Chapitre 6. Vers une interaction de vente

Les participants s’engagent dans une interaction définie par le démarcheur comme une enquête, mais l’objectif interactionnel ainsi fixé est erroné. Malgré les affirmations du vendeur, c’est effectivement un enjeu commercial qui motive sa visite. Le but de l’interaction est alors strictement transactionnel et le particulier l’ignore. La démarche est ainsi construite qu’elle débute comme une enquête pour se poursuivre par la présentation d’un produit soumis à l’avis de l’enquêté et se conclure par une proposition d’achat 475 .

Divers procédés sont mis en œuvre par le démarcheur pour ne pas être catégorisé comme un vendeur et leur conséquence est que, lorsque le prospect autorise l’accès à son appartement, il ne s’engage qu’à se prêter au jeu de l’enquête. Pourtant, l’étude du corpus révèle la présence d’interventions explicitement liées au thème de l’achat ou de la vente.

Interaction n°51 :’ ‘585 C : =mais mais- mais: quand je: vous dis je: veux pas acheter j’achète pas (…)’ ‘ Interaction n°56 476  :’ ‘312 V : voilà (.) à savoir que heu: on n’paie rien à la commande (.) rien à la livraison (1’’) que les gens (.) sont livrés (.) dans les vingt (.) vingt cinq jours (2’’) et que donc (.) le début des paiements (1’’) ne s’effectue (2’’) qu’au mois d’juillet’

Ces interventions ne sont pas produites dans le cadre d’une enquête. Dans le premier extrait, le particulier signale qu’il ne veut pas accomplir d’achat et dans le second, le démarcheur présente à son interlocuteur les modalités de livraison et de paiement d’un produit. Ces interventions indiquent que leurs émetteurs se placent respectivement dans les rôles de client et de vendeur. L’interaction préalablement définie comme une enquête voit ainsi ces rôles complémentaires apparaître et l’observation des séquences de clôture de ces interactions, après installation dans l’appartement, montre que la définition finale de l’interaction, déterminée par les éléments constitutifs de sa séquence de clôture, est bien différente de la situation initiale posée lors de l’entrée en porte.

Le démarcheur ne quitte jamais son interlocuteur en le remerciant d’avoir bien voulu donner quelques informations qui permettront de faire progresser son étude concernant les moyens pratiques d’information utilisés dans notre société 477 . Sur les six interactions présentées dans le corpus, deux se terminent, certes, sur la référence à l’enquête, mais avec quelques modifications par rapport à la façon dont elle avait été annoncée lors de l’entrée en porte.

Interaction n°52 :’ ‘507 V : ben écoutez merci d’avoir répondu à nos p’tites questions=’ ‘508 C : =ah ben de rien=’ ‘509 V : =et puis d’avoir- (.) donné votre avis (.) et nous on va continuer notre heu:=’ ‘510 C : =ben bon courage=’ ‘511 V : =notre chemin’

Dans ce premier extrait, le vendeur initie la séquence de clôture en remerciant le particulier de sa participation. Ce dernier a répondu à une série de questions (507V), puis il a donné son avis (509V) dans une rencontre préalablement définie par les éléments suivants : « on visite tous les habitants du quartier on a une p’tite fiche d’information sur la presse à remplir […] voilà c’est sur c’que vous lisez et regardez à la télé en général » (5 et 7V). L’interaction s’achève sur l’explicitation d’une finalité atteinte mais cette finalité ne correspond que partiellement à l’objectif annoncé. Même si l’enquête prévoyait la réponse à une série de questions, elle n’envisageait en rien le fait de donner son avis sur un produit. L’extrait suivant marque également une légère modification par rapport à l’objectif annoncé.

Interaction n°53 478  :’ ‘192 V : […] heu c’est vrai que: non mais c’était déjà intéressant d’prendre votre avis là-dessus ben étant donné que (.) heu: votre métier correspond à ça donc [heu
193 C : [mm’

L’expression « c’était déjà intéressant » indique que le fait de recueillir l’avis du particulier sur le produit présenté n’était pas l’objectif principal de la démarche 479 . Ainsi, dans les rares interactions où l’enquête est mentionnée lors de leur séquence de clôture, quelques éléments du discours du vendeur indiquent que la nature de la rencontre a subi des modifications : soit la définition de l’enquête est bien différente de celle annoncée (I52), soit cet objectif de l’enquête apparaît comme secondaire (I53). Dans les autres cas, les rencontres s’achèvent comme de véritables interactions commerciales.

Interaction n°56 :’ ‘1186 V : bon ben j’espère qu’vous serez bien content heu:’ ‘1187 C : oui moi aussi’ ‘1188 M : [mm/’ ‘1189 V : [de cet achat: et que- ben de toute façon heu: (.) moi j’passe un coup de téléphone après pour [savoir si la collection est bien arrivée: et caetera::: heu’ ‘1190 C : [ouais (.) ok ça marche’ ‘ Interaction n°51 :’ ‘626 C : vous avez du courage hein/ (.) vous êtes jeunes mais vous avez du courage’ ‘627 V : oh: mais il faut/’ ‘628 C : oui:’ ‘629 V : il faut\ ’ ‘630 C : enfin si vous arrivez à: placer des collections encore hein=’ ‘631 V : =oui’

Que le particulier ait acheté une encyclopédie (I56) ou non (I51), la finalité transactionnelle de l’interaction est explicite. Dans le second extrait, c’est même le particulier qui exprime l’objectif commercial de son interlocuteur (630C, I51). La séquence de clôture de la plupart des interactions voit le thème de la vente apparaître, non comme un sujet extérieur à la rencontre, mais comme sa propre finalité. Comment une interaction engagée sur l’objectif de l’enquête peut-elle s’achever autour d’un lien de nature transactionnelle ? Et surtout, le plus remarquable, comment l’interaction peut‑elle basculer sans provoquer l’étonnement du particulier qui passe du statut d’enquêté à celui de client potentiel ? L’enquête annoncée est bien réalisée malgré la présence de quelques éléments ambigus (6.1.) et la démarche mène en fait progressivement le prospect vers une interaction de vente (6.2.).

Notes
475.

Ces deux dernières étapes feront l’objet d’une étude détaillée dans le Chapitre 9.

476.

Les nombreuses pauses relevées dans cette intervention sont dues au fait que le démarcheur mène une activité physique parallèle : il cherche le contrat de vente dans son sac.

477.

Cette intervention correspondrait pourtant à l’annonce faite lors de l’entrée en porte : « on fait une enquête auprès des habitants du quartier, c’est pour savoir comment les gens s’informent ».

478.

Le métier pratiqué par le particulier est celui d’aide soignante et l’encyclopédie présentée concernait la santé.

479.

La présentation du produit est totalement intégrée à l’enquête (voir suite du Chapitre) puisque ce dernier apparaît dans le but de recueillir l’avis du particulier.