2.3.4. Une minimisation proportionnelle à la menace

Tous les actes produits par le démarcheur ne véhiculent pas la même menace. Quelques‑uns en sont d’ailleurs pratiquement dépourvus, c’est le cas des compliments qui fonctionnent comme des « Face Flattering Acts » 314 (Kerbrat-Orecchioni, 1996 : 54). Les autres actes, ceux qui restent des menaces pour leur destinataire, ont des portées différentes. Dans notre corpus, la pré-requête est clairement plus menaçante que la prise de rendez-vous suggérée par le vendeur. Cette dernière est une menace (elle est d’ailleurs accompagnée de nombreux minimisateurs), mais elle représente un FTA moins important car l’accès au domicile du particulier est différé. Par rapport à la pré‑requête « est-ce que vous avez deux p’tites minutes à nous accorder », la requête alternative « il y a p’t’être un moment où on peut passer sans qu’ça vous dérange trop » propose une rencontre ultérieure et permet de reporter la menace de la visite, alors adoucie.

La portée du FTA véhiculé par un acte de langage varie par conséquent selon sa nature (aussi bien selon l’acte de langage lui-même que selon son contenu). Mais la menace qu’il représente évolue également en fonction de sa place dans le déroulement de l’interaction. L’étude du corpus montre que le vendeur adoucit l’acte qu’il produit selon sa gravité pour le territoire du destinataire et l’énoncé d’un même acte, par exemple une requête, peut prendre diverses formes selon sa position dans l’interaction.

Lorsque la pré-requête : « est-ce que vous avez quelques p’tites minutes à nous accorder » est formulée, des procédés minimisateurs tels que « quelques » et « petit » sont utilisés pour adoucir le FTA 315 . Dans les cas de réponse hésitante du particulier, cette requête peut être réitérée, après quelques échanges, par le démarcheur. La seconde formulation de cette requête est alors un peu différente.

Interaction n°1 :’ ‘1 M : [bonjour’ ‘2 C : [bonjour ’ ‘3 V : [bonjour madame (.) oh la la (.) vous avez l’air fatigué (.) oh: (.) une journée difficile hier/’ ‘4 C : ouais=’ ‘5 V : =j’vous ai réveillée/’ ‘6 C : non [pas du tout non’ ‘7 V : [ah (.) vous m’rassurez\ (.) c’est juste une petite enquête (.) est-ce que vous avez quelques [p’tites minutes à nous accorder / ’ ‘8 C : [heu: dites-moi c’est pour quoi et je: je dis tout d’suite heu:’ ‘9 V : d’a:ccord c’est pour savoir comment les gens s’informent\ (.) c’qu’i(ls) regardent à la télévisio:n c’qu’i(ls) écoutent à la radio: c’qu’i(ls) lisent dans les journau:x’ ‘10 C : s’ils li(sent) des li:vres’ ‘11 V : heu non (.) s’ils lisent des revues oui’ ‘12 C : ah oui (RIRES) non mais ça: non je: (.) pour des livre:s [non (.) la télé non plus’ ‘13 V : [c’est pas des livres (.) c’est des porte-avions’ ‘14 C : [des/’ ‘15 V : [on vend- on vend des porte-avions nous’ ‘16 C : ah non non [non je:’ ‘17 V : [non vous voulez pas un porte-avions/’ ‘18 C : non non non’ ‘19 V : un sous-marin p’t’être/ non plus/ c’est dommage (.) on a des beaux porte-avions pourtant hein/’ ‘20 M : c’est vrai’ ‘21 V : vous avez pas quelques toutes petites minutes à nous accorder/’ ‘22 C : non mais c’est pas la peine de: de: de perdre vot(re) temps [parce que je:::’ ‘23 V : [et pourquoi:’ ‘24 C : ça m’intéresse pas j’achète- s:i- si des fois j’ai envie d’acheter un livre je vais au bureau de tabac je l’achète’

La seconde formulation de la question relative à la disponibilité temporelle est marquée par un adoucissement plus important de la menace. Le démarcheur ne sollicite plus « quelques p’tites minutes » mais « quelques toutes petites minutes » et la construction de la requête est interro­-négative (« vous (n’)avez pas »). La réitération de la pré-requête et la pré-requête elle-même constituent le même acte. Cependant, elles ne représentent pas un FTA équivalent. Celui contenu dans la seconde manifestation est plus important car le vendeur se risque alors à répéter une requête qu’il a déjà formulée — et qui a pu, de surcroît, connaître une réaction négative. Son insistance pourrait être mal perçue par un particulier alors harcelé.

Le démarcheur emploie ainsi de nouveaux procédés d’adoucissement qui, s’ajoutant à ceux déjà relevés lors de la première formulation de la pré-requête, amortissent davantage une menace croissante. L’énoncé de la requête est marqué par un adoucissement proportionnel à l’offense commise par le démarcheur. Cette demande de disponibilité est d’ailleurs réitérée malgré l’anticipation du refus que révèle la présence d’une construction interro-négative. L’adoucissement d’un acte menaçant varie donc selon la place qu’il occupe dans le déroulement de l’interaction, cette situation définissant l’importance du FTA.

L’étude de la formulation des différentes interventions du démarcheur montre une véritable volonté d’atténuation des FTAs provoqués par la démarche. De nombreux procédés sont mis à disposition des locuteurs pour atténuer les menaces qu’ils imposent à leur partenaire d’interaction. Dans le cas de notre corpus, le vendeur prend toutes les précautions nécessaires pour se faire accepter par son interlocuteur et poursuivre l’interaction. Il tente ainsi de limiter les offenses qu’engendre sa démarche. Il emploie des procédés additifs et substitutifs qui « (...) ont pour fonction commune de mettre à distance la réalisation de l’acte problématique. » (Kerbrat-Orecchioni, 1992 : 204).

Ces éléments sont combinables pour une meilleure efficacité, ce qui a été observé lors de la formulation indirecte de la requête principale « est-ce que vous avez un p’tit coin d’table à nous accorder ». Néanmoins, dans le vaste inventaire qui peut être dressé 316 , seuls quelques procédés sont utilisés en combinaison. Une accumulation démesurée de procédés minimisateurs serait trop imposante et empêcherait le processus escompté. Une atténuation trop manifeste provoquerait l’effet inverse.

Notes
314.

L’étude, développée sous le point 2.1.2.2., a précisé que tout compliment est susceptible d’éveiller une certaine méfiance. Cependant, elle a également montré que, dans notre corpus, la formulation particulière de cet acte écarte ce risque. Le compliment émis par le démarcheur fonctionne alors exclusivement comme un FFA.

315.

Ces procédés minimisateurs ont fait l’objet du point 2.1.3.2.

316.

Se reporter, par exemple, à l’étude détaillée proposée par Kerbrat-Orecchioni (1992 : 195-227).