6.2.2.3. Une terminologie adaptée pour ne pas trahir l’intention

La démarche est construite autour de différentes étapes dont la succession amène l’interaction de l’enquête vers la vente. Ce mouvement est rendu possible par la présence systématique de chacune des séquences ainsi que par l’assurance de leur bon développement. Mais ce ne sont pas là les uniques conditions d’une évolution progressive ne provoquant aucune rupture de cadre : le vendeur doit également veiller à ce que son vocabulaire ne trahisse pas son objectif transactionnel. L’emploi d’un terme dénotant trop fortement l’univers du commerce serait un handicap à la bonne évolution de la démarche.

La terminologie habituellement appliquée à la vente est ainsi bannie. Cet impératif ne pose aucun problème dans les premières étapes de la démarche, puisque l’interaction n’est alors qu’une enquête, mais il oblige à trouver des solutions lorsque la rencontre devient commerciale. Les mots proscrits sont alors remplacés par des synonymes qui ne comportent aucun trait sémantique dénotant la vente. L’absence terminologique la plus caractéristique est celle du verbe « acheter ». Ce terme est un symbole fort dont l’utilisation placerait immédiatement l’enquêté dans un rôle de client. Le verbe « posséder » lui est par conséquent préféré.

Interaction n°54 :’ ‘342 V : […] donc vous auriez un avis heu favorable sur heu ce genre de collection c’est [quelque chose que: à la limite vous aimeriez posséder/’ ‘343 C : [ouais si ouais (.) franchement ouais (.) ouais’ ‘344 V : [ouais/’ ‘345 C : [franchement ouais (.) ’ ‘346 V : ok’

La question du vendeur est posée à la fin de l’étape de présentation de la maquette de l’encyclopédie, ici désignée par l’expression « ce genre de chose » 525 , et de recueil de l’avis de l’enquêté. Le conditionnel « aimeriez » montre que le démarcheur s’applique toujours à formuler des hypothèses, afin que ces propos entrent bien dans le cadre de l’enquête. Néanmoins, la réponse affirmative du particulier est considérée comme un accord quant à l’achat du produit et après demande de confirmation, le vendeur se lance dans la sixième étape de l’annonce des prix. Plusieurs termes sont alors également proscrits. Dans l’extrait qui suit, alors que le vendeur présente les prix de l’encyclopédie à travers l’indication des différentes formules de crédit proposées, le mot « francs » est absent.

Interaction n°53 :’ ‘172 V : […] voilà (.) donc on a (.) c’qu’on appelle une formule rapide (.) de dix huit mensualités de trois cent trente huit (.) une formule familiale de vingt quatre par deux cent soixante quatre (.) et une formule abonnement un p’tit peu comme à un magazine de trente huit par cent quatre vingt trois (.) évidemment il existe une formule à douze une formule à trente mais on montre ces trois-là pour donner une idée (.) aux gens=’

Dans cet exposé, le mot « francs » n’est jamais employé par le vendeur qui indique pourtant des montants de mensualités. Ce dernier terme n’apparaît d’ailleurs qu’une seule fois, lors de la présentation de la première formule de crédit, puis est évincé. Le vendeur ne présente qu’une série de nombres, certains correspondant aux nombres de mensualités, d’autres aux montants de ces dernières 526 . La terminologie employée par le vendeur proscrit ces termes de la vente et, s’ils apparaissent parfois, c’est avec une distance marquée par rapport au particulier.

Interaction n°53 :’ ‘172 V : […] heu: à titre indicatif heu: j’vais vous donner les tarifs parce que nous on fonctionne c’qu’on appelle (.) sous forme de formules\ […]’

Dans ce premier exemple, l’expression « à titre indicatif » met l’accent sur le fait qu’il s’agit d’une information donnée par l’enquêteur. Le terme « tarifs » ne s’applique alors pas directement au particulier. Dans d’autres cas, c’est l’emploi du pronom personnel de troisième personne qui permet d’éloigner le procès du destinataire du message.

‘Interaction n°56 :’ ‘87 V : […] heu les familles qu’on visite dépensent en moyenne entre cent et deux cents francs par mois dans l’achat de livres journaux revues (.) vous pensez être dans la moyenne heu: au-dessus en dessous/’ ‘Interaction n°56 :’ ‘290 V : […] donc évidemment ce genre de chose ne sera pas vendu en: librairie=’ ‘291 C : =mm=’ ‘292 V : =vous savez pourquoi/’ ‘293 C : non’ ‘294 V : ben déjà d’une part parce que donc c’est une collection en plusieurs volumes et coffrets (.) donc heu::: ben les gens ils iraient ils achèteraient d’abord les deux premiers volumes ils auraient pas le reste ils arriveraient pas à l’trouver/=’ ‘295 C : =mm’

Dans ces deux extraits, les termes « francs » et « achat » (87V), puis « vendre » (290V) et « acheter » (294V) sont bien employés mais ils apparaissent dans des propos tenus sur « les familles » (87V) ou « les gens » (294V) et quand il est question de la vente du produit, elle s’effectue « en librairie » (290V) et non à domicile. La distance est ici bien marquée et lorsqu’il s’agit de parler d’événements qui touchent plus directement le particulier, ces termes sont bannis. Ainsi à tous les niveaux, c'est-à-dire autant dans le développement de chacune des étapes que dans leur enchaînement et leur contenu terminologique, la démarche appliquée par le vendeur s’applique à garder son objectif réel caché car, lorsque l’intention est implicite,

‘elle peut être “trahie” par le déroulement même du discours (“ah, je vois maintenant où il veut en venir !”) et il y a alors effet rétroactif sur tout le discours antérieur, qui se trouve réorganisé autour du nouveau topic (“je croyais qu’il parlait de… mais c’est de… qu’il parle”). (Chesny-Kolher, 1981 : 67)’

La démarche commerciale ne peut survivre à une telle prise de conscience qui mettrait en cause l’honnêteté du démarcheur. En effet, face à un réseau d’éléments qui révélerait l’objectif transactionnel de l’interaction, la réflexion du particulier irait au-delà de « je croyais qu’il parlait de… » pour devenir « il m’a dit qu’il parlait de… ». Il pourrait alors interrompre le cours de l’interaction et s’insurger contre le visiteur. Cependant, aucune réaction de ce type n’est relevée dans notre corpus. Aucun particulier n’exprime sa stupéfaction. Cela ne veut certes pas dire qu’il ne la ressent pas ; nous constatons seulement qu’elle n’est pas apparente, ou du moins que très peu.

Le corpus ne présente aucun cas de réaction du particulier qui interrompt immédiatement la démarche commerciale mais il arrive que l’absence de réaction soit un signe. Certains particuliers peuvent fournir une activité interactionnelle minimale qui empêche le vendeur de déployer sa démarche.

Interaction n°53 :’ ‘79 V : d’accord (.) heu bon ben pour l’instant heu vous documentez ben surtout par votre métier/ (.) (RIRES) on est bien d’accord=’ ‘80 C : =oui’ ‘81 V : principalement (.) et ensuite par la télé/ (.) et certains magazines peut-être que vous avez heu::: (.) sur votre lieu d’travail non/’ ‘82 C : oui’ ‘83 V : mm/ (.) d’accord (.) heu::: (.) bien (.) heu sur la nature vous êtes plus intéressée par la faune la flore tous les milieux naturels/’ ‘84 C : flore’ ‘85 V : la flore (.) ok (.) est-ce que vous attachez de l’importance à l’écologie et l’environnement/ (.) toutes questions politiques mises à part hein/’ ‘86 C : oui’

L’attitude du particulier empêche le démarcheur de prendre l’élan nécessaire à sa démarche 527 . Il ne répond que brièvement aux questions de l’enquête et, lorsque les échanges ne reposent plus sur une organisation question/réponse, il se contente d’une activité de régulation minimale.

Interaction n°53 :’ ‘110 V : d’accord (.) très bien (.) donc maintenant j’vais prendre vos avis et remarques sur quelque chose que l’on fait (.) vous allez m’dire heu si vous trouvez ça bien si: il manque des informations si vous verriez ça au:trement’ ‘111 C : mm/=’ ‘((V cherche sa maquette))’ ‘112 V : =heu puisque vous faites partie en plus du domaine médical (.) donc heu: (.) c’est vrai qu’nous ça nous intéresse heu à ce niveau-là (.) c’est plus facile de demander heu l’avis des gens quand heu (.) quand ils font partie du métier et qu’on- montre la même chose j’allais dire ’ ‘113 C : mm=’ ‘114 V : =donc c’est quelque chose sur la santé (.) vous allez m’dire si c’est: assez complet ou pas et cætera
(2’’) donc (.) faut p’t’être que j’commence par l’début heu: c:’est quelque chose comme ça c’est-à-dire dix volumes (.) chaque volume traitant de sujets différents’ ‘115 C : mm/=’ ‘116 V : =donc il y a d’abord les trois premiers volumes s:ur les maladies (.) de l’enfant de l’adulte et de notre époque’ ‘117 C : mm ’ ‘118 V : à chaque fois fait sous forme de dossier (.) donc évidemment là les dossiers ne sont pas complets c’est seulement (.) heu pour montrer heu l’étendue des sujets’ ‘119 C : mm ’ ‘120 V : voilà (.) donc à chaque fois il y a heu::: (.) des questions et des réponses des professionnels’ ‘121 C : mm ’ ‘122 V : heu des schémas des photos comme vous pouvez le constater (.) voilà comme ceci
(3’’) il y a un autre volume donc sur tous les symptômes/ (.) avec les causes la durée les conséquences et cætera’ ‘123 C : mm ’ ‘124 V : récapitulé sous forme de tableau (.) pour qu’ce soit plus clair’ ‘125 C : mm=’ ‘126 V : =évidemment tout est fait dans un langage compréhensible par tous parce que: (.) c’est pas forcément évident’ ‘127 C : mm

Tout au long de la présentation de la maquette, le particulier se place comme récepteur et ne prend jamais l’initiative des échanges en sollicitant, par exemple, quelques explications supplémentaires ou simplement en commentant ce qu’il voit 528 . Cette attitude peut ainsi être la marque d’une prise de conscience de l’objectif commercial du démarcheur. La réaction du particulier n’est alors pas d’exprimer son étonnement mais de limiter son adhésion aux propos de son interlocuteur. Ainsi, face à cette absence de réaction de stupéfaction qui pousse l’observateur à croire que le particulier ne saisit pas l’évolution de la démarche dont il fait l’objet, et par là même son objectif réel, on relève parfois le phénomène inverse qui n’est pas une marque explicite de cette découverte mais qui laisse supposer qu’elle a bien eu lieu 529 .

Une seule interaction du corpus prouve que le particulier a découvert l’objectif commercial du démarcheur.

Interaction n°51 :’ ‘336 V : =la nature/’ ‘337 C : ah oui les animaux tout c’qui a:’ ‘338 V : d’accord’ ‘339 C : accès aux animaux qu’est-ce qu’elle va m’vendre (.) j’suis sûre qu’elle veut m’vendre quelque chose=’ ‘340 V : =non j’vais d’abord demander votre avis heu: su:- après on verra (RIRES)’ ‘341 C : ouais ouais d’accord oui oui oui (RIRES)’

Au moment où il lui est demandé de citer trois sujets qui l’intéressent, le particulier exprime progressivement sa certitude. Il commence par évoquer l’idée d’une vente sous la forme d’une question (« qu’est-ce qu’elle va m’vendre », 339C) pour finalement immédiatement la reformuler sur un mode assertif qui souligne sa conviction (j’suis sûre qu’elle veut m’vendre quelque chose », 339C) 530 . Cette réaction apparaît comme l’expression à haute voix de ce à quoi bien d’autres particuliers pensent tout bas. Les nombreux « oui » et les rires (341C) qui font suite à la réponse du vendeur montrent que même si ce dernier a contredit cette idée par un « non », en finissant tout de même son intervention par « après on verra » (340V), le particulier est persuadé d’être considéré comme une client potentiel.

Néanmoins, dans tous les cas, que les particuliers s’expriment explicitement ou de manière détournée, aucun ne parle du lien inattendu entre l’enquête annoncée, à laquelle ils ont accepté de répondre, et la vente qui se profile sans leur accord préalable. Et ceci pour deux raisons complémentaires : le vendeur sait tout d’abord captiver le particulier dans une enquête qui est ensuite amenée vers la vente avec habileté. En effet, Goffman (1991 : 338) note que « l’émergence d’une activité inonde de sens ceux qui y participent et ils s’y trouvent, à des degrés divers, absorbés, saisis, captivés. ». Le démarcheur présente sa visite comme une enquête, puis s’applique à poser des questions répertoriées sur une fiche et à récolter les réponses de son interlocuteur. Ces éléments concrets confirment la définition préalablement proposée et rassure le particulier qui collabore à cette interaction.

Le particulier adhère au propos de l’enquêteur et se trouve alors entraîné dans une démarche qui, tout au long des six étapes qui trouvent successivement leur raison d’être dans l’enquête, le mène dans une interaction de vente ne devenant réellement explicite que lorsqu’il sera invité à signer le contrat de vente 531 . L’organisation de la démarche est ainsi mûrement réfléchie pour qu’une progression conduise à la vente et c’est bien l’enquête qui permet un tel mouvement dans la mesure où, outre le fait de favoriser l’accord du particulier sur le seuil de la porte quant à la poursuite de l’interaction, elle autorise une plus large marge de manœuvre :

‘(…) le sujet qui accepte de participer à une enquête se trouve engagé dans une interaction dont il ne connaît que partiellement les finalités. Il ignore quelle utilisation sera faite de ses témoignages et, même si l’enquêteur lui donne quelques indications à ce sujet, il est souvent dans l’impossibilité d’en comprendre réellement les objectifs et pourra toujours douter qu’il s’agissait là de véritables finalités. (Vion, 1992 : 131) 532 .’

Le fait que tout enquêté ne maîtrise par véritablement les tenants et aboutissants de l’enquête à laquelle il accepte de participer est une opportunité que le vendeur saisit. Même si celui-ci suit l’organisation suggérée par la fiche, les libertés qu’il peut prendre dans le déroulement de sa démarche sont plus grandes. Il se trouve dans un espace malléable dans lequel il peut manœuvrer, notamment en fonction de la personnalité de son interlocuteur, sans soulever de réaction de stupéfaction face à cette duperie : avoir présenté l’interaction comme une enquête pour finir par suivre un objectif commercial.

Notes
525.

Les termes qui remplacent le mot « encyclopédie » sont nombreux. On peut citer, entre autres, « ouvrage » et « collection ». Ce travail du vendeur qui consiste à ne jamais parler d’encyclopédie fait l’objet du point 7.1.2.

526.

La compréhension des propos du vendeur est simplifiée par le fait qu’il a préalablement inscrit ces formules sur la fiche. Il les montre ainsi au particulier en même temps qu’il les énonce. Notons cependant que le particulier n’a accès qu’à une inscription du type : « 18 x 338 » où les termes de « mensualités » (ou de « mois ») et ceux de « francs » ne sont pas non plus explicités.

527.

Nous avons vu dans les Chapitres précédents que la parole du particulier était un atout indéniable puisqu’elle favorise le rapprochement des interactants (Chapitre 4) ou encore permet au vendeur de découvrir son client potentiel (Chapitre 5).

528.

La position uniquement réactive qu’adopte le particulier n’est pas uniquement due au fait qu’il est attentif à la présentation qui lui est faite. Dans des circonstances similaires, d’autres prospects sont plus avenants et prennent la parole pendant la présentation de la maquette :

Interaction n°56  :
169 V : donc c’est comme ceci c’est: huit volumes et deux coffrets d’outils\ (.) parce qu’au départ on avait penser heu: sortir justement que les volumes (.) et heu les gens nous ont dit [que: la théorie bon heu c’était bien
170 C : [ouais c’est bien quand même (.) ouais
171 V : mais qu’ils aimeraient bien pratiquer aussi=
172 C : =faire un peu de pratique c’est-

529.

Une autre interaction (non transcrite) est très marquée par une absence de coopération mais elle concerne, dans ce cas, une non-réponse à une question posée. Lors de l’étape 3, à la demande du démarcheur de choisir trois sujets parmi ceux de la liste proposée, l’enquêté répond qu’aucun ne l’intéresse. Malgré la surprise exprimée par son interlocuteur, le particulier reste sur sa position et conduit alors l’interaction à sa fin. Une telle réaction semble montrer que cette étape a produit une rupture de cadre face à laquelle le particulier n’a pas explicité d’étonnement mais a adopté un comportement enrayant l’extension de la démarche.

530.

Si le particulier n’avait fait qu’émettre une hypothèse, il aurait été possible de considérer qu’il situait alors l’activité entre les deux cadres de l’enquête et de la vente sans pouvoir choisir avec certitude celui qui était le cadre réel de l’interaction. Les deux cadres auraient alors cohabité dans l’attente d’éléments confirmant l’une ou l’autre des hypothèses.

531.

Le contrat de vente apparaît lorsque le vendeur est certain de l’accord du particulier quant à l’achat du produit. Ce point sera repris et développé dans le Chapitre 9.

532.

Ces propos de Vion ont déjà été repris dans l’Introduction Générale.