6.1.2.2. Des éléments non-pertinents, indices d’un objectif parallèle

Même si quelques incohérences et hésitations ponctuent parfois le discours du vendeur, il reste façonné pour répondre aux attentes de l’enquêté. Pourtant, au cours de cette interaction, certaines interventions du démarcheur manquent de pertinence et peuvent trahir la présence d’un objectif parallèle à celui de l’enquête. C’est le cas dans l’extrait suivant où, lors de son entrée dans l’appartement du particulier, le vendeur évoque une affaire qui le préoccupe : une autre société de Vente Directe effectue ses démarches dans le même secteur que lui 497 .

Interaction n°54 :’ ‘12 V : vous avez vu heu: les autres non/ [de:’ ‘13 C : [heu: ouais j’les ai vu’ ‘14 V : du: du Juridique non c’est ça/’ ‘15 C : heu ouais j’crois ouais’ ‘16 V : ouais/ (.) d’accord’ ‘17 C : parce qu’elle m’a demandé pour les droits ’ ‘18 V : ouai:s ouais ouais (1’’) ok: ben de toute façon c’est clair (.) on est tous sur le même coin donc heu: on va partir quoi hein’ ‘19 C : ah d’accord (RIRES)’ ‘20 V : ben ouais parce que bon heu (2’’) nous on n’arrivera pas à remplir des fiches comme il faut eux non plus donc heu: c’est: (.) c’est quand même embêtant quoi (.) donc voilà (.) heu: très bien (.) heu: combien d’personnes vivent dans votre foyer/’ ‘21 C : trois’

Le vendeur questionne tout d’abord le particulier. Ses deux premières interventions ont pour objectifs de savoir si le prospect a déjà été démarché (12V) puis de vérifier l’identité de la société concurrente (14V). Le particulier confirme les hypothèses de son interlocuteur (13, 15 et 17C) et se voit ensuite pris à parti. Le vendeur exprime une contrariété qui ne concerne en aucun cas le particulier. Il aborde des problèmes extérieurs à l’interaction en cours et sur lesquels le prospect n’a aucune influence. Celui-ci conserve d’ailleurs une position réactive. Il n’entre pas dans la polémique et tente même de désamorcer le mécontentement de son interlocuteur par des rires (19C).

Lors de cette séquence, les interactants sont positionnés autour de la table du salon et les seules informations que détient le particulier concernant l’interaction sont celles fournies par le démarcheur lors de l’entrée en porte.

Interaction n°54 :’ ‘3 V : bonjour excusez-nous d’vous déranger on visite tous les habitants du quartier et: fait un p’tit sondage sur la presse’ ‘4 C : heu: c’est sur quoi/’ ‘5 V : on fait partie du groupe Lagardère c’est sur c’que vous lisez et regardez à la télé en général’ ‘6 C : oui (.) ben: entrez’

Cette brève présentation de la démarche suffit au particulier pour accepter d’accueillir le visiteur chez lui. Il est cependant en droit d’attendre d’autres précisions au moment où le vendeur, lui, expose ses contrariétés. Le discours du visiteur ne suscite pourtant aucun étonnement de sa part. Le démarcheur s’inquiète de choses qui échappent à l’enquêté 498 , mais ce dernier se place comme récepteur du message et attend la suite. Il n’encourage pas pour autant le développement du démarcheur et ce dernier s’interrompt rapidement pour laisser place, après quelques ponctuants conclusifs (« donc voilà », 20V), à l’enquête annoncée (« heu très bien heu combien d’personnes vivent dans votre foyer », 20V).

Dans d’autres cas, c’est la pertinence de certains éléments de l’enquête même dont on peut douter. Le lien entre certaines questions et le thème de l’enquête n’est pas explicite et le particulier peut pointer cette incohérence.

Interaction n°55 :’ ‘55 V : d’accord (.) donc parmi les moyens pratiques d’information quels sont ceux qu’vous utilisez l’plus souvent (.) la télé déjà j’suppose/’ ‘[…]’ ‘73 V : d’accord (.) autrement des livres/ des romans/’ ‘74 C : des livres/’ ‘75 V : mm/’ ‘76 C : heu::: pff (.) ouais mais je sais pas si c’est vraiment d’actualité quoi’ ‘77 V : non non mais j’vous dis c’est l’information en général donc ça peut être des romans: ça peut être plein de choses (.) heu::: c’est sur la lecture en général’ ‘(2’’) sur c’que vous lisez en général’ ‘78 C : ouais alors- (.) c’que j’lis en général/’ ‘79 V : voilà’

La question initialement posée (55V) correspond à la nature annoncée de l’enquête, mais après avoir abordé des outils comme la télévision et les journaux, sources plus communes d’information, l’enquêteur traite des livres et des romans. Le particulier exprime alors son étonnement tout d’abord en reprenant les mots du vendeur avec une intonation montante (74C) puis en doutant du fait que les livres et les romans puissent être considérés comme de véritables moyens de s’informer. Face à cette perplexité, le démarcheur recadre le thème de l’enquête : après quelques hésitations, il annonce que « c’est l’information en général » et que finalement « c’est sur la lecture en général » (77V).

Le particulier reste tout d’abord sans réaction, ce qui pousse le démarcheur à reformuler la conclusion de son explication (« sur c’que vous lisez en général », 77V), puis il marque son accord (« ouais », 78C), son activité de réflexion sur ce sujet (« alors », 78C) et, après une courte pause, reprend les termes de son interlocuteur sous forme de question (« c’que j’lis en général », 78C) qui fonctionne non seulement comme une demande de confirmation mais aussi comme un moyen de faire repartir l’enquête puisqu’il poursuit en répondant à cette question (80C).

‘78 C : ouais alors- (.) c’que j’lis en général/’ ‘79 V : voilà’ ‘80 C : heu: (RIRES) (.) un peu compliqué à dire c’est tout c’qui touche un peu à l’ésotéri:sme heu: occultisme et tout ça’ ‘81 V : d’accord’

L’interaction continue sur le schéma initial : question de l’enquêteur/réponse de l’enquêté ; mais cet incident a pu révéler au prospect la présence possible d’un autre objectif que celui annoncé. Quelques échanges plus tard, il interroge d’ailleurs le démarcheur sur l’usage qui sera fait de ces réponses.

Interaction n°55 :’ ‘124 C : alors vous faites quoi d’tout ça après’ ‘125 V : non tout simplement voilà heu::: (.) on prend en général (.) c’que les gens donc lisent et à quoi ils s’intéressent leurs centres d’intérêt’ ‘126 C : mm/’ ‘127 V : ensuite heu (.) on leur présente quelque chose que l’on fait ça peut être cassettes vidéo C.D. Rom livres (.) ils nous donnent leur avis et leurs remarques dessus (.) nous ça nous permet (.) heu de créer d’autres ouvrages ou de modifier heu certains’

La question du prospect amène le vendeur à définir une nouvelle fois le thème de l’enquête qui tend alors à cerner les centres d’intérêt des enquêtés. Le vendeur va même plus loin. La sollicitation du particulier est très marquée par son comportement non verbal, qui montre qu’il est très attentif, ainsi que par le régulateur « mm » (126C) formulé avec une importante intonation montante qui souligne son attente. L’enquêteur explique alors l’étape suivante de la démarche et évoque la présentation de produits.

Des recentrages sont donc souvent nécessaires pour justifier la pertinence de certaines questions. Les nombreuses hésitations et les pauses qui ponctuent les explications du vendeur (125 et 127V) révèlent pourtant son embarras car, en répondant aux questions de son interlocuteur, il prend le risque de dévoiler des informations compromettant le bon déroulement de sa démarche commerciale. Deux principaux moyens permettent au vendeur de limiter ce risque : il atténue constamment la menace que peut représenter ce qu’il dit (« tout simplement », « voilà » 499 , 125V) et il opère une mise à distance du procès car en utilisant la troisième personne du pluriel (« c’que les gens donc lisent et à quoi ils s’intéressent », « on leur présente » et « ils nous donnent leur avis », 125 et 127V), il décrit une activité dans laquelle le particulier n’est pas inscrit.

Au cours de l’interaction, certaines interventions du démarcheur ne correspondent pas aux attentes de l’enquêté. Lorsque ce dernier exprime son étonnement, le démarcheur redéfinit le thème de l’enquête et justifie ainsi la présence de ces questions. Les différentes indications que donne le vendeur ne sont, certes, pas contradictoires (un lien existe entre les moyens pratiques d’informations et les livres, ou encore les centres d’intérêt), mais une telle évolution est périlleuse car elle est équivoque et susceptible de remettre en question l’objectif réel de la démarche.

Notes
497.

Cette présence simultanée des deux entreprises à des conséquences importantes car si le vendeur du Livre de Paris-Hachette sollicite des particuliers qui ont déjà été démarchés, ils ne seront pas disposés à l’accueillir. Leur travail dans le secteur en question est alors fortement compromis. Cet extrait a déjà été présenté lors de l’étude des commentaires de site (Chapitre 4), nous l’analysons à présent sous un angle différent.

498.

Le fait de mener deux enquêtes de front pose-t-il vraiment un problème ? Ce ne sont pas réellement les deux enquêtes qui posent problème mais le fait que notre vendeur ne peut atteindre son objectif commercial auprès d’un particulier à qui d’autres démarcheurs viennent de proposer l’achat d’une encyclopédie juridique.

499.

Dans un tel contexte, le ponctuant « voilà » a la valeur sémantique d’exprimer la transparence du discours qu’il accompagne.