Chapitre 3. L’issue des entrées en porte et le rapport de places

De nombreuses stratégies sont mises en œuvre par le démarcheur pour tenter d’atténuer l’offense ressentie par le particulier. Si le vendeur s’applique à ménager la face de son interlocuteur, il ne se met pas pour autant à l’abri de réactions qui le placeraient dans la position « basse » de « dominé ». Dans toute interaction, un « rapport de places » s’établit entre les participants : « par le rapport de places on exprime, plus ou moins consciemment, quelle position on souhaite occuper dans la relation et, du même coup, on définit corrélativement la place de l’autre. » (Vion, 1992 : 80). Ce rapport de places établit une relation hiérarchique, ou verticale, entre les participants. L’un d’entre eux est en position « haute » de « dominant » et l’autre en position « basse » de « dominé ».

Les positions occupées par les participants sont définies en fonction de deux facteurs : les places institutionnelles, déterminées par le contexte institutionnel, et les places interactionnelles, exprimées dans le discours 319 . La particularité des interactions de notre corpus réside dans le fait que les places institutionnelles ne sont pas réellement définies. Alors que dans un commerce, les interactants évoluent explicitement dans une relation vendeur/client, le rapport de places qui lie un démarcheur et un particulier prospecté n’est pas aussi net. Le statut véritable du démarcheur n’étant pas spécifié, les positions vendeur/client ne sont pas « officielles ». L’interaction, telle qu’elle est proposée par le démarcheur, définit au contraire les rôles complémentaires enquêteurs/enquêtés 320 .

Du point de vue des places interactionnelles, deux analyses divergentes peuvent s’appliquer pour déterminer quel est l’interactant qui détient le rôle dominant. Dans un premier temps, l’étude de l’organisation des échanges indique que c’est le démarcheur qui occupe la position haute. En effet, nous avons vu 321 que :

‘L’ouverture du dialogue est souvent réservée aux sujets occupant dans l’interaction une position dominante. (...) avoir le privilège d’entamer une conversation, c’est être en mesure de décider de son orientation générale, et de “donner le ton” (...). (Kerbrat-Orecchioni, 1992 : 89)’

L’initiateur de l’interaction dirigeant également la plupart des échanges, il se trouve dans une position hiérarchiquement supérieure à celle de son interlocuteur, convoqué en position réactive. Pourtant, dans un deuxième temps, le prospect est sollicité, jusque sur son lieu de résidence, par un enquêteur et Vion signale, quant à la position de ce dernier, que : « sollicitant les enquêtés, il se trouve, à certains égards, leur obligé. » (1992 : 131). Cette dernière considération présente donc le démarcheur en position basse par rapport à son interlocuteur 322 . Le particulier domine d’autant plus le démarcheur qu’il peut, à tout instant, interrompre l’interaction en fermant la porte de son appartement. Son interlocuteur serait alors dans l’impossibilité complète de poursuivre l’interaction qu’il a initiée.

Lorsqu’on aborde les interactions de vente à domicile, aucune hiérarchie dominant/dominé ne peut par conséquent être établie a priori. Les places institutionnelles, qui permettent habituellement de définir un rapport de places initial, ne sont pas officialisées dans le corpus car le démarcheur ne se présente pas comme un vendeur et ne présente pas le rôle de son interlocuteur comme un rôle complémentaire de client. La domination reste également indéfinie lors d’une étude globale de la situation interactionnelle. La dimension verticale s’organisera donc en fonction des seules places interactionnelles qui seront développées au cours de chaque interaction particulière. Nous allons tout d’abord étudier dans quelle mesure la face positive du démarcheur est menacée (3.1) et voir de quelle manière l’issue de chaque entrée en porte est susceptible de déterminer un rapport de places global (3.2).

Notes
319.

Voir sur cette distinction Kerbrat-Orecchioni (1992 : 102).

320.

Les conséquences de cette apparente complémentarité entres les rôles enquêteur/enquêté qui cache ceux, sous-jacents, de vendeur/client seront envisagées dans le Chapitre 5.

321.

Voir le point 1.2.2. où nous avons étudié la première impression donnée par le démarcheur au particulier.

322.

Cette place est d’ailleurs manifestée par certains taxèmes de position basse comme dans la formule de demande indirecte d’entrer dans l’appartement : « est-ce que vous avez un p’tit coin d’table à nous accorder » où, par le syntagme prépositionnel « à nous accorder », le vendeur place le particulier dans une position dominante. (Pour une étude détaillée des unités, appelées taxèmes, marquant de manière non-verbale, para-verbale et verbale les rapports de place entre les interactants, se reporter à Kerbrat-Orecchioni, 1992 : 71-158).