une sorte de FTA, d’abord parce qu’en tant que jugement c’est un acte d’ingérence dans les affaires d‘autrui, ensuite parce que comme tous les cadeaux, le compliment place son bénéficiaire en position de débiteur : s’il accepte le compliment, le complimenté peut se sentir « obligé », c'est-à-dire tenu de fournir en compensation une contrepartie (ne serait-ce que sous la forme de bonnes grâces, ou de la production d’un contre-compliment), ce qu’il n’a pas forcément envie de faire. (Kerbrat-Orecchioni, 2001a : 77)’

Le cadre interactionnel dans lequel se trouvent complimenteur et complimenté de notre corpus renforce ce FTA 288 . Le risque est grand, pour le vendeur, d’amplifier l’ingérence que le compliment visait à atténuer. Cet acte de langage est par conséquent toujours formulé avec précaution. Il est la plupart du temps centré sur un élément en lien avec le particulier, et non sur le particulier lui-même, et ses conditions d’apparition sont très restrictives.

La grande majorité des contextes ne se prête en effet pas à la formulation d’un compliment. Que ce soit parce qu’aucun élément de l’univers du particulier ne se prête à compliment (aucun enfant, aucun animal de compagnie, ou aucune fleur n’apparaît) ou parce que le particulier, lui-même, semble être dans une disposition psychologique défavorable (dans ce cas-là un compliment serait assez malvenu) 289 , la plupart des interactions de notre corpus ne présentent aucun compliment. Seuls 5 compliments sont relevés sur les 56 entrées en porte que compte le corpus.

Lorsque le contexte le permet, le démarcheur complimente son interlocuteur. Cet acte de langage a alors pour fonction, davantage que de flatter son destinataire, de constituer un premier thème facilitant le passage à l’interaction. La réponse au compliment reste cependant minimale, voire absente, car le particulier démarché n’entre pas dans ce jeu. Il ne sait rien de son interlocuteur et de ses objectifs et attend un autre développement.

Notes
277.

Cette définition du compliment est proposée par Traverso (1996 : 89-91).

278.

Le compliment est adressé à l’enfant mais il est certain qu’il rejaillit sur le particulier.

279.

Deux compliments sont formulés dans cette intervention : « il est tout mignon » et « il est gentil comme tout ».

280.

Extrait cité par Traverso (1996 : 107). Wolfson et Manes travaillent sur le cas particulier des réceptions. Dans ce cadre, ils envisagent un usage réciproque du compliment puisqu’ils évoquent un volonté commune de s’engager dans une conversation.

281.

Comme étudié sous le point 1.2.

282.

Cette absence de réaction peut être interprétée comme une stratégie d’évitement. L’intervention 17C est alors considérée comme l’un des « différents comportements par lesquels le complimenté esquive l’obligation de répondre au compliment », tel que le décrit Kerbrat-Orechioni (1994 : 251-260). Les raisons d’une telle échappatoire seront envisagées dans les lignes qui suivent.

283.

La réaction du complimenté pourrait être une réponse au compliment « oh : quel beau muguet ». Elle constituerait alors une évaluation positive (« oui ») à laquelle est ajouté un commentaire, une explicitation (« je l’ai ramassé cette après-midi »). Cependant, cette intervention répond plus certainement à la question intermédiaire « (il) y a déjà du muguet/ ».

284.

La première partie de l’intervention 47C (« les gens n’é- ») s’inscrit dans le thème précédemment développé sur les relations de voisinage.

285.

Kerbrat-Orecchioni (1994 : 232) précise que, dans le cas de l’échange complimenteur, Pomerantz parle non plus d’« optimal agreement », mais de « scaled-down agreement ».

286.

A la fonction de « briser la glace » attribuée au compliment s’ajoute alors ici celle, analogue, de l’humour.

287.

La nature de l’enchaînement dépend également de sa place dans l’interaction globale, du type d’interaction dans lequel il s’inscrit, et de la relation interlocutive (Kerbrat-Orecchioni, 1994 : 266).

288.

Ce cadre est présenté dans le Chapitre 1.

289.

Les cas de particuliers présentant d’eux-mêmes une disposition psychologique défavorable font l’objet du point 1.1.2.