2.2.3. Deux types de justification

Une justification est une formule réparatrice qui accompagne un acte menaçant pour en réduire la portée. Elle possède les mêmes marqueurs linguistiques que l’explication mais se distingue de cette dernière par une visée différente : la justification s’inscrit dans un rapport de force inverse à celui qu’instaure une explication. Alors que celui qui explique exerce un rapport de force sur son interlocuteur (puisqu’il est détenteur d’un savoir qu’il partage), celui qui se justifie place son interlocuteur en position dominante 290 . Il nous semble par conséquent cohérent de parler davantage de « justification » que d’« explication » dans une entrée en porte où de tels actes sont les réparations d’offenses préalablement commises 291 .

La justification est un procédé utilisé par le démarcheur non seulement pour adoucir la menace que représente sa visite, mais aussi pour atténuer les FTAs contenus dans les requêtes qu’il adresse au particulier. Des justifications apparaissent dans la grande majorité des interactions 292 . Leur formulation peut varier. Certaines justifications sont formulées spontanément par le démarcheur, alors que d’autres répondent aux interrogations du client.

Les premières justifications sont à l’initiative du démarcheur.

Interaction n°17 : 293 ’ ‘39 V : oh la: la: (.) c’est mignon (.) et ben c’est bien- heu on v’nait vous voir excusez-nous parce qu’on a mis une p’tite fiche dans la boîte aux lettres parce qu’on fait des p’tites enquêtes ’ ‘Interaction n°15 : ’ ‘1 V : bonjour monsieur (.) [oh: on vous a réveillé hein’ ‘2 M : [bonjour’ ‘3 C : ouais’ ‘4 V : heu: c’est pour récupérer la p’tite fiche qu’on vous a mi(se) dans la boîte aux lettres (.) est-ce que vous nous l’avez remplie/=’ ‘5 C : =non non’ ‘6 V : [non/’ ‘7 C : [j’l’ai pas encore remplie’ ‘8 V : vous l’avez pas encore remplie’ ‘9 C : non’ ‘10 V : trè:s bien (.) ok (.) parce qu’on fait une p’tite enquête et: on devait les récupérer/ (.) [aujourd’hui’ ‘11 C : [d’accord’

Ces deux formules réparatrices sont introduites par la locution conjonctive « parce que ». Le vendeur expose les motivations de sa visite en présentant les raisons qui l’amènent à solliciter le prospect. D’autres justifications ne comportent pas une telle marque linguistique mais ont le même effet d’adoucissement.

Interaction n°2 :’ ‘12 V : voilà sur- voilà (.) pour savoir comment les gens s’informent tout simplement’ ‘13 C2 : ah/ ben: allez-y’ ‘14 V : vous avez un petit coin d’table à nous accorder/ (.) ce s’rait plus confortable/’ ‘15 C2 : entrez’

La formule « ce serait plus confortable » est relevée dans plusieurs interactions. Elle accompagne la formulation de la requête « vous avez un petit coin d’table à nous accorder » pour minimiser la menace qu’elle représente 294  — et l’on pourrait tout à fait reconstruire un énoncé du type « est-ce que vous avez un petit coin d’table à nous accorder parce que ce serait plus confortable ». Ce type de justifications formulées à l’initiative du démarcheur, apparaît parfois dans le temps où le particulier réfléchit. Par ces justifications, le vendeur tente alors d’atténuer le FTA et d’influencer positivement la réponse de son interlocuteur.

Le second type de justification relevé occupe un position réactive.

Interaction n°2 :’ ‘6 V : on fait une petite enquête auprès des habitants du quartier est-ce que vous avez quelques p’tites minutes à nous accorder’ ‘7 C1 : mm [c’est à quel sujet/’ ‘8 V : [c: (.) c’est pas très très long c’est absolument pas indiscret c- (.) bonjour monsieur c’est pour savoir comment les gens s’informent/ (.) c’qu’i(ls) regardent à la rad- radio: c’qu’i:(ls) écoutent à la télévision:

C’est l’interrogation du prospect qui amène le démarcheur à exposer les raisons de sa visite. Cette demande du particulier est attestée dans près de la moitié des interactions du corpus. Il ne se contente pas des informations fournies par le visiteur même s’il pouvait trouver les justifications de cette sollicitation dans d’autres interventions comme celles des présentations. En effet, quelques interventions de la séquence d’ouverture fonctionnent également comme des justifications quant à la menace provoquée. C’est ainsi que l’étude des présentations déjà développée dans ce travail révèle que leur rôle peut être double 295 . Elles permettent d’abord au vendeur de se présenter afin de se faire accréditer comme interlocuteur. Ensuite, une fonction indirecte place ces présentations sous un nouveau statut : en se présentant, le vendeur justifie du même coup sa visite.

Interaction n°12 :’ ‘1 M : bonjour’ ‘2 C : [bonjour’ ‘3 V : [bonjour monsieu:r on: réalise une petite enquête auprès des habitants du quartier est-ce que vous avez quelques p’tites minutes à nous accorder’ ‘4 C : ouais si vous voulez’ ‘ Interaction n°23 :’ ‘9 V : =mais qu’est-ce qu’vous faites là/’ ‘10 C : j’enlève la colle (.) du camion’ ‘11 V : ben dis donc (.) c’est du boulot hein/ vous avez pas fini là hein (.) donc heu nous on est du centre d’étude et d’information Hachette et on vient récupérer la p’tite fiche qu’on vous a laissée (.) vous savez (il) y a une dizaine de jou:rs dans le:s boîtes aux lettres on a vu tout le monde ici (.) j’avais oublié d’venir vous voir (inaudible) (.) et en: c’qui concerne la scolarité:/’

Des explicitations du but de la démarche 296 telles que « on réalise une petite enquête auprès des habitants du quartier », ou encore, « nous sommes du centre d’étude et d’information Hachette », possèdent la fonction parallèle de donner les raisons de la démarche. Elles constituent d’ailleurs une double justification : elles permettent d’atténuer l’ingérence que provoque la visite et, dans un deuxième temps, de minimiser la requête qui va être formulée, à savoir : « est-ce que vous avez quelques petites minutes à nous accorder ».

Le démarcheur peut ainsi adoucir les menaces que provoquent sa présence, ainsi que certains de ces actes, par ce procédé accompagnateur qu’est la justification. Cette fonction de réparation peut s’intégrer à d’autres interventions (comme les présentations) ou constituer la raison même d’une intervention développée à l’initiative du démarcheur ou sous l’impulsion de particulier 297 .

Notes
290.

Voir sur ce point Chesny-Kholer (1981 : 65-66).

291.

La distinction entre explication et justification est évoquée dans de nombreux travaux dont ceux de Chesny‑Kolher (1981), Deschamps (1990) ou encore Torck (1995). Nous retiendrons la position de Adam (1992 : 129) qui considère la justification comme une forme particulière d’explication.

292.

Les seules interactions qui ne comportent aucune justification émise par le vendeur sont celles où le prospect ferme immédiatement sa porte (voir pour exemple l’interaction n°50).

293.

Aux deux justifications présentées dans cet extrait s’ajoute l’excuse considérée elle aussi comme un procédé d’adoucissement (cet acte de langage a fait l’objet du point 2.1.1.1.).

294.

La formulation de cette requête sera étudiée dans la suite de ce travail.

295.

Les présentations ont été envisagées dans le Chapitre 1 et analysées dans Lorenzo-Basson (1998).

296.

L’explicitation du but de la démarche est amalgamée à la présentation de l’identité du démarcheur (en précisant qu’il réalise une enquête, il se présente comme un enquêteur).

297.

Les justifications jusqu’alors envisagées portent sur les raisons d’être des choses qui posent problème (la visite, l’enquête, l’entrée dans l’appartement), là où d’autres dirigent parfois l’attention sur le sujet parlant (comme souligné en caractères gras dans l’intervention suivante) : « […] (et) puis nous comm- j’vous avais pas dit l’aut(re) jour qu’on était des étudiants dans l’cadre de nos études on fait des enquêtes » (I20, 14V).