6.1.2.3. Une intervention à la limite du hors-cadre

Une des interventions du démarcheur est caractéristique, non pas parce que sa formulation manifeste l’embarras du vendeur, contrairement à celles dont il vient d’être question, mais parce qu’elle marque un tournant dans l’interaction. Il s’agit d’une question que le démarcheur pose avec l’aplomb de l’enquêteur, puisqu’elle s’inscrit dans les séries d’items auxquels le particulier répond, mais dont le contenu est équivoque. Cette question est posée dans chacune des interactions du corpus. Elle est une des formules clefs de la démarche 500 . Elle est donc mémorisée par les vendeurs qui l’énoncent comme un automatisme : « j’vais vous citer une liste de centre d’intérêts et vous allez me dire vers quels sujets vous iriez si vous alliez en bibliothèque ou en librairie ».

Dans cette intervention, formulée à l’identique dans toutes les interactions 501 , le démarcheur demande au particulier non plus d’évoquer les différents moyens d’information qu’il utilise, mais d’expliciter ses centres d’intérêts. Par cette sollicitation, le vendeur touche davantage à la personnalité de son interlocuteur que lors des précédentes questions et il cherche à savoir si le particulier s’intéresse à des sujets précis qu’il liste.

Interaction n°53 :’ ‘63 V : […] ok (.) heu j’vais vous citer une p’tite liste de centres d’intérêt et vous allez m’dire si vous vous retrouviez en librairie ou en bibliothèque vers quels sujets est-ce que vous iriez (.) donc la nature l’apprentissage de l’anglais (.) l’astrologie et les arts divinatoi:res les préoccupations d’la femme des enfants la maison les droits (.) la santé (.) la culture générale (.) les grands mystères (.) l’histoire’

Le démarcheur ne laisse pas la réponse du particulier libre puisqu’il lui soumet des thèmes définis 502 et ne lui demande pas de mentionner d’autres sujets qu’il affectionnerait. Deux éléments font que cette intervention est équivoque. Tout d’abord, les raisons de cette sollicitation ne semblent pas inscrites dans une enquête présentée comme portant « sur la presse » ou sur « les moyens pratiques d’information » et, en fait, chacun des thèmes cités correspond exactement à une encyclopédie produite par l’entreprise du vendeur 503 . Ensuite, l’étonnante composition de la liste est équivoque. Alors que les catégories qui classifient d’ordinaire les ouvrages d’une librairie ou d’une bibliothèque sont des domaines tels que la littérature, les sciences, l’éducation, l’histoire ou encore les langues, le démarcheur, lui, propose des classes originales telles que « les grands mystères » ou « le journal l’Illustration » 504 .

L’inventaire de tels centres d’intérêt apparaît en marge des items attendus dans le scénario de l’enquête telle qu’elle a été présentée, et c’est là un nouvel indice du statut ambigu du sondage auquel accepte de se prêter le particulier. La proposition faite au particulier de sélectionner, dans une liste, les sujets qui l’intéressent revient en fait, pour le vendeur, à lui demander quelle encyclopédie il préférerait. Mais le particulier ne s’en étonne jamais car il n’a toujours pas conscience de l’objectif commercial de son interlocuteur.

L’étude du corpus révèle que l’enquête annoncée lors de la prise de contact est réellement conduite. La présentation que fait le démarcheur de l’interaction, la présence de la fiche de renseignement et les séries de questions qui s’enchaînent le prouvent. Même si quelques éléments, comme l’embarras manifeste du vendeur lors de certaines interventions ou la présence de questions qui s’éloignent du thème annoncé de l’enquête, sont susceptibles de venir troubler cette définition de l’interaction, le particulier n’exprime jamais ses soupçons quant à l’objectif réel du démarcheur.

L’analyse du corpus révèle des « loupés » comme celui du manque de spontanéité et des interventions équivoques, mais la machination est réussie parce que même si le prospect est amené à se méfier, Goffman note que

‘(…) le fait de se méfier de quelque chose implique qu’on s’interroge, non seulement sur un événement mais sur le cadre d’un ensemble d’événements. Tel événement douteux peut en effet passer facilement pour une exception dans une machination par ailleurs réussie, qu’elle soit bénigne ou sérieuse. (Goffman, 1991 : 477)’

Les éléments qui posent et confirment le cadre de l’enquête forment ainsi un réseau qu’un comportement équivoque isolé ne démantèle pas. La première partie de l’interaction pose donc des bases solides qui vont permettre l’engagement du particulier 505 , les soupçons qu’il peut éventuellement ressentir au début de son interaction avec un inconnu assimilable à un vendeur étant écartés. Néanmoins, cette rencontre est amenée, dans un second temps, à s’éloigner de l’enquête standard pour évoluer vers l’interaction de vente.

Notes
500.

Le point 6.2.1 présentera le fait que la démarche est construite sur une succession de différentes étapes.

501.

Seules quelques légères modifications peuvent apparaître comme l’ordre des compléments du verbe (« j’vais vous montrer une p’tite liste de centres d’intérêts et vous allez m’dire si vous vous retrouviez en librairie ou en bibliothèque heu vers quels sujets est-ce que vous iriez », I51, 244 et 246V) ou les termes employés (« j’vais vous montrer une p’tite liste de centres d’intérêts et vous allez m’dire vers quels sujets vous vous: tourneriez si vous (.) vous retrouviez en: librairie ou en bibliothèque », I52, 122V).

502.

Le nombre de sujets présentés varie selon le prospect interrogé. Dix thèmes sont prévus mais certains sont parfois écartés. Par exemple, si le particulier est un homme et qu’il n’a pas d’enfant, les thèmes « préoccupations de la femme » et « scolarité des enfants » ne seront pas cités. C’est le cas dans l’interaction n°56 (95V) au cours de laquelle tous les thèmes sont cités exceptés ces deux-là.

503.

A l’exception du thème de l’histoire qui renvoie à deux périodes différentes : « Le journal l’Illustration - Histoire de 1843 à 1944 » et « L’histoire contemporaine de 1939 à nos jours ». Ces deux périodes seront abordées si le particulier exprime son intérêt pour l’histoire. Il devra alors dire s’il préfère ou non l’histoire contemporaine.

504.

Le sujet « Les Grands mystères » peut d’autant plus étonner le particulier qu’il n’est pas inscrit sur la fiche comme les autres. Ce thème n’a pas sa place dans l’inventaire écrit car il s’agit d’une fin de stock à écouler (le fait de l’inscrire sur le document serait rapidement désuet). Le vendeur le rajoute donc à la liste citée en l’inscrivant à la suite des autres et en soulignant parfois verbalement cette absence (« et ils ont oublié les grands mystères » I54, 88V). 

505.

L’engagement du particulier sera analysé dans le Chapitre 9.