5.1.2. Solliciter un point de vue personnel

Le fait de poser des questions qui attendent davantage un témoignage de l’enquêté qu’une réponse courte et précise permet de le faire parler plus amplement, et les informations qu’il apporte alors sont d’autant plus pertinentes pour le vendeur qu’elles exposent clairement le point de vue du particulier sur des sujets déterminés. L’enquête est présentée comme portant sur les aspirations propres du particulier.

Interaction n°55 :’ ‘7 V : comme j’vous l’disais heu c’est une p’tite fiche d’information sur la presse donc sur c’que vous lisez et regardez à la télé en général quoi’ ‘ Interaction n°51 :’ ‘34 V : heu c’est un sondage et heu::: (.) nous on recueille heu les avis (.) et les remarques des gens ’

Sitôt qu’il est question des tenants et aboutissants de la démarche, que ce soit au tout début de la rencontre ou plus tard, le vendeur explique qu’elle vise à recueillir un témoignage personnel (« sur c’que vous lisez et regardez à la télé », 7V, « on recueille les avis et les remarques des gens », 34V). En acceptant le rôle d’enquêté, le particulier consent à donner son sentiment sur différents sujets. Les éléments soumis au jugement du particulier sont variés, il peut s’agir de thèmes (comme la lecture, la télévision) ou d’objets réels (comme une maquette d’encyclopédie), mais tous sont introduits par des énoncés qui portent les marques de cette volonté d’obtenir un avis personnel. Les deux principaux indices d’une telle orientation se combinent : le pronom de deuxième personne du pluriel accompagne les verbes d’opinion.

Dans un premier temps, l’étude du corpus révèle une fréquence élevée du pronom personnel « vous » dans le discours du vendeur. Cette marque de deuxième personne du pluriel n’est ici pas un anaphorique qui renvoie à une association de plusieurs personnes mais bien à une personne amplifiée puisqu’il s’agit d’un « vous » de politesse qui désigne le particulier. Le discours du démarcheur se caractérise ainsi par un adressage très appuyé à son interlocuteur. Même s’il est attendu que l’enquêteur s’adresse au particulier, l’insistance dont il fait preuve souligne que l’enquête est fortement axée vers ce particulier.

En effet, le discours du démarcheur ne fait pas mention d’un tiers ; il est bien orienté sur son destinataire : des questions sont posées à l’enquêté sur son opinion personnelle. Les pronoms personnels « vous » sont omniprésents. Ils sont d’ailleurs parfois relevés dans des énoncés où leur présence n’est pas indispensable. Certains « vous » pourraient facilement disparaître (par exemple dans l’énoncé « j’vais vous citer une liste de centres d’intérêt » [I56, 93V]), et d’autres pourraient laisser place à une construction impersonnelle (« vous allez m’dire si vous trouvez ça bien » [I51, 430V]) deviendrait « vous allez me dire si c’est bien ». Mais ces formules permettent d’orienter toute activité en direction du particulier et de maintenir ainsi son attention 450 .

Dans un second temps, l’analyse du discours du démarcheur montre que cet adressage se combine avec l’emploi de nombreux verbes d’opinion.

Interaction n°53 :’ ‘110 V : d’accord (.) très bien (.) donc maintenant j’vais prendre vos avis et remarques sur quelque chose que l’on fait (.) vous allez m’dire heu si vous trouvez ça bien si: il manque des informations si vous verriez ça au:trement’ ‘ Interaction n°56 :’ ‘246 V : […] au niveau de la présentation extérieure (.) qu’est-ce que vous en pensez

Les verbes « trouver », « penser » ou « voir » renvoient à la perception du monde et, dans ces extraits, ils font appel au point de vue du particulier. Le démarcheur demande clairement la production d’un discours subjectif, c'est-à-dire d’un discours « dans lequel l’énonciateur s’avoue explicitement (« je trouve ça moche ») ou se pose implicitement (« c’est moche ») comme la source évaluative de l’assertion » 451 (Kerbrat-Orecchioni, 1980 : 80) 452 . En réponse à ces sollicitations appuyées, l’enquêté construit un discours qui explicite son sentiment, souligné par une réelle prise en charge énonciative. En effet, aux appels tels que « qu’est-ce que vous en pensez » répondent des « moi je » associés à des verbes d’opinion (« penser », « trouver ») ou à des verbes de sentiment (« préférer », « aimer », voire « adorer » ou, à l’inverse, « avoir horreur »).

Dans les extraits suivants, ces deux catégories de verbes subjectifs se combinent parfois. Le particulier produit alors une double évaluation 453  : d’un côté, les verbes de sentiment employés expriment dans quelle disposition, favorable ou défavorable, il se trouve vis-à-vis de l’objet dont il parle et, corrélativement, « une évaluation positive ou négative de cet objet » (Kerbrat-Orecchioni, 1980 : 115) ; de l’autre côté, les verbes d’opinion indiquent « quel est le degré d’assurance avec lequel le tiers adhère à sa croyance » (Ibid., 117). Etant donné le nombre important de marques de première personne du singulier présentes dans le discours du particulier, ce tiers dont il est question est bien lui-même.

Interaction n°51 :’ ‘89 C : =alors moi (.) pour ma part je préfère les auteurs contemporains hein/’ ‘[…]’ ‘161 C : oui les animaux non j’les adore […]’ ‘[…]’ ‘203 C : j’ai ho:rreur des films de violence’ ‘[…]’ ‘355 C : non moi j’préfère le- le le: la recherche le dernier: (.) le trois:’ ‘[…]’ ‘599 C : […] alors moi j’aime bien tout c’qui est nature alors vous voyez=’ ‘ Interaction n°52 :’ ‘97 C : genre heu ben moi j’regarde Capital et tous ces machins-là=’ ‘[…]’ ‘307 C : j’trouve que ça fait trop sérieux moi ’ ‘[…]’ ‘356 C : […] moi ça m’intéresse pas quoi mettre une cassette- (.) me dire tu vas t’mettre une cassettes et écouter l’anglais heu:’ ‘[…]’ ‘450 C : […] moi ça m’saoule alors en fait heu: par contre le C.D. Rom ouais ça peut être heu (.) c’est plus un moyen j’pense intéressant’ ‘ Interaction n°53 :’ ‘195 C : non mais j’pense qu’ça doit être des revues très intéressantes j’en suis sûre […]’ ‘ Interaction n°56 :’ ‘62 C : moi personnellement j’sais pas où ils sont=’ ‘[…]’ ‘259 C : elles sont assez bien heu: c’est assez bien disproportionné/ c’est- c’est bien placé/ enfin moi j’aime bien’ ‘[…]’ ‘275 C : ouais moi je::: ça j’trouve c’est une bonne heu:=’ ‘276 V : =une bonne idée les coffrets/=’ ‘277 C : =une bonne idée ouais une bonne initiative’

Les réponses de l’enquêté sont saturées par l’emploi du pronom de première personne du singulier, souvent renforcé par une seconde occurrence qui prend alors la forme « moi ». Par la construction emphatique « moi je », le particulier suit la sollicitation de son interlocuteur et met l’accent, dans son discours, sur le fait qu’il exprime son propre point de vue. Il peut d’ailleurs aller jusqu’à combiner plusieurs marques qui soulignent qu’il explicite de son opinion.

Interaction n°55 :’ ‘260 C : non en fait pour être franc moi c’que j’aime dans la nature c’est y être moi’

Dans cette intervention, les éléments « pour être franc » et « moi… je » annoncent qu’un point de vue va être donné et il est peu après renforcé par une mise en emphase finale qui repose sur une seconde occurrence du pronom personnel « moi ». Le démarcheur demande l’avis du particulier et il l’obtient. Ce particulier apporte son jugement de manière explicite en prenant réellement position sur différents thèmes qui lui sont proposés. Ainsi, la forme de l’interaction (une enquête) permet au démarcheur de poser des questions qui font parler son interlocuteur amené par l’objectif présenté de cette interaction (la sollicitation d’un point de vue) à parler de lui. Cette parole est cependant fortement orientée pour apporter au vendeur les informations nécessaires à sa propre démarche commerciale.

Notes
450.

Nous verrons dans le Chapitre 6 que ces formules sont mémorisées par le vendeur. Il s’agit d’énoncés clefs qui structurent sa démarche.

451.

Par opposition à un discours objectif « qui s’efforce de gommer toute trace de l’existence d’un énonciateur individuel » (Kerbrat-Orecchioni, 1980 : 80).

452.

L’enquêté demande parfois confirmation du point de vue qu’il doit adopter dans son discours. Le vendeur l’oriente alors de manière explicite. Dans cet extrait, il est question de donner son avis sur l’ouvrage qui vient d’être présenté :

442 C : […] faut qu’j’le regarde avec un œil de débutan:te ou un œil de [(inaudible)

443 V : [ah non avec votre œil=

444 C : =avec vo- mon œil à moi alors j’vais l’regarder j’vais m’dire oh des cassettes […]

453.

Kerbrat-Orecchioni (1980 : 115-118) traite d’évaluation de type bon/mauvais pour les verbes de sentiment et d’évaluation de type vrai/faux/incertain pour les verbes d’opinion.