2.2.4. Une requête préliminaire

Le démarcheur est l’initiateur de nombreux FTAs. A l’ingérence entraînée par sa visite s’ajoute notamment celle que peut représenter sa volonté d’entrer dans l’appartement du particulier. Les justifications fonctionnent comme des réparations efficaces de ce type d’offense, mais l’étude du corpus montre que cette stratégie, tout comme celle du compliment, peut s’appliquer à l’intérieur d’une séquence préliminaire construite autour d’un autre minimisateur important : une pré-requête. Cette intervention du démarcheur est le centre d’une partie conséquente du corps de l’entrée en porte puisqu’autour d’elle se développent différents échanges. C’est par conséquent une véritable séquence d’atténuation de l’offense, et non d’une simple intervention comme pour les stratégies précédemment étudiées. C’est un réel développement, initié par le vendeur, qui constitue le minimisateur le plus important de sa démarche.

Lors de l’entrée en porte, le but du démarcheur est d’entrer dans l’appartement du particulier puisque, sans cet accès, la démarche commerciale ne peut aboutir. La requête exprimant ce souhait constitue alors l’acte principal autour duquel tournent les interventions du vendeur. Cependant, une demande comme « est-ce qu’on peut entrer deux minutes » n’est pas concevable sans quelques préliminaires. Une telle requête exprimée dès les premiers échanges constituerait une menace si importante que la coopération entre les participants serait immédiatement interrompue par la réaction négative du particulier 298 .

Ce risque est si considérable qu’il n’est d’ailleurs jamais pris par le vendeur. En prévision d’un refus, le démarcheur retarde la formulation de cette requête 299 et développe une pré‑requête. La corrélation entre les requêtes préliminaires et l’anticipation du refus est étudiée par Hmed (2003 : 210-211) 300 . Son analyse d’un corpus d’interactions enregistrées dans des boucheries en France et en Tunisie démontre que dans toutes les situations où une réponse négative est prévisible — il s’agit, dans ces interactions, d’un refus du vendeur qui fait suite à la requête du client —, l’échange est précédé d’une requête préliminaire. Un des participants anticipe alors sur l’intervention réactive de l’autre. De la même manière, le démarcheur développe une requête préalable à la formulation de la requête principale de l’entrée en porte. Ce préliminaire constitue une séquence intermédiaire entre l’ouverture de la rencontre et la requête principale.

Interaction n°2 :’ ‘1 M : [bonjour’ ‘2 V : [bonjour’ ‘3 C1 : bonjour’ ‘4 V : n’ayez pas peur hein [c’est rien (RIRES)’ ‘5 C1 : [non non je n’ai pas peur j’écoute (RIRES)’ ‘6 V : on fait une petite enquête auprès des habitants du quartier est-ce que vous avez quelques p’tites minutes à nous accorder ’ ‘7 C1 : mm [c’est à quel sujet/’ ‘8 V : [c: (.) c’est pas très très long c’est absolument pas indiscret c- (.) bonjour monsieur c’est pour savoir comment les gens s’informent/ (.) c’qu’i(ls) regardent à la rad- radio: c’qu’i:(ls) écoutent à la télévision:’ ‘9 C2 : s’informer sur/’ ‘10 V : ben-=’ ‘11 C2 : =la télévision [et tout c’qui est journaux/’ ‘12 V : [voilà sur- voilà (.) pour savoir comment les gens s’informent tout simplement’ ‘13 C2 : ah/ ben: allez-y’ ‘14 V : vous avez un petit coin d’table à nous accorder/ (.) ce s’rait plus confortable/’ ‘15 C2 : entrez’ ‘16 V : me:rci beaucoup’ ‘17 M : merci’ ‘[...]’ ‘((V et M entrent dans l’appartement.))’

Cet extrait révèle l’existence d’une séquence préliminaire à la requête principale de l’entrée en porte (« vous avez un petit coin d’table à nous accorder », 14V). Des échanges préalables tournent autour d’une pré-requête : « est-ce que vous avez quelques p’tites minutes à nous accorder ». Cette intervention constitue en fait une question préliminaire à la requête 301 . Elle est directement liée à la possibilité de réalisation de la requête principale. La demande porte sur la disponibilité temporelle. Le choix de ce paramètre s’explique par le fait que c’est l’argument du manque de temps qui est le plus souvent avancé par le particulier pour refuser l’enquête qui lui est proposée 302 .

Dans l’extrait proposé, le particulier est amené à dire s’il veut accorder quelques minutes à son partenaire 303 . C’est seulement en cas de réponse favorable que le démarcheur formule le désir d’entrer dans l’appartement de son interlocuteur par la requête indirecte « vous avez un petit coin d’table à nous accorder ». Alors que dans l’interaction n°2, la question préliminaire à la requête ne trouve pas immédiatement réponse et initie une succession de plusieurs échanges préalables à la requête principale, d’autres interactions attestent une réaction positive plus immédiate.

Interaction n°12 : ’ ‘1 M : bonjour’ ‘2 C : [bonjour’ ‘3 V : [bonjour monsieu:r on: réalise une petite enquête auprès des habitants du quartier est-ce que vous avez quelques p’tites minutes à nous accorder’ ‘4 C : ouais si vous voulez’ ‘5 V : vous avez un p’tit coin d’table/’ ‘6 C : ouais’ ‘7 V : d’a:ccord (.) me:rci beaucoup’ ‘8 M : merci’ ‘[...]’ ‘((V et M entrent dans l’appartement.))’ ‘ Interaction n°13 :’ ‘1 V : [bonjour monsieur’ ‘2 M : [bonjour monsieur’ ‘3 C : messieurs dames’ ‘4 V : on fait une petite enquête auprès des habitants du quartier est-ce que vous avez quelques p’tites minutes à nous accorder’ ‘5 C : ben: fff: (.) une minute hein/ (RIRES)’ ‘6 V : (RIRES) vous avez un p’tit coin d’table/’ ‘7 C : heu: (.) ben: c’es:t s:i vous voulez/’ ‘[...]’ ‘((V et M entrent dans l’appartement.))’

Il ne s’agit alors plus de séquence préliminaire mais simplement d’un échange préliminaire à la requête principale. En effet, contrairement à l’interaction n°2 où la réponse du particulier est ajournée — puisqu’il questionne l’enquêteur avant de se prononcer (« mm c’est à quel sujet/ », 7C1) —, dans ces deux extraits, le particulier accepte immédiatement d’accorder du temps au démarcheur. Dans ces trois interactions, la réaction du particulier, quelle que soit sa rapidité, indique que la pré-requête fonctionne comme une véritable question. A la demande du vendeur « est-ce que vous avez quelques petites minutes à nous accorder ? » suit une véritable réponse quant aux possibilités du client à pouvoir accorder cet instant à son interlocuteur.

Cette question peut cependant prendre la valeur d’une requête indirecte.

Interaction n°42 :’ ‘((lorsque C ouvre la porte, la lumière du couloir s’éteint, V fait mine de ne plus rien y voir et cherche l’interrupteur à tâtons.))’ ‘1 C : bonjour [(RIRES)’ ‘2 M : [bonjour’ ‘(1’’)’ ‘3 C : i(l) vous est arrivé quoi/’ ‘4 V : hop (.) ah ben non (il n’)y a pas d’lumière’ ‘5 C : ah:=’ ‘6 V : =ah ben si (.) bon:soir ma:da:me’ ‘7 C : [monsieur’ ‘8 V : [on fait une petite enquête auprès des habitants du quartier est-ce que vous avez quelques p’tites minutes à nous accorder/’ ‘9 C : heu: pas très longtemps/=’ ‘10 V : =pas très [longtemps (.) c’est gentil [comme tout’ ‘11 C : [allez (.) ouais’ ‘12 M : [merci’ ‘13 C : allez-y’ ‘((V et M entrent dans l’appartement.))’

Dans cette interaction, le particulier répond positivement à la valeur de question de la requête « est-ce que vous avez quelques p’tites minutes à nous accorder/ » (8V) (même s’il indique que sa disponibilité est limitée) mais il prend également en compte sa valeur indirecte de demande d’entrée dans l’appartement. Les réactives « heu : pas très longtemps/ » et « allez (.) ouais » (9 et 11C) s’accompagnent d’un mouvement arrière du corps du particulier qui marque son accord quant à l’accès à son appartement 304 . Sur l’ensemble du corpus, seuls deux cas d’enchaînement sur cette valeur indirecte de demande d’entrée dans l’appartement sont relevés. La tendance est d’interpréter l’énoncé « est-ce que vous avez quelques p’tites minutes à nous accorder/ » comme une véritable question sur le temps, comme le montre l’interaction n°53 où le comportement du particulier révèle qu’il n’envisage à aucun moment la possibilité de faire entrer le démarcheur.

Interaction n°53 :’ ‘1 M : [bonjour’ ‘2 C : [bonjour’ ‘3 V : bonjour Madame excusez-nous d’vous déranger on visite tous les habitants du quartier on a une p’tite fiche d’information sur la presse à remplir’ ‘4 C : c’est obligatoire/’ ‘5 V : non pas du tout rien [n’est obligatoire’ ‘6 C : [c’est sur quoi/’ ‘7 V : c’est: sur c’que vous lisez et regardez à la télé en général (.) voilà=’ ‘8 C : =j’vous écoute/ ’ ‘9 V : on fait partie du: groupe heu Lagardère’ ‘10 C : [mm/’ ‘11 V : [tout simplement (.) voilà donc heu on remplit- (.) je- ah: (.) si j’y prenais à l’endroit ça serait p’t’être mieux’ ‘((V cherche un exemplaire de la fiche d’information))’ ‘(4’’) on remplit des p’tites fiches comme ceci’ ‘12 C : mm/=’ ‘13 V : =voilà (.) tout simplement (.) c’est possible ou: ça vous dérange=’ ‘14 C : =mais heu- deux minutes parce qu’il faut qu’je parte’ ‘15 V : ouais/ (.) d’accord=’ ‘16 C : =alors juste le temps d’remplir c’est tout hein/’ ‘17 V : mm/’ ‘((V et M entrent dans l’appartement))’

La réaction « j’vous écoute/ » (8C) marque une volonté limitée d’accorder du temps à l’enquête et l’intonation ferme qui accompagne cette intervention invite le démarcheur à se justifier. Face à la non-coopération interactive du prospect, qui ne produit que très peu d’interventions réactives — seulement deux énoncés régulateurs (« mm », 10 et 12C) pour plusieurs pauses dans le discours du vendeur restées inutilisées par son interlocuteur (notamment dans les interventions 11 et 13V) —, le vendeur fait référence à la disponibilité du particulier « c’est possible ou: ça vous dérange » (13V). Cette question indique à son destinataire que l’accord préalable « j’vous écoute » ne lui suffit pas. Il insiste alors sur la valeur indirecte de la requête : « est-ce qu’on peut entrer » et le particulier finit par permettre l’accès à son appartement, non sans quelques réticences (14 et 16C).

La question « est-ce que vous avez quelques petites minutes à nous accorder » (ainsi que les formulations qui s’y apparentent) possèdent cette valeur de question préalable à la requête. Dans les cas d’accord du particulier, la forme de la réponse apportée indique si elle se fait sur la valeur d’une question sur le temps (comme dans les interactions n°2, 12 ou 13) ou si elle se base sur une requête indirecte du type : « est-ce qu’on peut entrer » (les deux seuls cas relevés sont attestés dans les interactions n°42 et 43). Dans les situations de refus exprimé par le particulier d’accorder du temps à la démarche proposée, il est plus difficile de savoir si cette réponse négative se base sur la question « est-ce que vous avez quelques minutes » ou sur la requête indirecte qui sollicite l’accès à l’appartement.

Quoi qu’il en soit, que le particulier réponde à la valeur question (concernant la disponibilité temporelle) ou à la valeur de requête indirecte (sollicitant l’entrée dans l’appartement), une intervention telle que « est-ce que vous avez quelques p’tites minutes à nous accorder » fonctionne comme un préliminaire. Cette pré-requête, ainsi que l’ensemble des échanges susceptibles de lui faire suite et composant alors une véritable séquence préliminaire, ont pour fonction de minimiser la menace que représente la démarche et de préparer la formulation de la requête principale de l’entrée en porte qui portera sur le désir d’entrer dans l’appartement. Le développement de ce préliminaire permet alors au vendeur, si le particulier montre une disposition favorable, de pouvoir demander l’entrée à son domicile sans que cela soit ressenti comme une menace trop importante 305 .

Différents procédés sont développés dans le seul et unique but d’atténuer une menace omniprésente. Du compliment exprimé par une simple intervention, à une véritable séquence préliminaire initiée par une pré-requête, le vendeur déploie un grand nombre de moyens pour parvenir à minimiser toute menace apparente afin de se faire accepter par son interlocuteur. Les stratégies jusqu’ici envisagées relèvent de deux niveaux constitutifs de l’interaction : les échanges et les interventions. Une analyse plus microscopique permet une décomposition supplémentaire et révèle d’autres procédés d’adoucissement.

Notes
298.

Bien qu’elle comporte de nombreux procédés de minimisation (voir le point 2.1.3.3.), la menace qu’elle provoque est trop importante. Elle fait d’ailleurs souvent l’objet d’une formulation indirecte comme l’atteste l’interaction n°2 : « vous avez un petit coin d’table à nous accorder/ » (14V).

299.

Le vendeur peut même aller jusqu’à éviter la formulation d’une telle demande : « […] oh la la ben attendez on va rentrer ça s’ra p’t’être mieux parce qu’avec tout ça moi j’pense que je n’y arriverai plus hein/ (.) allez j’vais vous prendre un p’tit coin d’table […] » (I17, 107V). Cette intervention, glissée dans une conversation concernant les chiots présents sur le palier, prend la place d’une éventuelle requête et marque l’entrée simultanée du vendeur dans l’appartement.

300.

Hmed reprend notamment les conclusions proposées par Anderson, Aston et Tucker (1988).

301.

Nous empruntons cette terminologie à Hmed (2003 : 207).

302.

Ce paramètre de la disponibilité temporelle est choisi parmi d’autres par le démarcheur. La question préliminaire à la requête aurait pu porter sur l’intérêt de l’enquête. Une intervention du type : « on fait une enquête sur les moyens pratiques d’information est-ce que ça vous intéresse » n’est cependant jamais formulée.

303.

L’extrait ici considéré présente deux particuliers C1 et C2. Cette succession d’interlocuteurs n’est pourtant pas significative dans la mesure où l’étude du corpus indique que, lorsque le démarcheur est face à un seul destinataire, l’enchaînement « pré-requête - requête principale » est réalisé à l’identique.

304.

L’intervention « allez-y » (13C) ne marque pas l’accord quant à l’accès à l’appartement. Elle est postérieure à l’entrée effective de C et de M et n’a pour fonction que de les orienter à l’intérieur de l’appartement.

305.

La relation entre requête préliminaire et requête principale sera reprise sous le point 9.2.2.1. Ces requêtes successives seront alors évoquées dans le cadre de la théorie de l’engagement et en ces termes : faire accepter un acte moindre pour pouvoir proposer le suivant qui sera plus coûteux.