7.1.2. L’objet de discours « encyclopédie » ne porte pas ce nom

L’étape de la démarche ici considérée consiste en la construction d’un objet de discours. C’est lui qui est le centre de l’interaction. Par l’évocation de diverses réalités du monde, cet objet de discours est en perpétuelle évolution 548 . Nous venons de voir que la représentation des moyens d’information est alimentée par l’activité langagière, chaque référence modifiant la nature de l’objet de discours jusqu’à ce qu’il se rapproche de l’encyclopédie. Cependant, l’encyclopédie n’est en fait que rarement mentionnée de manière explicite et, lorsque c’est le cas, une distance est immédiatement prise par rapport à cet objet.

Nous venons de considérer l’enchaînement idéal qui permet d’orienter les représentations de l’enquêté jusqu’à l’encyclopédie. Néanmoins, la mention de cet objet n’est pas systématique. En effet, si la réponse à la question « vous avez un dictionnaire » est négative 549 , il est certain que la dernière étape qui consiste à savoir si l’ouvrage est « en un ou plusieurs volumes » est inutile. De plus, lorsque l’enquêté déclare posséder un dictionnaire, le vendeur ne le questionne pas forcément davantage. C’est le cas dans l’extrait suivant :

Interaction n°56 :’ ‘53 V : d’accord\ (.) heu: autrement des livres/ des romans:/’ ‘54 C : pas moi non ma mère oui’ ‘55 V : ouais/ d’accord donc heu c’est divers/’ ‘56 C : ouais voilà=’ ‘57 V : =sur les livres qu’elle lit d’accord\ (.) heu: est-ce que dans l’foyer: il y a des livres de cuisine/’ ‘(1’’)’ ‘58 C : il: doit y en avoir=’ ‘59 V : =ouais=’ ‘60 C : =mais: j’sais pas où ils sont’ ‘61 V : (RIRES)’ ‘62 C : moi personnellement j’sais pas où ils sont=’ ‘63 V : =sur la santé/’ ‘64 C : ouais il y en a’ ‘65 V : ouais: (.) sur d’autres cho:ses heu je sais pas les animaux: le sport [heu:::’ ‘66 C : [ouais oh (il) y a de tout hein (il) y a de tout\’ ‘67 V : d’accord’ ‘68 C : c’est: varié=’ ‘69 V : =ok\ (.) heu::: vous possédez un dictionnaire/’ ‘70 C : oui’ ‘71 V : oui: (.) ok quelles sont vos émissions télé préférées’

L’enquêté est ici un jeune homme de vingt-cinq ans qui semble peu intéressé par la lecture. Il déclare ne pas lire (« pas moi non », 54C) et détient peu d’informations sur les livres de la famille (« il doit y en avoir mais j’sais pas où ils sont », 58C et 60C). Ce sujet n’a guère l’air de l’intéresser, en témoigne le relâchement dont il fait preuve (« ouais il y en a », « j’sais pas où ils sont », 64C et 60C). Il s’investit donc peu dans cet inventaire suggéré par le démarcheur et tente même d’y mettre un terme. Les interventions 66C et 68C (« ouais oh il y a de tout hein il y a de tout », « c’est varié ») s’interprètent en effet comme des interventions conclusives. Ce manque de coopération de l’enquêté conduit alors le démarcheur à écourter son questionnaire. Même si les principales étapes sont développées, aucune précision n’est demandée. Ainsi, à l’image de l’absence d’informations complémentaires concernant les divers ouvrages spécialisés mentionnés (« les animaux le sport », 65V), il ne sera demandé aucun détail sur le dictionnaire possédé.

L’encyclopédie n’est donc pas mentionnée dans toutes les démarches. Cela dépend de la réponse apportée par l’enquêté à la question « est-ce que vous avez un dictionnaire », ainsi que de son comportement interactionnel. Quoi qu’il en soit, que l’enquêteur aille ou non au bout des étapes qui le conduisent à aborder explicitement l’encyclopédie, il poursuit immédiatement sa démarche en demandant « quelles sont vos émissions télé préférées » (71V). En effet, cette question est très rapidement formulée, y compris lorsque l’enquêté indique qu’il possède une encyclopédie. Ainsi, comparons ces deux extraits :

Interaction n°56 : ’ ‘69 V : =ok\ (.) heu::: vous possédez un dictionnaire/’ ‘70 C : oui’ ‘71 V : oui: (.) ok quelles sont vos émissions télé préférées ’ ‘ Interaction n°52 : ’ ‘88 V : mm/ (1’’) d’accord (.) vous possédez un dictionnaire/’ ‘89 C : oui’ ‘90 V : oui (.) un plusieurs volumes/’ ‘91 C : plusieurs’ ‘92 V : donc une encyclopédie quoi’ ‘93 C : mm’ ‘94 V : d’accord (.) heu quelles sont vos émissions télé préférées (.) à part les films et les jeux’

La question « quelles sont vos émission télé préférées » intervient rapidement. Que l’encyclopédie soit mentionnée ou non, un nouveau thème est introduit avec vivacité. L’intonation qui accompagne cette question est très enlevée et relance la dynamique de l’enquête. L’inventaire des moyens d’information, tel que nous l’avons envisagé, touche à sa fin avec la mention du dictionnaire et un retour est fait à l’outil « télévision ». L’objectif local de production d’un enchaînement susceptible de construire l’objet de discours voulu est atteint et il ne s’agit pas de s’attarder sur l’outil encyclopédie. La première séquence est alors close.

En effet, même si l’objet de discours « encyclopédie » est à portée de main, le démarcheur ne le saisit pas. Son objectif est de vendre une encyclopédie : la question se pose donc de savoir quelles sont les raisons qui le poussent à s’éloigner de cet objet, alors qu’il est pratiquement atteint. Pourquoi le démarcheur ne profite-t-il pas de ce moment de l’interaction pour présenter l’encyclopédie qu’il désire vendre ? L’extrait suivant montre que, même lorsque plusieurs tours de parole sont échangés à propos de l’encyclopédie, ce sujet est rapidement abandonné.

Interaction n°51 :’ ‘172 V : d’accord (.) heu vous possédez un dictionnaire’ ‘173 C : oh la: ’ ‘174 V : en plusieurs volumes/=’ ‘175 C : =alors mon mari-=’ ‘176 V : =des encyclopédies=’ ‘177 C : =oui=’ ‘178 V : =voi:là [d’accord’ ‘179 C : [voilà’ ‘180 V : c’est quel heu- c’est quel genre Borda:s [Atla:s’ ‘181 C : [heu je sais pas ça c’est mon mari qui (inaudible) des bouquins alors heu: tous les quinze jours il y a un bouquin qui arrive deux j’lui dis mais enfin tu les lis pas (.) alors heu on a- on accumule les bouquins sur la: (.) heu l’homéopathie: sur heu soignez-vous avec les plan:tes [sur heu un tas d’trucs’ ‘182 V : [ça c’est des revues ça’ ‘183 C : ah non non mais: le gros bouquin [homéopathe hein dictionnaire’ ‘184 V : [ah carrément des:::’ ‘185 C : oui oui [carrément (.) oui carrément’ ‘186 V : [ah carrément des dictionnaires médicaux’ ‘187 C : voilà oui’ ‘188 V : d’accord (.) ok=’ ‘189 C : =ceux-là j’les ai pas lus hein’ ‘190 V : heu: quelles sont vos émissions télé préférées/ (.) à part les films et les jeux’

La réaction de l’enquêté à la question concernant la possession d’un dictionnaire est particulière. Par ce « oh la : » (173C), il laisse penser qu’il détient de nombreux dictionnaires. Le vendeur complète alors sa question et devant l’intention que l’enquêté manifeste de développer ce sujet (« alors mon mari », 175C), l’enquêteur s’autorise quelques demandes de précision supplémentaires 550 . Tous deux se lancent ainsi dans une description plus avancée des ouvrages encyclopédiques possédés. Cette séquence pourrait aboutir à la présentation des produits du vendeur ; pourtant quelques interventions plus loin, la question est posée : « heu quelles sont vos émissions télé préférées » (190V).

Ainsi, que le thème de l’encyclopédie soit abordé (I52) ou non (I56), et qu’il soit simplement effleuré (I52) ou explicitement traité (I51), le démarcheur s’en écarte volontairement. Il ne s’agit pas, pour lui, de s’étendre sur un sujet aussi délicat. En effet, une insistance sur un tel élément serait suspecte. La représentation collective qui lui est attachée est trop négative pour que le fait d’en parler constitue une banalité. Alors que la mention d’un tel objet semble justifiée lorsqu’il trouve sa place dans un inventaire comme celui que nous avons décrit, une référence soutenue mettrait en péril la démarche du vendeur.

Malgré l’avancée de l’interaction, l’encyclopédie possède la même représentation que lors de l’entrée en porte. Son image est supposée toujours négative : c’est un objet onéreux et son mode privilégié de vente à domicile est un système douteux. Cet avis supposé du prospect est bien présent à l’esprit du vendeur dont la démarche n’a encore pas permis de modifier cette conception — le permettra-t-elle vraiment, même plus tard ? A cette représentation s’ajoute le risque que l’objectif réel de la démarche soit découvert. Une insistance prolongée du démarcheur sur cet objet qu’est l’encyclopédie risque en effet de paraître étrange dans le cadre de l’enquête annoncée.

Ces raisons poussent par conséquent le démarcheur à limiter l’évocation de l’encyclopédie. Pourtant, au fil de la démarche, c’est bien de cet objet dont il est question. L’encyclopédie est bien présente mais elle n’est pas nommée. A l’issue de l’inventaire des moyens pratiques d’information, le vendeur emploie le terme « encyclopédie ». C’est pourtant la seule fois qu’une telle désignation sera attestée. Par la suite, plusieurs références sont faites à cet objet sans qu’à aucun moment la référence soit aussi explicite. Et ceci, même lorsque la maquette de l’encyclopédie est présentée. Comme le notent Apothéloz et Reichler-Béguelin (1995),

‘pour désigner un référent quelconque, il est toujours loisible, en effet, de s’écarter de la dénomination standard, de celle qui correspond au « niveau de base » de la catégorisation et d’adapter l’expression aux objectifs communicationnels poursuivis.’

Le vendeur a la possibilité d’utiliser diverses expressions linguistiques comme alternative à la dénomination standard. Il ne s’agit alors pas pour lui de « sélectionner celle qu’il estime la plus apte à permettre l’identification du référent » (ibid.). Bien au contraire, le démarcheur tend à moduler l’expression référentielle selon un objectif précis : suggérer le moins possible l’encyclopédie. A mesure de la progression de la démarche, il est pourtant dans l’obligation d’en faire référence. Il ne peut se cacher davantage derrière d’autres outils.

Nous avons vu que le démarcheur limite la mention de l’encyclopédie en relançant l’enquête sur les « émissions télé préférées ». En fait, l’abandon du thème de l’encyclopédie n’est que temporaire. Il s’éloigne de ce sujet pour mieux y revenir, mais par un autre biais. En effet, il ne dresse qu’un rapide inventaire des émissions télévisées regardées par l’enquêté :

Interaction n°56 :’ ‘71 V : oui: (.) ok quelles sont vos émissions télé préférées ’ ‘72 C : [oh:::’ ‘73 V : [à part les films et les jeux’ ‘74 C : oh la=’ ‘75 V : =donc heu c’est l’genre hein d’émissions j’vous demande pas des noms hein heu: (.) on est bien d’accord’ ‘76 C : heu=’ ‘77 V : =des documentaires/ des reportages/’ ‘78 C : heu: pff j’sais pas (.) j’ai- j’ai pas vraiment d’émissions préférées quoi c’est surtout heu: c’qu’il y a à la télé quoi (.) [on va dire ça comme ça’ ‘79 V : [ouais donc c’est::: c’est divers quoi’ ‘80 C : ouais ’ ‘81 V : ouais/ (.) autrement des émissions de débat genre ça se discute les choses [comme ça’ ‘82 C : [non non ça c’est=’ ‘83 V : =non/ ok […]’

Il ne s’attarde pas davantage sur le thème des moyens d’information puisqu’il ne sert que de manière partielle 551 l’objectif de la démarche. Il pose ensuite deux courtes questions :

‘83 V : […] heu vous avez un magnétoscope/’ ‘84 C : oui’ ‘85 V : oui un ordinateur/=’ ‘86 C : =non’

Ces deux demandes de précision ont pour unique rôle d’indiquer au vendeur si le client potentiel est susceptible d’acheter les cassettes vidéo ou les CD-ROMs proposés avec certaines encyclopédies. Aucun développement n’est attendu. Ce sont les dernières questions posées sur le vaste thème des moyens d’information. A présent, il ne sera alors plus question que de livres. Le démarcheur consacre désormais son enquête à la lecture. Alors que le début de l’enquête permettait la dispersion — le questionnement sur les moyens pratiques d’information était plutôt d’ordre général —, il s’agit maintenant, pour le vendeur, de cibler davantage l’objectif commercial. Même si l’évocation des autres outils a joué un rôle important, la lecture est quand même le sujet à développer plus que tout.

Un nouvelle question posée dirige par conséquent l’enquêté vers la lecture :

Interaction n°56 : ’ ‘87 V : non (.) heu les familles qu’on visite dépensent en moyenne entre cent et deux cents francs par mois dans l’achat de livres journaux revues (.) vous pensez être dans la moyenne heu: au-dessus en dessous/’ ‘88 C : oh: j’pense qu’on est dans la moyenne’

Il s’agit ici de considérer l’achat de « livres journaux et revues » et non d’autres outils. Ensuite, le démarcheur confirme cette orientation, et la précise :

Interaction n°56 :’ ‘93 V : ok (.) j’vais vous citer une liste de centres d’intérêt vous allez m’dire vers ce- vers quels sujets vous iriez si vous alliez en bibliothèque ou en librairie=’ ‘94 C : =ouais’

Le terme « sujet » est trop général pour que le concept auquel il renvoie puisse être clairement identifié. Cependant, il semble qu’il est avant tout question de livres dans la mesure où ces « sujets » sont reliés à des lieux comme une bibliothèque ou une librairie 552 . Il est justifié d’avancer que l’élément le plus prototypique de ces deux lieux est le livre. Ainsi, ces « sujets » auxquels le vendeur fait référence renverraient aux grandes catégories signalées dans les allées ou au sommet des étagères des grandes librairies et des bibliothèques et, indirectement, aux livres qu’elles contiennent.

Il est alors question de lecture, notamment de livres. L’intervention du vendeur ne fait aucunement référence à des « sujets » de reportages télévisés. Il s’éloigne de l’ensemble des moyens d’information pour ne se préoccuper que du livre. L’enquêté choisit parmi les sujets proposés ceux qui l’intéressent en priorité et, à partir de cet instant, la référence au livre est explicite :

Interaction n°56 :’ ‘95 V : donc (il) y a la nature (.) l’apprentissage de l’anglais (.) l’histoire (.) l’astrologie et les arts divinatoires (.) la santé (.) la culture générale (.) les grands mystères/’ ‘96 C : l’histoire\’ ‘[…]’ ‘117 V : d’accord (.) heu::: comment verriez-vous un ouvrage heu sur l’histoire/ […]’

L’« ouvrage » est bien ici un document papier. C’est l’une des formules utilisées comme alternative au mot « encyclopédie ». Il s’agit d’un terme générique. Selon le dictionnaire Le Petit Robert (2003), l’une des acceptions de ce mot, celle que le contexte actualise ici, est : « texte scientifique, technique ou littéraire ». L’« ouvrage » renvoie donc bien à un texte, peu importe sa forme. Il est employé par le vendeur pour tous les sujets proposés 553 sauf un : l’anglais.

Interaction n°52 : ’ ‘171 V : […] si on devait réaliser une méthode d’anglais comment est-ce que vous la verriez’

Dans la mesure où il est question de l’apprentissage de cette langue, et non de son histoire ou encore de sa littérature, le terme de « méthode » est préféré à celui d’« ouvrage ». Néanmoins, qu’il soit question d’ouvrage ou de méthode, cette dénomination renvoie plutôt à une encyclopédie qu’à un simple livre de librairie 554 . La quantité et le contenu du texte sont en effet précisés par les interventions du vendeur. Parfois, il catégorise cet « ouvrage » dès son évocation :

Interaction °51 : ’ ‘404 V : mm (.) d’accord (.) si on devait réaliser un ouvrage complet sur le sujet comment est-ce que vous l’verriez/’

Il fait référence ici à un ouvrage « complet ». Ce qualificatif oriente la représentation de l’enquêté dans le sens de l’encyclopédie : l’expression dénote davantage un objet volumineux qu’un « mémo » sur le sujet. Une telle direction est confirmée par le relevé d’autres éléments :

Interaction n°56 :’ ‘117 V : d’accord (.) heu::: comment verriez-vous un ouvrage heu sur l’histoire/ (1’’) vous verriez ça heu avec beaucoup de documents d’épo:que des photos: ’

L’ouvrage suggéré est amené à comporter « beaucoup de documents d’époque » ainsi que « des photos » 555 . Le terme d’« ouvrage » reste par conséquent un hyperonyme, mais les précisions apportées permettent de faire référence à des instances proches de l’encyclopédie. Même lorsque la maquette du produit est présentée par le vendeur, c'est‑à‑dire au moment où l’encyclopédie se matérialise, la référence n’est pas explicite. Tout comme il utilise le terme d’« ouvrage », le vendeur parle de « collection » :

Interaction n°56 :’ ‘157 V : =heu parce que nous c’est important heu::: c’est une nouvelle heu::: collection qu’on sort donc c’est vrai qu’on aime bien avoir l’avis des gens pour savoir si heu ben s- si on va pas s’planter dans c’qu’on fait: ou si justement c’est intéressant quoi’

Il s’agit une nouvelle fois d’un terme générique. Contrairement à « ouvrage », « collection » dénote intrinsèquement une certaine quantité. En effet, les différentes acceptions de ce mot renvoient toutes à l’idée de « réunion d’objet », « de série d’ouvrages » ou encore d’« ensemble de modèles » (Le Petit Robert, 2003). Cette expression fonctionne ainsi comme un moyen de s’écarter de la dénomination standard tout en se rapprochant, davantage qu’avec « ouvrage », de l’objet visé. Outre ces deux termes génériques employés par le vendeur le corpus atteste de l’usage de la locution indéfinie « quelque chose » :

Interaction n°56 :’ ‘155 V : ça ok\ (.) d’accord (RIRES) (.) donc maintenant j’vais vous présenter quelque chose heu qu’on réalise (.) et vous allez heu m’donner v:otre avis et vos remarques dessus’

Le vendeur emploie là une expression totalement indéfinie alors qu’il est sur le point de présenter, concrètement, la maquette de l’encyclopédie 556 . Cette intervention est immédiatement suivie de celle que nous venons d’envisager et qui parle de « collection » (« c’est une nouvelle heu::: collection qu’on sort », 157V). Ce terme, même si c’est un générique, permet de définir ce « quelque chose » qui va apparaître. La locution indéfinie est également relevée plus tard, lorsque le vendeur propose l’achat de l’encyclopédie :

Interaction n°56 : ’ ‘286 V : heu: donc vous auriez un avis favorable sur ce genre heu:’ ‘287 C : [ouais’ ‘288 V : [d’ouvrage (.) c’est quelque chose que vous aimeriez posséder/’ ‘289 C : ouais’ ‘290 V : ok’ ‘(5’’)
donc évidemment ce genre de chose ne sera pas vendu en: librairie=’ ‘291 C : =mm=’ ‘292 V : =vous savez pourquoi/’ ‘293 C : non’

Cependant, le « quelque chose » dont il est question ici n’est plus indéfini. L’expression est d’ailleurs modulée dans l’intervention suivante avec la locution « ce genre de chose ». Tout comme le terme « ouvrage » qui les précède, ces formules indéfinies renvoient à un référent identifié puisqu’il s’agit de l’objet qui vient d’être exposé. Les déictiques constituent la marque linguistique de ce renvoi (« ce genre d’ouvrage », 286 et 288V ; « c’est quelque chose », 288V ; « ce genre de chose », 290V). De telles expressions restent cependant génériques. Elles sont ainsi employées comme un moyen de ne pas expliciter l’objet. Elles fonctionnent également comme des euphémisme du terme « encyclopédie ».

La formule qui s’approche le plus de la réalité dont parle le démarcheur est relevée dans l’intervention suivante :

Interaction n°56 : ’ ‘294 V : ben déjà d’une part parce que donc c’est une collection en plusieurs volumes et coffrets (.) donc heu::: ben les gens ils iraient ils achèteraient d’abord les deux premiers volumes ils auraient pas le reste ils arriveraient pas à l’trouver/=’ ‘295 C : =mm’

« Collection en plusieurs volumes » est certainement l’expression la plus explicite. Compte tenu de l’explication apportée immédiatement par le vendeur, il est clair que cette « collection en plusieurs volumes », qui s’acquiert en un seul achat, correspond bien à ce qui est communément appelé « encyclopédie ». Cette expression qui renvoie plus directement à l’objet « encyclopédie » n’est attestée qu’au moment où la vente de l’encyclopédie est possible et où il ne s’agit que de convaincre un peu plus le client potentiel.

Le mot « livre » est également relevé dans notre corpus. C’est pourtant l’un des termes que le démarcheur s’applique à ne pas employer. En fait, au vu du contexte dans lequel il apparaît, « livre » ne fait pas référence à l’encyclopédie dans sa totalité, mais seulement à l’une de ses composantes :

Interaction n°56 :’ ‘241 C : (inaudible) tout ça ça fait partie des: [des: (.) de vos coffrets là ’ ‘242 V : [v:oilà tout ça sont dans les coffrets\ ça c’est l’deuxième coffret:::’ ‘243 C : mm=’ ‘244 V : =et tout ça c’est l’premier coffret\=’ ‘245 C : =mm=’ ‘246 V : =donc évidemment ben dan- dans les livres il y a toutes les explications (. ) pour heu: pour faire les choses soi-même puisque c’est: c’est quand même le but (.) voilà’

Dans cette interaction, l’encyclopédie présentée par le vendeur est celle portant sur l’astrologie. Elle est composée de deux coffrets d’outils qui accompagnent les volumes de texte. « Livre » est alors utilisé dans l’unique cadre d’une distinction entre les différents éléments en présence. C’est la seule occurrence relevée dans les interventions des différents vendeurs. Les autres apparitions de ce terme sont le fait des clients potentiels :

Interaction n°54 : ’ ‘319 V : ok (.) heu::: vous trouvez: l’ouvrage a: attrayant instructif/ de référence/’ ‘320 C : ouais instructif’ ‘321 V : instructif/ (.) [ok’ ‘322 J : [il est- il est pas sorti encore ce livre/ (1’’) [ça c’est heu (.) ça c’est des volumes’ ‘323 V : [non on vient- on vient d’le sortir là heu [les:’ ‘324 J : [c’est comme heu’ ‘325 V : la collection on vient d’la sortir heu: au mois d’février heu:’

Le terme « livre » est employé par l’une des personnes présentes aux côtés de l’enquêté, et non par le vendeur lui-même. Ce mot est visiblement banni du discours du vendeur puisque, dans la réponse qu’il apporte, de nombreuses hésitations et reformulations (« non on vient- on vient d’le sortir là heu les: la collection on vient d’la sortir heu: au mois d’février heu: », 323 et 325V) conduisent à désigner le référent par « collection » et non plus par « livre ».

Le vendeur adopte un système précis de désignation de l’encyclopédie. Ainsi, il ne la nomme qu’une seule et unique fois. En effet, lorsque le client potentiel précise quand cela lui est demandé, et ce n’est pas systématique, qu’il possède un dictionnaire en plusieurs volumes, l’enquêteur en demande confirmation : « donc une encyclopédie quoi » (I52, 92V). Dans la suite de la démarche, il est question de cet objet sans que le processus de référence ne soit réalisé par ce seul terme. D’autres expressions sont employées. Leur succession assure la construction d’un objet de discours qui évolue de l’« ouvrage » à la « collection », puis à la « collection en plusieurs volumes ».

Si l’encyclopédie est un objet peu nommé comme tel, ce n’est donc pas seulement parce qu’il ne correspond pas au prototype des moyens pratiques d’information, mais aussi, et surtout, parce qu’il a une image fortement négative. Le démarcheur, qui mène l’enquête, donc l’interaction, intervient grandement dans la construction de la référence qui est faite à l’encyclopédie. Son objectif est de suggérer cet objet sans le nommer. En modulant l’expression référentielle, il sépare l’objet de discours de l’objet du monde dont l’image pose problème. Pourtant, cette réalité est bien celle que le vendeur essaie de vendre. Après avoir soigneusement construit l’encyclopédie comme objet de discours, le vendeur va amener le client potentiel à considérer l’encyclopédie comme objet mondain.

Notes
548.

Pour une étude détaillée de la notion d’objet de discours, se reporter aux travaux de Apothéloz et Reichler-Beguelin (1995), Berthoud (1996), Miéville (1997), Mondada (1999), Mondada et Dubois (1995) et Sitri (1996).

549.

Au vu du corpus, il s’avère qu’un tiers des enquêtés ne possède pas de dictionnaire. Dans ce cas, l’inventaire des moyens pratiques d’information s’achève sur cette réponse négative.

550.

Il convient de noter que ces demandes de précision sont également favorisées par la relation qui lie les participants. Nous avons déjà remarqué que ce prospect est plutôt bavard et qu’il détaille chacune de ses réponses. Face à un tel interlocuteur, le démarcheur n’hésite pas à aller plus loin, ce qu’il ne se serait sans doute pas permis avec un prospect moins coopératif.

551.

Le fait que toute question apporte des renseignements sur la personnalité du client potentiel a déjà été noté sous le point 5.1.1. 

552.

Et ceci, même si les deux autres objets, notamment la revue, sont des outils qui restent disponibles.

553.

L’ensemble des sujets proposés par le vendeur est présenté dans l’Introduction Générale.

554.

La distinction est ici faite entre encyclopédie et livre car le premier ouvrage n’est pas vendu en librairie.

555.

Selon le sujet abordé, le contenu suggéré de l’ouvrage varie. Ainsi, alors qu’il s’agit de documents d’époque et de photographies concernant l’histoire, il est question de conseils pratiques et de lexique complet pour la santé ou encore d’exercices et de leur corrigé pour l’apprentissage de l’anglais.

556.

Cette locution est visiblement préférée à d’autres termes indéfinis tels que « truc » ou « machin ». « Quelque chose » semble en effet être le seul à ne pas connoter les valeurs négatives de ces deux derniers mots.