4.1.2.1. La fiche

Lors de l’entrée en porte, le démarcheur mentionne parfois une fiche, présentée comme le support de l’enquête.

Interaction n°24 :’ ‘9 V : et on vient vous savez récupérer la p’tite fi:che (.) qu’on vous a laissée (il) y a dix jours dans la boîte aux lettres en c’qui concerne les centres d’intérêt\’

Même si la distribution préalable de ce document n’est pas authentique car elle n’est qu’un prétexte à la rencontre, son existence est pourtant bien réelle 382 . Cette fiche est d’ailleurs matériellement présente dès l’entrée en porte. Le démarcheur renvoie parfois de manière explicite à cet objet.

Interaction n°25 :’ ‘20 V : c’est une p’tite fiche comme ça/=’

Les pronoms démonstratifs marquent la référence à un élément présent dans la situation de communication. Dans un tel contexte, ce document est placé au premier plan et devient le thème principal des échanges.

Interaction n°25 :’ ‘12 V : oh c’est rien d’grave (.) on est du centre d’étude et d’information Hachette et on v’nait récupére:r (.) les p’tites fiches jaunes qu’on a distribuées (il) y a une semaine qui concernent les centres d’intérêt/ [dans l’cadre:’ ‘13 C : [ah ben j’ai pas eu’ ‘14 V : ah d’accord ben alors ça c’est- ça c’est encore mieux au moins comme ça: (.) c’est super’ ‘15 C : ((RIRES)) c’est bien la première fois qu’j’ai pas des trucs=’ ‘16 V : =si si c’est- pourtant vous avez bien u:ne boîte aux lettres [toute neuve/ en plus’ ‘17 C : [ouais ouais (.) ouais ouais (.) ah ouais j’ai pas eu’ ‘18 V : bon j’ai dû: (.) (inaudible) S.: M.: ça j’ai/ (.) donc c’est- voilà j’vous fait voir c’que [c’est/ quand mêm- (RIRES)’ ‘19 C : [ah ouai:s’ ‘20 V : c’est une p’tite fiche comme ça/=’ ‘21 C : =mm’

Dans cet extrait, la fiche est mentionnée dès la présentation de la démarche (12V). Elle est placée au centre des échanges qui suivent, jusqu’à son apparition soulignée par l’emploi de déictiques (20V). Cependant, dans la majorité des interactions 383 , la fiche n’est pas mentionnée. Elle est pourtant bien présente et occupe une place importante. En effet, le regard du particulier qui découvre un visiteur inconnu tombe rapidement sur ce petit document. Le démarcheur tient la fiche devant lui. Posé sur une pochette rigide foncée en appui sur le bras gauche du démarcheur, ce papier aux dimensions A5 et de couleur claire — jaune ou blanc —, apparaît nettement. Sa présence est soulignée par la main du vendeur qui pointe un stylo dans sa direction.

La fiche apparaît donc nettement dans le champ de vision du particulier. Cette accessibilité visuelle est volontaire. Outre la fonction de manifester, le stylo en suspens, l’attention du visiteur, cette présentation indique que l’objectif de la démarche est de compléter cette fiche. Cette information est précieuse car la présence de la fiche suggère que l’enquête annoncée ne consiste qu’en son remplissage.

Interaction n°53 :’ ‘11V : […] on remplit des p’tites fiches comme ceci’ ‘12 C : mm/=’ ‘13 V : =voilà (.) tout simplement (.) c’est possible ou: ça vous dérange=’ ‘14 C : =mais heu- deux minutes parce qu’il faut qu’je parte’ ‘15 V : ouais/ (.) d’accord=’ ‘16 C : =alors juste le temps d’remplir c’est tout hein/’ ‘17 V : mm/’

La limite posée par le particulier (16C) révèle que la fiche matérialise l’enquête et que sa durée est proportionnelle à la petite taille du document. Cet objet devient alors un outil susceptible de favoriser l’accord du prospect et le vendeur met en avant cette fiche, de manière verbale (en la mentionnant) ou non‑verbale (en la tenant simplement en main), dès l’ouverture de l’interaction 384 . Ce document ne constitue pas pour autant qu’un argument facilitant l’entrée dans l’appartement du prospect. Il devient encore plus central dans la suite de l’interaction.

La fiche est un réel support de l’enquête annoncée. Elle se compose d’un agencement de questions et d’espaces libres pour l’inscription des réponses correspondantes 385 . Le travail d’écriture mené par le démarcheur peut globalement se passer du regard de l’enquêté — d’autant plus que les éléments reportés ne reprennent pas toujours objectivement ses propos. Cependant, la fiche est présentée comme un objet partagé puisqu’elle est posée sur la table, espace commun aux deux participants. Même si elle reste en possession du démarcheur, qui doit la conserver à sa portée pour y faire des annotations, elle attire le regard du prospect.

Ce document est conçu comme un objet partagé puisqu’on relève, dans son contenu, des phrases qui s’adressent directement à l’enquêté :

‘Pouvez-vous me rappeler combien de personnes vivent dans votre foyer ? Parmi des personnes, combien y a-t-il d’enfants ? Combien sont scolarisés ? Pouvez-vous me préciser leur prénom, leur âge, leur classe en commençant par l’aîné ? 386

Ces phrases sont inscrites mot pour mot sur la fiche. L’emploi de la deuxième personne du pluriel souligne la présence de leur destinataire. Dans le cadre d’une enquête, l’énoncé inscrit tel que « pouvez-vous me rappeler combien de personnes vivent dans votre foyer ? » aurait pu être remplacé par une formule ne comportant pas la marque du destinataire : « nombre de personnes vivant dans le foyer ». La présence du syntagme verbal formalise cette demande. L’adressage appuyé et la construction phrastique de ces questions suggèrent une autonomie du prospect, susceptible de remplir seul cette fiche. Cependant, la présence de pronoms de première personne du singulier indique que le démarcheur se place comme intermédiaire entre le prospect et la fiche. Il devient même l’émetteur de ces questions 387 .

Cette prise en charge du démarcheur est renforcée par d’autres énoncés qui indiquent que la fiche est davantage le support de la démarche commerciale — une sorte de guide pour le vendeur 388  — que des questions adressées à l’enquêté.

‘TRANSITION Je vous remercie M……., d’avoir répondu à ces questions ……….  Présentation maquette’

Cette partie de texte 389 est clairement destinée au vendeur. Les espaces vierges ne sont pas, ici, susceptibles d’être complétés par l’enquêté et les indications « transition » et « présentation maquette » ne lui sont pas adressées. Ce sont explicitement des marques de l’organisation de la démarche commerciale que le vendeur intègre dans son discours 390 .

Des précautions sont prises par les concepteurs de la fiche pour ne pas faire ressortir sa fonction d’argumentaire de manière trop évidente 391 . En fait, le prospect ne se reporte jamais au document au point d’en lire chaque énoncé. Son regard reste imprécis. Souvent assis face au démarcheur, il voit la fiche à l’envers. L’accès au contenu du document n’est donc pas aisé — la lisibilité est d’ailleurs diminuée par la petit taille des caractères utilisés.

La fiche est un objet présent dans l’espace commun mais le prospect n’en a qu’un accès visuel, et cet accès visuel est limité 392 . Même si son implication face à cet objet est moindre que celle du vendeur, elle n’est pas pour autant inexistante. Le contenu de la fiche est orienté vers lui et ce sont ses propres réponses aux questions posées qui sont reportées sur la fiche. Le vendeur manifeste parfois ce partage.

En effet, la fiche présente différents types de questions et, selon les thèmes choisis par le prospect, certaines ne sont pas abordées. Le vendeur raye alors les cadres qui sont hors-sujet et il est alors clair que l’objet est partagé.

Interaction n°52 :’ ‘145 V : =heu: vous possédez des ouvrages là-dessus oui une encyclopédie vous m’avez dit’ ‘[…]’ ‘152 C : j’suis plus dictionnaire moi l’encyclopédie heu j’utilise l’Universalis alors bon’ ‘153 V : mm/ (.) d’accord\’ ‘154 C : j’les regarde pas souvent quoi depuis’ ‘(2’’) ((V barre les parties de la fiche qui ne concernent pas C))’ ‘155 V : hop (.) voilà\’ ‘156 C : ((RIRES))’ ‘157 V : vous voyez ça:=’ ‘158 C : =ouais [ouais (.) vous allez vite’ ‘159 V : [hein ça va plus vite hein tout de suite ça rassure (.) parce quand quelqu’un commence à voir (.) non: [il y a tout ça à remplir’ ‘160 C : [c’est clair (RIRES)’ ‘161 V : non non vous affolez pas (RIRES)’ ‘162 C : (RIRES)’

Le démarcheur exprime le fait que son interlocuteur a un accès visuel à la fiche et qu’il en perçoit le contenu, ne serait-ce que globalement. Le fait de barrer les parties qui ne seront pas abordées atténue la densité de la partie interne du document qui vient d’être découverte. Cet adoucissement est d’ailleurs explicite « ça va plus vite hein tout de suite ça rassure » (159V) — et il est réel puisque les cadres rayés représentent plus des trois quarts de la double page. Le vendeur associe parfois son interlocuteur dans ce geste d’élimination.

Interaction n°54 :’ ‘145 V : ouais: (.) est-ce que vous aimeriez découvrir apprendre et connaître l’astrologie/’ ‘146 C : heu oui (RIRES)’ ‘[…]’ ‘153 V : ouais: (.) heu découvrir les mystères du zodiaque’ ‘154 C : heu [(inaudible)’ ‘155 V : [p’t’être un peu moins hein/ (.) ouais hop on barre (.) sur les préoccupations d’la femme et d’la famille (.) heu qu’est-ce qui vous intéresse le plus/ […]’

Le commentaire « on barre » (155V) indique d’une autre manière le partage de l’objet et l’influence du prospect dans sa manipulation. L’emploi du pronom « on », ici employé pour un « nous », fait du démarcheur son porte parole. Cependant, la fiche constitue davantage un objet semi-partagé. Le particulier n’a qu’un rapport visuel avec ce document alors que le démarcheur l’a matériellement en main et en dirige la lecture. Un autre objet est, quant à lui, réellement partagé : la maquette de l’encyclopédie.

Notes
382.

La reproduction de cette fiche est proposée dans le volume annexe.

383.

Plus de 40 interactions sur 56.

384.

La mention de la fiche semble aller de pair avec son accessibilité matérielle. Dans l’interaction n°56, le démarcheur ne la mentionne pas lors de la prise de contact par l’intermédiaire de l’interphone, mais il y fait référence dès le contact visuel établi.

Interaction n°56  :
((A l’interphone))
2 V : oui bonjour on: réalise une petite enquête sur la presse et: est-ce qu’on pourrait vous rencontrer/
((Sur le palier))
6 V : donc comme j’vous l’disais on visite tous les habitants du quartier donc on a une p’tite fiche d’information sur la presse donc c’est sur c’que vous lisez et regardez à la télé en général\

385.

La composition de ce document sera amplement détaillée dans le Chapitre 8 où il sera question d’envisager sa fonction dans l’ancrage des réponses du prospect, tout du moins des réponses les plus favorables à la démarche commerciale.

386.

Entre chacune de ces questions figure un espace graphique destiné à l’inscription des réponses apportées. (Voir dans le volume annexe, cadre 1).

387.

Cette position de destinateur révèle en fait que les réponses apportées par le prospect intéressent tout particulièrement le vendeur, et non l’institut émetteur de la prétendue enquête. L’importance que constituent les réactions du client potentiel pour la démarche commerciale sera abordée dans le Chapitre 5.

388.

Ces considérations sont reprises dans le Chapitre 5.

389.

Passage relevé au bas du cadre 5 (voir annexe).

390.

Ces données textuelles sont relevées dans la partie intérieure de la fiche. Elles ne sont visuellement accessibles qu’après plusieurs dizaines de minutes d’enquête. A ce moment-là, et contrairement au début de la rencontre, le prospect ne porte plus un regard aussi marqué sur le document. De telles inscriptions, susceptibles de provoquer l’étonnement du prospect, passent alors inaperçues.

391.

Outre l’exemple cité, où sont nettement inscrites les informations « transition » et « présentation de la maquette », les autres indications données au démarcheur pour le diriger dans son argumentaire sont moins directes. Elles sont masquées par des effets de mise en page et de siglaison (par exemple les initiales « BC » pour indiquer le moment où le bon de commande du produit doit être sorti).

392.

Aucun prospect ne demande à prendre connaissance au préalable de la fiche de renseignement. Son accès à ce document se limite ainsi à une lecture lointaine.