3.2.3.2. Le coup de force du démarcheur

Le démarcheur a pourtant la possibilité d’exercer un coup de force et d’entrer dans l’appartement du particulier même si celui-ci a exprimé son refus de participer à la démarche 344 .

Interaction n°17 :’ ‘39 V : et ben c’est bien- heu on v’nait vous voir excusez-nous parce qu’on a mis une p’tite fiche dans la boîte aux lettres parce qu’on fait des p’tites enquêtes’ ‘40 C : sur/=’ ‘41 V : =heu sur la façon dont les gens s’informent (.) et donc on a dû vous la mettre heu:::=’ ‘42 C : =mais j’ai- non j’ai pas regardé la boîte aux lettres aujourd’hui’ ‘[…]’ ‘67 V : ben on va vous prendre deux p’tites minutes/’ ‘68 C : non j’ai: vraiment pas l’temps là j’ai la grippe [et je sortirai’ ‘69 V : [ah non mais c’est juste pour rempl- c’est juste pour remplir ça=’ ‘70 C : =non non mais ça: j’m’en fous moi des informations’ ‘71 V : voilà ah non mais c’est pas sur les informations/ (.) c’est une p’tite enquête qu’on fait avec (.) l’ensemble (.) des familles [et nous ça nous permet d’justifier not(re) travail/’ ‘72 C : [non mai:s j’fréquente personne moi’ ‘73 V : hein/’ ‘74 C : non non j’fréquente personne non’ ‘75 V : non c’est- c’est- c’est une [enquête-’ ‘76 C : [non (et) puis là j’suis couchée j’suis vraiment fatiguée’ ‘77 V : ah: qu’est-ce que vous avez la grippe/=’ ‘78 C : =j’ai la grippe ouais’ ‘79 V : eh:=’ ‘80 C : =l’docteur vient d’venir et tout alors là j’suis pieds nus j’étais couchée là’ ‘[…]’ ‘105 V : oh j’veux l’carresser encore un peu parce que j’adore les animaux’ ‘106 C : (PETIT RIRE)’ ‘107 V : oh la la (.) oh la la ben attendez on va rentrer ça s’ra p’t’être mieux parce qu’avec tout ça moi j’pense que je n’y arriverai plus hein/ (.) allez j’vais vous prendre un p’tit coin d’table ’ ‘((V et M entrent dans l’appartement.))
parce que j’adore les chiens j’ai jamais eu la chance d’en avoir vous savez pourquoi/ (.) parce que j’suis allergique aux poils’ ‘((C referme la porte derrière V et M))’ ‘108 C : ah: oui’ ‘109 V : oui j’ai jamais eu la chance- attendez j’vais vous mettre ça quelque part’ ‘110 C : ben: entrez mai:s regardez pas l’bordel parce que: [avec les chiens c’es:t sale de partout’ ‘111 V : [oh: (.) rassurez-vous j’suis pas inspecteur du ménage hein/’

Les passages qui ne sont pas reproduits dans la présentation de cet extrait sont différents épisodes conversationnels entre les interactants à propos des chiots présents sur le palier et de l’épidémie de grippe qui touche le particulier 345 . Au milieu de ces différents thèmes sont glissées des interventions du démarcheur qui explicitent l’objet de la visite (39V) et sollicitent l’entrée dans l’appartement (67V). Toutes se heurtent à une réponse négative du particulier qui refuse fermement l’enquête. Pourtant, il accepte finalement l’accès à son appartement : « ben entrez mais regardez pas l’bordel » (110C). Cet invitation est la réaction à un coup de force du vendeur qui, malgré les refus préalables de son interlocuteur formule son désir d’entrer dans l’appartement :

‘107V : […] attendez on va rentrer ça s’ra p’t’être mieux parce qu’avec tout ça moi j’pense que je n’y arriverai plus hein/ (.) allez j’vais vous prendre un p’tit coin d’table […]’

Le démarcheur ne se limite pas à formuler un désir mais produit une véritable assertion qui marque son entrée concrète dans l’appartement. Il ne se risque plus à solliciter l’entrée puisque une telle tentative a déjà subi un échec. L’intervention n’est pas construite sur le mode interrogatif (« est-ce qu’on peut entrer deux minutes »), mais sur le mode assertif : « on va rentrer ». La brutalité d’un tel acte pourrait être sanctionnée par le particulier, or, ce dernier n'exprime aucun étonnement. L’assertion du vendeur est d’ailleurs immédiatement suivie de l’entrée dans l’appartement. La parole n’est pas laissée au particulier, ce qui souligne davantage le fait que cette intervention n’est en rien une requête.

Le démarcheur accompagne son intrusion par une reprise du thème des chiens (deuxième partie de l’intervention 107V). Ce nouvel épisode conversationnel est d’ailleurs introduit par la conjonction « parce que » qui établit un lien fort avec ses interventions précédentes 346 . Il place ainsi entre parenthèses la première partie de son intervention qui annonçait son entrée dans l’appartement et met en touche une éventuelle réaction du particulier. Le particulier n’est pas stupéfait. Il offre même, de manière explicite, l’accès à son intimité : « ben: entrez mai:s regardez pas l’bordel parce que: avec les chiens c’es:t sale de partout » (110C) 347 . Malgré l’hésitation marquée par « ben », il accueille le démarcheur et s’excuse même du désordre ambiant 348 .

Le coup de force du démarcheur ne stupéfie donc pas le particulier. L’assertion du vendeur, et l’offense qu’elle peut constituer, sont en fait atténuées par plusieurs éléments. Dans la formule « on va rentrer », l’emploi du futur place tout d’abord l’événement à un moment postérieur à celui de l’énonciation. Il en adoucit ainsi la portée 349 . Ensuite, cette assertion est accompagnée d’une justification « on va rentrer ça s’ra p’t’être mieux parce qu’avec tout ça moi j’pense que je n’y arriverai plus hein ». Cette formule réparatrice a pour fonction de réduire la portée de l’acte menaçant qu’elle accompagne 350 . Le démarcheur est accroupi et feint un déséquilibre causé par une surcharge (lourd sac sur l’épaule, porte-documents à la main, le tout mêlé à la volonté de se saisir des chiots afin de les caresser).

Cet embarras, préalablement exprimé par des interjections (« oh la la (.) oh la la », 107V), est posé comme justifiant une entrée dans l’appartement qui faciliterait la tâche du démarcheur. Une installation est d’ailleurs exprimée par une nouvelle assertion « j’vais vous prendre un p’tit coin d’table » qui explique, et accompagne, le fait que le démarcheur rassemble ses affaires et pénètre dans l’appartement 351 . Les procédés minimisateurs (« p’tit » et « coin d’table ») s’ajoutent à un nouvel emploi du futur d’atténuation. Les formules, d’ordinaire construites dans des tournures interrogatives, sont dans cet extrait des assertions. L’offense commise est adoucie par divers procédés et le coup de force est réussi. La position dominante du démarcheur est d’ailleurs marquée par les taxèmes de position haute « attendez » et « allez ».

Une seule issue marque une coopération entre les participants : au terme d’une prise de rendez-vous, ils se situent, l’un par rapport à l’autre, dans des positions équilibrées. Les autres conclusions observées montrent que c’est majoritairement le prospect qui décide de l’issue de la rencontre malgré les manipulations tentées par le vendeur. En effet, les cas où le démarcheur parvient à s’imposer et à entrer dans l’appartement sont peu nombreux (seulement deux interactions de notre corpus) 352 .

La domination qu’exerce le particulier sur l’issue des entrées en porte peut se manifester de deux manières différentes : tantôt le démarcheur accepte de capituler devant le refus de son interlocuteur (c’est le cas de l’interaction n°46), tantôt ce dernier impose sa supériorité en interrompant brutalement l’interaction (comme dans l’interaction n°39). L’issue des rencontres présente un rapport de places qui est fonction des accords établis, ou non, entre les participants. La relation dominant/dominé est en constante variation au cours de la rencontre, et c’est son issue qui détermine le rapport de places global de l’interaction.

Notes
344.

Un coup de force du vendeur est également recensé dans l’interaction n°22. Ce cas est cependant moins exaltant que celui de l’interaction n°17 qui est ici analysé.

345.

Se reporter au volume Corpus pour accéder à l’intégralité de cette entrée en porte. Une étude des épisodes conversationnels fera l’objet du point 4.2.1.2. dans la Deuxième Partie de ce travail.

346.

Notons au passage que, lors de ce développement, le démarcheur explique « j’adore les chiens j’ai jamais eu la chance d’en avoir vous savez pourquoi/ (.) parce que j’suis allergique aux poils » (107V), alors qu’il a précisé en tout début d’interaction, à propos du chien du particulier : « i(l) m’fait rappeler au mien » (5V). Il sera question de la sincérité du démarcheur dans les épisodes conversationnels sous le point 4.2.1.2. dans la Deuxième Partie de ce travail.

347.

L’invitation « entrez » n’offre pas l’accès à l’appartement, puisque le vendeur s’est déjà introduit chez le particulier, mais dirige le visiteur vers le salon.

348.

L’énoncé « regardez pas l’bordel parce que avec le chiens c’est sale de partout » (110C) est une excuse indirecte qui consiste en une reconnaissance de la faute. La présence de cet « acte par lequel un locuteur essaie d’obtenir de son destinataire qu’il lui octroie le pardon pour une « offense » dont il est à quelque titre responsable à son égard » (Kerbrat-Orecchioni, 2001a : 124) est un comble compte tenu du fait que c’est le particulier qui est susceptible d’être le plus grandement offensé par une entrée dans son appartement qu’il avait préalablement fermement refusée. Le démarcheur, lui, ne s’excuse pas. Il répond par contre à l’intervention de son interlocuteur avec humour : « oh: (.) rassurez-vous j’suis pas inspecteur du ménage hein/ » (111 V).

349.

Touratier parle de « futur d’atténuation » (1996).

350.

L’acte de justification a fait l’objet d’une étude sous le point 2.1.2.3.

351.

Cette formule a été analysée sous le point 2.1.2.4. Elle était alors construite dans une forme interrogative « est-ce que vous avez un p’tit coin de table » et constituait une demande indirecte d’entrer.

352.

Cette faible proportion est également due au fait que les vendeurs qui opèrent ses tours de force s’écartent totalement de la démarche-type que nous analysons. Ils n’ont, pour cette raison, pas été pris en compte lors de la constitution de notre corpus. Cette précision est développée dans l’Introduction Générale.