5.1.1. Inviter au discours

L’entrée du vendeur dans l’appartement du particulier marque une étape importante dans l’évolution de leur relation interpersonnelle. Les interactants s’installent dans un nouveau cadre spatial qui implique une proximité dans laquelle le particulier, encouragé par son interlocuteur, se livre davantage 443 . Mais cette parole grandissante n’est pas seulement le résultat d’une incitation implicite du démarcheur. Au-delà du comportement engagé et engageant du vendeur, c’est la forme même de l’interaction qui amène le particulier à prendre la parole : en le soumettant à une enquête, il l’invite à s’exprimer.

‘Avant d’être un moyen de quêter de l’information, si elle en est un, la question est un mécanisme discursif de transfert de parole ; une bonne façon d’obliger quelqu’un à parler, c’est de lui poser une question. (Plantin, 1991 : 78)’

La question est en effet un énoncé sollicitant une réponse de la part de son destinataire. C’est un acte initiatif qui, généralement suivi d’une pause, est « un appel à l’autre, convié à compléter sur-le-champ le vide que comporte l’énoncé qui lui est soumis » (Kerbrat-Orecchioni, 1991a : 10). Cet acte de langage est ainsi fondamentalement dialogal : il constitue une « demande d’un dire ». Sa fréquence varie selon les types d’interaction mais il constitue l’essentiel du matériel conversationnel d’une enquête. L’articulation entre les rôles d’enquêteur et d’enquêté se fait d’ailleurs autour de cette unité linguistique : l’enquêteur est celui qui sollicite une information en posant une question et l’enquêté est celui qui donne cette information en y répondant.

L’enquête autour de laquelle s’organise la rencontre entre le démarcheur et le particulier est composée de nombreuses paires adjacentes question/réponse 444 , mais les différentes interventions initiatives n’attendent pas toutes les mêmes réactions. Certaines sollicitent une réponse courte et précise là où d’autres invitent le particulier à développer ses idées. La première catégorie de questions n’est pas majoritaire. Seules quelques demandes attendent une réponse minimale.

Interaction n°55 :’ ‘33 V : […] donc heu combien d’personnes vivent dans votre foyer/’ ‘34 C : on est quatre’ ‘35 G : ouais’ ‘36 V : qua:tre donc deux enfants’ ‘37 C : voilà’ ‘38 V : ils sont à l’école tous les deux’ ‘39 C : oui’ ‘40 V : ok (.) vous pouvez m’donner leur âge et leur classe s’il vous plaît/’ ‘41 C : alors il est au C.P./ (.) il a: six ans et demi/’ ‘42 V : [d’acco:rd’ ‘43 G : [et ma sœur trois ans’ ‘44 C : trois/ (.) voilà et elle- la: la [p’tite fille elle a: trois ans et demie elle va avoir qua-’ ‘45 V : [et trois ans/ (.) donc elle- elle est en maternelle/’ ‘46 C : voilà’ ‘47 V : d’accord (.) est-ce que vous exercez une activité professionnelle/’ ‘48 C : heu: oui/’ ‘49 V : oui: qu’est-ce que vous faites/’ ‘50 C : heu fabrication de double vitrage’ ‘51 V : ah d’accord’ ‘52 C : dans la: miroiterie quoi (.) j’sais pas s’il y a’ ‘53 V : d’accord (.) et: votre épouse/’ ‘54 C : aide-soignante’ ‘(2’’)’ ‘55 V : d’accord […]’

Ces questions ouvrent l’enquête et suggèrent des réponses courtes et précises qui sont immédiatement inscrites sur la fiche, support matériel de l’enquête 445 . Chacune sollicite une information déterminée qui est progressivement complétée par les items qui suivent (« est-ce que vous exercez une activité professionnelle » puis « oui qu’est-ce que vous faites », 47 et 49V). L’enquête ne s’annonce pourtant pas comme l’application d’un questionnaire dit « fermé ». En effet, Vion (1992 : 131) note que « dans les enquêtes à questionnaire fermé, l’ordre et la nature des questions sont fixés, tout comme le nombre et la nature des réponses parmi lesquelles l’informateur doit choisir. ». Or, dans notre corpus, même si des séries de questions se succèdent dans un ordre préétabli 446 , les réponses du particulier sont plus libres. A chaque question posée ne correspond pas un assortiment de réponses entre lesquelles l’enquêté doit choisir. Une seule question est véritablement fermée.

Interaction n°52 :’ ‘93 V : =ok (.) j’vais vous citer une liste de centres d’intérêt vous allez m’dire vers ce- vers quels sujets vous iriez si vous alliez en bibliothèque ou en librairie=’ ‘94 C : =ouais=’ ‘95 V : =donc (il) y a la nature (.) l’apprentissage de l’anglais (.) l’histoire (.) l’astrologie et les arts divinatoires (.) la santé (.) la culture générale (.) les grands mystères/’

L’enquêteur liste des thèmes qui sont répertoriés sur la fiche et parmi lesquels l’enquêté doit faire un choix : il ne peut modifier ou ajouter un sujet et répond ainsi selon les propositions qui lui sont faites. Cependant, aucune autre question fermée n’est relevée dans cette enquête conduite par le démarcheur. La majorité de ses demandes sollicitent plus un témoignage qu’une réponse précise.

Interaction n°52 :’ ‘54 V : […] donc parmi les moyens pratiques d’information quels sont ceux qu’vous utilisez l’plus souvent’ ‘ Interaction n°53 :’ ‘96 V : […] si on devait réaliser un ouvrage complet sur l’sujet d’la nature comment est-ce que vous le verriez’

Le contenu de la question et le fait qu’elle ne soit pas suivie d’une liste fermée de réactions possibles invitent le particulier à développer sa réponse. Même si le démarcheur aide l’enquêté à réagir en lui proposant des pistes de réflexions 447 , la question reste ouverte. Le particulier prend la parole, car il a accepté de se prêter au jeu de l’enquête, mais il reste son seul maître. Il peut ne fournir que des réponses succinctes (I53) là où d’autres particuliers font un véritable développement (I51). La comparaison des extraits suivants révèle des comportements différents face à une même question.

Interaction n°53 :’ ‘96 V : […] si on devait réaliser un ouvrage complet sur l’sujet d’la nature comment est-ce que vous le verriez’ ‘97 C : oh:::’ ‘98 V : vous verriez un gros dictionnai:re plusieurs p’tits gui:des heu=’ ‘99 C : =ah non p’t’être pas [un-’ ‘100 V : [beaucoup d’photo:s heu=’ ‘101 C : =photos oui- heu pff p’t’être pas plusieurs p’tits guides’ ‘(2’’) bon: gros dictionnaire avec plusieurs photos (RIRES)’ ‘102 V : gros dictionnai:re=’ ‘103 C : =plusieurs photos’ ‘104 V : avec des photos=’ ‘105 C : =oui’ ‘106 V : d’accord dans un langage clair je suppose’ ‘107 C : oui très clair’ ‘108 V : d’accord (.) c’est quand même plus évident (RIRES)’ ‘109 C : mm=’ ‘110 V : =d’accord (.) très bien (.) donc maintenant j’vais prendre vos avis et remarques sur quelque chose que l’on fait (.) vous allez m’dire heu si vous trouvez ça bien si: il manque des informations si vous verriez ça au:trement’ ‘111 C : mm/=’ ‘ Interaction n°51 :’ ‘404 V : mm (.) d’accord (.) si on devait réaliser un ouvrage complet sur le sujet comment est-ce que vous l’verriez/’ ‘405 C : comment j’le verrais/ (.) [alors-’ ‘406 V : [est-ce que vous le verriez heu: ’ ‘407 C : [d’abord heu-’ ‘408 V : [un gros dictionnai:re plusieurs p’tits gui:des heu beaucoup d’photo:s’ ‘409 C : des guides oui (.) des guides heu qu’les enfants puissent avoir heu- heu (.) accès et puis: oui’ ‘410 V : donc un accès pour tout le monde’ ‘411 C : pour tout le monde oui’ ‘412 V : mm/’ ‘413 C : ça [c’est: (.) notre principal souci ça’ ‘414 V : [accès pour tous: (.) d’accord (.) donc évidemmen:t beaucoup de- d’illustrations: d’photos: heu (.) et cætera’ ‘ 415 C : beaucoup d’conseils beaucoup de: (.) pff je trouve que c’est: (.) on vit un siècle épouvantable’ ‘ 416 V : oui [et ça s’dégrade heu: (.) ça s’dégrade de plus en plus heu:’ ‘ 417 C : [on respecte plus rien alors oh la la:’ ‘ 418 V : on part s’promener pour faire un pique-nique [on trouve plein de sacs partou:t etcætera heu:’ ‘ 419 C : [oui mais c’est ça mon mari était président d’un groupe de randonnée (.) il m’a dit des gens de notre âge (.) ’mettons dix ans plus jeunes (.) j’en voyais qui s’levaient et qui jetaient leurs peaux d’orange tout-’ ‘ 420 V : alors qu’il y a des poubelles juste à côté (inaudible)’ ‘ 421 C : ah non non non mais en pleine heu montagne hein même dans les: chalets à: deux trois milles d’altitude (.) il m’a dit j’leur faisais redescendre hein (.) en bas’ ‘ 422 V : [ben oui’ ‘ 423 C : [on peut bien avoir un sac en plastique (.) [puisqu’on l’montre (.) hein’ ‘ 424 V : [exactement et mettre- et puisqu’on l’monte on peut bien redescendre [heu:’ ‘ 425 C : [bien sûr’ ‘ 426 V : heu les poubelles j’veux dire heu [c’est- ’ ‘ 427 C : [exactement’ ‘ 428 V : ça pèse moins lourd qu’au départ hein de toute façon donc heu: c’est évident (.) donc maintenant j’vais prendre vos avis et vos remarques’ ‘429 C : [mm’ ‘430 V : [sur quelque chose que l’on fait (.) justement (.) vous allez m’dire [si vous trouvez ça bien’ ‘431 C : [ah’

Dans ces deux extraits, la question qui initie les échanges développés est la même : « si on devait réaliser un ouvrage complet sur le sujet de la nature comment est-ce que vous le verriez » (96V et 404V). Les réponses apportées par chacun des enquêtés conduisent toutes deux vers la même sollicitation de l’enquêteur (« donc maintenant je vais prendre vos avis et remarques sur quelque chose que l’on fait », 110V et 428V) 448 , malgré un contenu bien différent. Le premier particulier donne quelques éléments de réponse — la majorité reprenant les idées proposées par le démarcheur — sans présenter leurs motivations alors que le second développe une opinion personnelle : il commente le contenu idéal d’un ouvrage sur la nature (« un accès pour tout le monde », 410C, « beaucoup d’conseils », 415C) tout en étayant ses propos d’anecdotes sur la nature.

Dans un tel cas, la question du démarcheur donne la parole à un particulier qui la saisit jusqu’à sortir de son strict rôle d’enquêté. Il ne se contente pas de répondre à la question mais apporte un témoignage en ouvrant la discussion (415C à 428V). Un tel développement est recherché par le démarcheur 449 . Il n’invite pas de manière explicite l’enquêté à enrichir sa réponse, car aucune demande de précision du type « c'est-à-dire » n’est relevée, mais chaque développement constitue un apport d’informations pertinent. Toute question sollicite une information mais celle à laquelle la réponse du particulier permet d’accéder est double : au contenu propositionnel s’ajoute l’image que, par son discours, le particulier présente de lui-même.

Notes
443.

Ces considérations font l’objet du Chapitre 4.

444.

La première partie du Chapitre 6 montrera que, malgré l’objectif commercial du démarcheur, les séries de questions qu’il énonce donnent bien à l’interaction la forme d’une enquête.

445.

L’objet partagé que constitue la fiche a été étudié dans le Chapitre précédent.

446.

Nous analyserons l’importance de cet ordre dans le Chapitre 6, ordre qui conduit l’interaction de l’enquête à la vente.

447.

Nous verrons dans les Chapitre s 6 (pour ce qui est des réponses apportées à la question sur les centres d’intérêt) et 9 (pour celles concernant la conception d’un ouvrage) que ces propositions sont plus que des pistes de réflexion puisqu’elles orientent l’enquêté afin que réussisse la démarche commerciale. 

448.

La succession de ces deux énoncés et leur place dans la démarche générale du vendeur seront présentés dans le Chapitre 6.

449.

Le Chapitre 4 a analysé le travail accompli par le démarcheur pour arriver à se rapprocher de son interlocuteur et ainsi obtenir de tels développements.