4.2.1.1. Commentaires de site

En acceptant la proposition du démarcheur, le particulier fait bien plus que collaborer à l’interaction. Il accueille le visiteur dans son territoire personnel et livre du même coup son intimité. Au-delà de ce qu’il peut dévoiler au cours de l’interaction, il donne un accès immédiat à une somme d’informations dont le vendeur ne peut que profiter. Ces informations servent l’objectif final de la vente puisqu’elles participent à la construction de l’image du client potentiel ; en outre, elles constituent, dans l’immédiateté de l’entrée dans l’appartement, des points d’accroche au dialogue.

Dans la plupart des interactions du corpus, le démarcheur produit des interventions qui concernent le cadre de la rencontre. Traverso (1996 : 111) propose une étude détaillée de ces « commentaires de site ». Ils se caractérisent, entre autres, par :

‘une focalisation sur la situation de communication : le site ou un de ses éléments (« site » étant pris dans son sens le plus large et correspondant tant au lieu de la visite qu’au « site élargi » : l’immeuble, la rue, le quartier, …). (Ibid., 112)’

Les démarcheurs produisent divers types de commentaires de site. Ils relèvent un élément qui appartient tantôt au cadre restreint de l’appartement, tantôt au site plus large du quartier. Cette seconde catégorie constitue un tiers des commentaires de site attestés.

Interaction n°51 :’ ‘9 V : on trouve pas grand monde heu::: dans le: quartier hein/’ ‘ Interaction n°56 :’ ‘13 V : c’est dur d’trouver du monde dans le- (.) dans l’coin (RIRES) à l’heure qu’il est (.) c’est normal hein/’

Ces interventions sont focalisées sur un cadre plus large que le territoire privé du particulier 408 . Elles se réfèrent pourtant au prospect, puisqu’il est question de son voisinage, mais l’élément relevé par ce commentaire ne lui est que très indirectement lié. Il s’agit effectivement d’un événement tourné vers l’interlocuteur mais son savoir et sa responsabilité ne sont que limités 409 . Ce type de focalisation comporte moins de risque de menace que le fait de pointer un élément plus personnel. Dans le contexte de cette visite d’un inconnu, le commentaire de site peut, en effet, renforcer l’ingérence.

‘Le commentaire de site peut ainsi être ressenti comme une ingérence dans le territoire personnel ; il peut être considéré comme impoli, manifestant une « curiosité mal placée », voire un comportement inquisiteur. (Ibid., 117)’

Une manière d’écarter cette menace serait de n’évoquer que le site élargi et non le territoire privé de l’appartement. Cependant, le corpus présente davantage de commentaires de site s’appuyant sur un élément du cadre personnel du particulier que ceux qui portent sur son voisinage. Cette forte fréquence (deux tiers des commentaires de site) est relevée contre toute attente. L’hypothèse préalable de l’observateur serait la présence exceptionnelle de commentaires de site orientés aussi directement vers le particulier. En effet, la référence à un élément privé semble devoir être bannie d’une interaction où la présence du visiteur inconnu représente une telle menace.

Dans un tel contexte, le démarcheur ne peut que limiter la production d’actes menaçants. Il formule pourtant de tels commentaires de site qui, même s’ils fonctionnent comme routine de courtoisie dans le cadre d’une visite familière, revêtent ici un caractère menaçant. En fait, il s’avère que pour compenser l’ingérence, ces commentaires qui portent sur un élément personnel sont cachés sous une autre forme : celle du compliment. Or, selon Traverso (Ibid., 112) le commentaire de site se caractérise par une absence d’évaluation explicite, ce qui le distingue a priori du compliment. Le statut des interventions suivantes pose alors problème.

Interaction n°52 :’ ‘16 V : oh c’est sympa: (1’’) j’aime bien les: (1’’) les tables comme ça (RIRES)’ ‘ Interaction A :’ ‘V : oh c’est sympa d’écouter d’la musique comme ça’

L’évaluation positive « oh c’est sympa » pose clairement l’intervention comme un compliment, ce qui l’éloignerait d’une possible catégorisation en commentaire de site. De la même manière, une question explicite comme suit s’oppose aux critères de définition du commentaire de site.

Interaction B 410  :’ ‘V : oh mais dites donc (.) qui est-ce qui fait tout ça/ (.) qui est-ce qui peint dans la famille/’

Toujours selon Traverso, la valeur illocutoire du commentaire de site semble intermédiaire entre la question et l’assertion mais cette intervention du vendeur a bien valeur de question. Elle est également posée comme un compliment du fait de l’intonation enthousiaste de la première partie « oh mais dites donc » qui suggère une évaluation positive 411 . Pourtant, si de telles interventions présentent des traits, tels que la présence d’une évaluation explicite et la valeur illocutoire de question, qui s’opposent à une caractérisation comme commentaires de site, ils appartiennent bien à cette catégorie car ce sont avant tout des « routines d’amorce ». C’est cette fonction primordiale qui, en dépit des autres arguments, affirme leur statut de commentaires de site. Ce type de routine d’ouverture

‘permet au visiteur comme à l’hôte de trouver d’emblée et sans difficulté un premier thème de conversation. (…) Dans les premières minutes de la rencontre, le site constitue pour les visiteurs, à leur arrivée chez leur hôte, le support immédiat pour leurs échanges. (Traverso, 1996 : 116)’

Les éléments du cadre dans lequel évolue le particulier sont donc une source de points d’accroche du dialogue. Ce support est essentiel à un moment où les interactants sont dans une phase transitoire entre deux séquences interactionnelles : celle de l’entrée en porte et celle du début de l’enquête annoncée. Les commentaires de site sont formulés tantôt pendant le mouvement vers l’intérieur de l’appartement (ce sont plutôt ceux qui portent sur le cadre élargi) tantôt à l’entrée dans la pièce d’accueil (sont alors relevés des éléments du territoire plus privé). Des commentaires de site sont présents dans la quasi-totalité des interactions du corpus.

Seules deux interactions ne présentent aucune routine de ce type et leur contexte est particulier. Dans le premier, c’est le particulier qui prend la parole dès l’entrée de son visiteur.

Interaction n°55 :’ ‘7 V : comme j’vous l’disais heu c’est une p’tite fiche d’information sur la presse donc sur c’que vous lisez et regardez à la télé en général quoi’ ‘8 C : ouais (.) ben entrez un moment’ ‘9 V : merci’ ‘((deux enfants G et F sortent de l’appartement))’ ‘10 C : eh rentrez [(inaudible)’ ‘11 M : [bonjou:r (aux enfants)’ ‘12 V : bonjour/’ ‘13 M : (RIRES)’ ‘14 C : à deux pour faire ça:::/ ’ ‘15 M : ouais moi je:=’ ‘16 C : =[oh la la:’ ‘17 V : =[non elle est en observation’ ‘18 M : moi je parle pas’ ‘19 C : en observation/’ ‘20 M : [j’dis rien’ ‘21 C : [vous parlez pas [donc vous observez’ ‘22 V : [voilà elle elle heu:’ ‘23 C : voilà’ ‘24 V : elle m’observe’ ‘25 C : voilà très bien’ ‘26 V : elle m’observe gentiment ’ ‘27 C : ouais/’ ‘28 V : voilà tout simplement’ ‘29 C : ben alors asseyez-vous’ ‘30 V : oui/ merci hein’ ‘(7’’) bon donc on va remplir cette petite fiche’ ‘(2’’) donc vous c’est Monsieur X c’est ça/’

Le particulier exprime son étonnement quant à la présence de deux démarcheurs. Il prend ainsi l’initiative des échanges et engage les interactants sur ce thème qui s’étend tout au long de la phase d’entrée dans l’appartement. Le vendeur reprend l’initiative des échanges une fois installé dans le salon de son hôte. Il entame alors directement l’enquête sans commentaire préalable concernant autre chose que la fiche à remplir. Une pause de sept secondes précède pourtant le début de ce questionnaire. Ce temps d’installation des interactants n’est pas utilisé par le démarcheur, refroidi par la remarque du prospect, pour ouvrir un dialogue moins tendu 412 .

Dans la seconde interaction, aucun commentaire de site n’est relevé car le vendeur est perturbé par la présence, dans le secteur, de démarcheurs d’une autre société. Le visiteur s’inquiète donc de savoir si ces concurrents qui vendent une encyclopédie juridique ont sollicité, avant lui, le particulier.

Interaction n°54 :’ ‘3 V : bonjour excusez-nous d’vous déranger on visite tous les habitants du quartier et: fait un p’tit sondage sur la presse’ ‘4 C : heu: c’est sur quoi/’ ‘5 V : on fait partie du groupe Lagardère c’est sur c’que vous lisez et regardez à la télé en général’ ‘6 C : oui (.) ben: entrez’ ‘7 V : d’accord merci’ ‘8 C : allez-y’ ‘9 M : merci’ ‘(2’’)’ ‘10 C : asseyez-vous’ ‘11 M : merci’ ‘(3’’)’ ‘12 V : vous avez vu heu: les autres non/ [de: ’ ‘13 C : [heu: ouais j’les ai vu’ ‘14 V : du: du Juridique non c’est ça/’ ‘15 C : heu ouais j’crois ouais’ ‘16 V : ouais/ (.) d’accord’ ‘17 C : parce qu’elle m’a demandé pour les droits ’ ‘18 V : ouai:s ouais ouais (1’’) ok: ben de toute façon c’est clair (.) on est tous sur le même coin donc heu: on va partir quoi hein’ ‘19 C : ah d’accord (RIRES)’ ‘20 V : ben ouais parce que bon heu ’ ‘(2’’) nous on n’arrivera pas à remplir des fiches comme il faut eux non plus donc heu: c’est: (.) c’est quand même embêtant quoi (.) donc voilà (.) heu: très bien (.) heu: combien d’personnes vivent dans votre foyer/’ ‘21 C : trois’

L’intervention du démarcheur n’est pas une routine d’amorce mais une véritable question. L’embarras et la colère dans lesquels le plonge cette concurrence sont nettement visibles. Il exprime verbalement ce qu’il ressent sans considérer les conséquences que peut avoir un tel exposé sur l’accueil du prospect 413 . Il tempère finalement ses propos en affirmant que le problème ne se pose qu’au niveau du remplissage des fiches (« nous on n’arrivera pas à remplir des fiches comme il faut eux non plus », 20V) et clôt le chapitre en concluant calmement (« c’est quand même embêtant quoi ») et en ponctuant cette fin de thème (« donc voilà »). Il enchaîne ensuite directement sur la première question de l’enquête.

Outre ces deux cas particuliers, le démarcheur produit toujours des commentaires de site. Ils peuvent prendre appui sur le cadre élargi dans lequel évolue le particulier ou faire référence à un élément de son territoire plus privé. Dans ce dernier cas, le commentaire de site prend généralement la forme d’un compliment. L’ingérence commise est alors atténuée mais la formule garde ce statut particulier de commentaire de site car sa fonction est avant tout de servir d’amorce aux échanges. Au moment où les interactants s’installent dans un nouveau cadre spatial, cette routine d’ouverture permet une transition entre la séquence de prise de contact et celle de l’enquête. Elle introduit également l’idée d’une interaction plus informelle.

Notes
408.

L’intervention « là c’est pas (.) avenue d’Provence c’est une autre heu: » (19V, I53), formulée pendant le mouvement vers l’intérieur de l’appartement, n’est pas considérée comme un commentaire de site. Il s’agit en fait de recueillir la réponse à l’une des premières questions de l’enquête, à savoir l’adresse du particulier. Cette demande constitue cependant, dans la structure de la démarche, une routine d’amorce de l’enquête et, par là même, de l’interaction.

409.

Traverso (1996 : 112) rappelle la typologie proposée par Labov et Fanshel (1977) qui distinguent les interventions en fonction du savoir partagé. Ils séparent notamment le A-event (événements, émotions, pensées connus du seul locuteur) du B-event (élément connu de l’interlocuteur). Le site de la visite et les commentaires qui s’y rapportent sont des B-events dans la mesure où le thème ne concerne que le particulier.

410.

Les interactions référencées A et B n’ont pas fait l’objet d’une transcription.

411.

La valeur du compliment d’être un acte valorisant la face positive du destinataire peut cependant être remise en cause. Le fait de constater de manière immédiate que les tableaux accrochés au mur sont réalisés par un membre de la famille peut suggérer un amateurisme flagrant et dévaloriser leur auteur. Cette intervention n’est pas pour autant reçue comme une offense par le particulier. Il semble que ce soit la quantité de tableaux (soulignée par « tout ça ») qui est l’indice d’un artisanat familial et non, ou du moins pas seulement, leur style.

412.

Les nombreuses hésitations que comporte sa réponse (« elle elle heu: elle m’observe ») ainsi que les tentatives d’atténuation (« tout simplement », « gentiment ») marquent l’embarras provoqué par la remarque du prospect.

413.

Dans cette interaction, l’étrange réaction du visiteur n’a aucune conséquence néfaste sur la démarche. Le particulier se prête sans hésitation à l’enquête et achète même une encyclopédie.