7.2.1. Construction mentale de l’objet mondain

La question « vers quels sujets vous iriez si vous vous trouviez en bibliothèque ou en librairie » permet au vendeur de citer des centres d’intérêt qui correspondent exactement à chacune des encyclopédies éditées par l’entreprise. L’enquêté, en choisissant deux à trois thèmes parmi ceux qui lui sont proposés, oriente le démarcheur vers les produits qui sont susceptibles de l’intéresser. La démarche, telle qu’elle est organisée, ne permet la présentation que d’un unique ouvrage. Le vendeur ne possède qu’une seule opportunité. Il doit par conséquent savoir quelle est l’encyclopédie la plus adaptée au client potentiel 558 .

Le vendeur aborde tour à tour les deux ou trois sujets sélectionnés par le client potentiel afin de déceler, dans les réponses apportées par l’enquêté, quel produit, parmi ceux disponibles, serait en mesure d’être acheté. Cette séquence ne remplit pourtant pas ce seul rôle : elle permet l’approche d’un sujet précis. En effet, après avoir abordé divers thèmes sans pour autant les avoir détaillés 559 , les centres d’intérêts cités par le client potentiel sont développés. C’est le cas dans l’extrait suivant où il est question de la nature :

Interaction n°53 : ’ ‘83 V : […] heu sur la nature vous êtes plus intéressée par la faune la flore tous les milieux naturels/’ ‘84 C : flore’ ‘85 V : la flore (.) ok (.) est-ce que vous attachez de l’importance à l’écologie et l’environnement/ (.) toutes questions politiques mises à part hein/’ ‘86 C : oui’ ‘87 V : mm/’ ‘89 C : on va [pas dire non là’ ‘90 V : [heu est-ce que vous ressentez le besoin de mieux connaître la nature’ ‘91 C : ça dépend=’ ‘92 V : =quand vous allez vous- (.) promener ou: [ce genre de choses’ ‘93 C : [oh quelques fois oui’ ‘94 V : oui/ (.) c’est par curiosité/ par goût/’ ‘95 C : ah le goût’ ‘96 V : par goût (.) d’accord […]’

Le vendeur approfondit le sujet choisi en posant plusieurs questions. Ces demandes de précisions aident l’enquêté à considérer les différents domaines qui sont reliés au thème de la nature (« la faune la flore tous les milieux naturels », 83V), l’importance d’un tel sujet (« est-ce que vous attachez de l’importance à l’écologie et l’environnement », 85V) et enfin le besoin de le découvrir davantage (« est-ce que vous ressentez le besoin de mieux connaître la nature », 90V). Cependant, à l’exception de la première intervention concernant les diverses composantes de la nature, l’intérêt des autres questions est discutable.

Dans l’extrait précédent, l’enquêté manifeste en effet son étonnement lorsque le démarcheur demande s’il attache de l’importance à l’écologie et à l’environnement. Une réponse positive semble être si évidente que l’utilité de cette question est remise en cause (« on va pas dire non là », 89C). Ainsi, les interventions du vendeur n’ont, dans l’absolu, que peu de pertinence. Elles ne sont là que dans l’unique but d’orienter le client potentiel sur une certaine idée de la nature, celle que reprend l’encyclopédie correspondante.

Cette étape permet donc d’entrer dans le sujet choisi ; la suivante favorise l’approche de l’outil encyclopédie :

Interaction n°53 : ’ ‘96 V : par goût (.) d’accord (.) si on devait réaliser un ouvrage complet sur l’sujet d’la nature comment est-ce que vous le verriez’

Par cette question, le démarcheur invite l’enquêté à imaginer l’ouvrage. Il s’agit à présent de se placer au niveau d’une matérialisation des différents points qui viennent d’être abordés. Cependant, l’objectif du vendeur est, plutôt que de solliciter l’explication des représentations de son interlocuteur, de suggérer une représentation particulière.

Interaction n°53 : ’ ‘96 V : par goût (.) d’accord (.) si on devait réaliser un ouvrage complet sur l’sujet d’la nature comment est-ce que vous le verriez’ ‘97 C : oh:::’ ‘98 V : vous verriez un gros dictionnai:re plusieurs p’tits gui:des heu=’ ‘99 C : =ah non p’t’être pas [un-’ ‘100 V : [beaucoup d’photo:s heu=’ ‘101 C : =photos oui- heu pff p’t’être pas plusieurs p’tits guides’ ‘(2’’) bon: gros dictionnaire avec plusieurs photos ((RIRES))’ ‘102 V : gros dictionnai:re=’ ‘103 C : =plusieurs photos’ ‘104 V : avec des photos=’ ‘105 C : =oui’ ‘106 V : d’accord dans un langage clair je suppose’ ‘107 C : oui très clair’ ‘108 V : d’accord (.) c’est quand même plus évident ((RIRES))’ ‘109 C : mm=’ ‘110 V : =d’accord (.) très bien […]’

Alors que la question posée par le vendeur est ouverte, la réponse apportée n’est pas libre. Les représentations explicitées par l’enquêté ne sont pas si personnelles puisqu’elles sont largement suggérées par le questionneur. La réaction de l’enquêté (interjection avec allongement « oh::: », 97C) indique qu’il est désarçonné dans la mesure où la question mérite réflexion 560 . Néanmoins, des propositions sont rapidement avancées par le vendeur : « vous verriez un gros dictionnaire plusieurs p’tits guides » (98V) « beaucoup de photos » (100V) « dans le langage clair je suppose » (106V). L’enquêté reprend ses éléments sans en soumettre de nouveaux.

Les premières réactions de l’enquêté à cette demande d’explicitation sont formulées avec de nombreuses hésitations (« ah non p’t’être pas un- » 99C, « photos oui- heu pff p’t’être pas plusieurs p’tits guides (2’’) bon: gros dictionnaire avec plusieurs photos », 101C). Ces interventions, ponctuées par les rires de l’enquêté, montrent un embarras certain et une tentative de réflexion sur les éléments de réponse à apporter. Cependant, le questionné se laisse rapidement porter par les propositions qui lui sont faites. Les réactions suivantes sont en effet moins troubles. Le vendeur reprend clairement les points importants pour les soumettre à confirmation (« gros dictionnaire » 102V, « avec des photos » 104V), puis fait de nouvelles suggestions que l’enquêté approuve (« d’accord dans un langage clair je suppose » 106V, « oui très clair » 107C).

Il va sans dire que l’intérêt d’un ouvrage « complet » (96V) sur la nature est d’être rédigé dans un langage accessible et de comporter des illustrations, tout comme, par exemple, un ouvrage sur l’apprentissage de l’anglais suppose la présentation d’exercices accompagnés de leur corrigé. Ces idées sont pourtant systématiquement énoncées. Elles permettent d’imaginer la composition d’un livre qui se consacre à un sujet donné. Ainsi, à ce stade de l’interaction, le client potentiel possède une représentation de ce que pourrait être un ouvrage sur la nature par exemple.

Toutes les démarches ne permettent pourtant pas d’expliciter cette représentation. L’enquêté peut se refuser à imaginer un ouvrage sur un sujet donné :

Interaction n°55 : ’ ‘259 V : ok donc sur l’sujet d’la nature si on devait réaliser un ouvrage complet sur l’sujet comment est-ce que vous l’verriez (1’’) vous verriez un gros dictionnaire plusieurs p’tits guides heu beaucoup d’photos heu’ ‘(5’’) ’ ‘260 C : non en fait pour être franc moi c’que j’aime dans la nature c’est y être moi=’ ‘261 V : =être en contact=’ ‘262 C : =c’est pas à travers un bouquin:’ ‘263 V : d’accord’ ‘264 C : même (.) de voir un reportage sur un pays c’est- c’est très beau on nous montre à la télé des [choses du bout du monde’ ‘265 V : [mm/’ ‘266 C : c’est vrai qu’il y a des choses qu’on pourra pas voir d’nos yeux comme ça’ ‘267 M : ouais ouais’ ‘268 C : mais j’aime mieux voir les choses’ ‘269 M : [ben c’est sur qu’c’est pas pareil’ ‘270 C : [et- y être quoi quand j’pars j’vais à la nature j’vais à droite à gauche j’aime bien m’sentir au contact de la nature’ ‘271 V : d’accord’ ‘272 M : [mm’ ‘273 C : [c’est c’qui a de mieux=’ ‘274 M : =ouais’ ‘275 V : ok (.) [donc maintenant on va:’ ‘276 M : [(inaudible)’ ‘277 C : on est déjà: suffisamment (.) é:loigné d’la nature et tout ce qui est naturel (.) avec tout c’qui est autour alors’ ‘278 V : ça c’est clair avec toute la pollution et caetera heu: (1’’) c’est clair’ ‘279 C : à part qu’il y a d’autres valeurs plus importantes donc heu: (.) alors ensuite/’ ‘280 V : ensuite sur l’domaine de la santé/’

Par ses interventions, l’enquêté exprime sa réticence à considérer un ouvrage sur la nature. Il remet en question l’intérêt d’un tel outil, comme celui de tout autre moyen d’information (tel le reportage télévisé), en les comparant à l’attrait d’un contact direct avec la nature. Cette réponse n’est cependant pas attendue par l’enquêteur. La question ne porte pas sur l’intérêt d’un tel ouvrage mais bien sur son contenu éventuel. L’expression « pour être franc » (260C) fonctionne d’ailleurs ici comme un adoucisseur. L’enquêté atténue l’offense que sa réponse est susceptible de provoquer du fait qu’elle ne va pas dans le sens de la question posée 561 . Ce syntagme permet également de réaffirmer une position déjà mentionnée. L’enquêté précise qu’il maintient son point de vue malgré la direction que veut prendre l’enquête. Une précédente réaction aurait pu en effet avertir le démarcheur :

Interaction n°55 : ’ ‘228 V : oui est-ce que vous avez envie de découvrir plus de choses sur la nature’ ‘229 G : oui’ ‘230 C : le découvrir vr- (.) p:as dans un livre le découvrir heu::’ ‘231 V : mm/’

La réponse affirmative n’est que la réaction de l’enfant présent lors de l’interaction. La réaction de l’enquêté est, quant à elle, plus nuancée. Ce dernier précise d’ores et déjà que, pour lui, cette découverte ne passe pas par la consultation d’un livre 562 . Cette réticence n’est cependant pas davantage développée compte tenu du fait que l’enquêté se retire afin de répondre au téléphone. A son retour, le vendeur, quelque peu décontenancé par cette précédente réaction non attendue 563 , enchaîne rapidement :

Interaction n°55 :’ ‘259 V : ok donc sur l’sujet d’la nature si on devait réaliser un ouvrage complet sur l’sujet comment est-ce que vous l’verriez (1’’) vous verriez un gros dictionnaire plusieurs p’tits guides heu beaucoup d’photos heu’ ‘260 C : non en fait pour être franc moi c’que j’aime dans la nature c’est y être moi=’

La question posée vient alors se heurter au doute déjà émis par l’enquêté. La réponse qui suit (« non en fait pour être franc moi c’que j’aime dans la nature c’est y être moi » « c’est pas à travers un bouquin », 260 et 262C) rend impossible la présentation de l’ouvrage. L’enquêté expose amplement son point de vue malgré les tentatives de clôture du vendeur. Les quelques interventions de l’enquêteur 564 comportent des ponctuants conclusifs (« d’accord », 263V et 271V, puis « ok », 275V). D’autres fonctionnent explicitement comme un acte de clôture (« ok (.) donc maintenant on va: », 275V) mais essuient un échec. Puis, lorsque face à la poursuite inexorable de l’exposé, le vendeur tente d’apporter une contribution (« ça c’est clair avec toute la pollution et cætera heu: (1’’) c’est clair », 278V), elle est décalée (« à part qu’il y a d’autres valeurs plus importantes donc heu: », 279C).

Les tentatives de clôture du vendeur ne parviennent pas à stopper l’enquêté, qui décide finalement seul de la fin du thème (« alors ensuite/ », 279C). Par l’exposé qu’il vient de faire, il désamorce — sans le savoir ? — la présentation de l’ouvrage 565 . L’apparition d’un tel objet n’est par conséquent possible que lorsque le prospect envisage son existence et ses caractéristiques, c'est-à-dire sa matérialité. Dans un tel contexte, idéal pour la démarche du vendeur, le client potentiel est alors capable d’apprécier, au sens propre en tant qu’enquêté et au sens figuré en tant que client potentiel 566 , l’ouvrage qui va lui être proposé. Le vendeur sait déjà, par exemple, qu’il faudrait qu’il présente, dans un langage clair, l’ensemble des milieux naturels illustrés par de nombreuses photographies 567 .

Notes
558.

L’encyclopédie qui est présentée n’est pas forcément celle qui apparaît comme le produit le plus adapté aux intérêts de l’enquêté. Si le client potentiel possède d’ores et déjà un ouvrage complet sur le sujet qu’il privilégie ou s’il ne porte qu’un intérêt mesuré à la possession d’un ouvrage sur ce thème, le démarcheur se résigne à l’un des autres domaines sélectionnés.

559.

En effet, le démarcheur n’a demandé aucune précision sur la cuisine ou sur les animaux lors de l’inventaire de ces livres spécialisés.

560.

D’autres réponses sont plus consistantes (interaction n°52) : « (…) si on devait réaliser une méthode d’anglais comment est-ce que vous la verriez (171V), « me mettre en Angleterre et me laisser toute seule » (172C). Cette vive réaction n’empêche cependant pas l’embarras de l’enquêté, tel qu’il est relevé dans la suite de son intervention : « non je sais pas: (…) non (.) j’pense que: (.) enfin- une méthode heu: forcément::: enfin: forcément dans les livres ou: plus pratique » (172, 174 et 176C).

561.

Il est également possible d’interpréter ce « pour être franc » (260C) comme la trace d’une prise de conscience, de la part de l’enquêté, de son statut de client potentiel. Il indiquerait « pour être franc » qu’il ne voit pas l’intérêt d’acheter un livre sur la nature. Cette idée ne peut cependant constituer qu’une hypothèse interprétative.

562.

Cette réaction suppose que l’enquêté a à l’esprit le fait que l’une des réponses (ou que « la » réponse) attendue par le démarcheur peut renvoyer à l’usage d’un livre comme moyen de découverte de la nature. Notons, pour être rigoureux, qu’il aurait peut-être évoqué d’autres outils si l’interaction n’avait pas été suspendue par la sonnerie du téléphone. Le livre reste cependant un objet rapidement abordé alors que rien, dans la question posée, ne le suggère. Cette idée confirmerait l’hypothèse précédemment formulée concernant l’interprétation possible de ce « pour être franc ».

563.

Nous avons déjà remarqué que ce client potentiel bouscule quelque peu le démarcheur. La réaction relevée ici n’est qu’une des raisons pour lesquelles le vendeur se trouve désarçonné. En effet, alors que d’autres se contentent de répondre à l’enquête en se laissant guider par l’enquêteur, ce client potentiel ne se contente pas de la position réactive que lui confère son statut d’enquêté. Il essaie d’ailleurs régulièrement de prendre l’initiative des échanges, déséquilibrant ainsi la démarche qui tente d’être mise en place par le vendeur, comme l’attestent les interventions 130 à 142 (I55).

564.

Les autres interventions relevées dans cet extrait sont à notre initiative. Elles tendent ici à pallier le silence du vendeur que nous sentons troublé dans sa démarche. Pour une analyse de notre position dans ces interactions, se reporter à l’Introduction Générale.

565.

L’enquêté avance, a fortiori, des arguments contre l’achat de l’encyclopédie.

566.

Le verbe « apprécier » est ici entendu selon le dictionnaire Le Petit Robert (2003) :

- en son sens propre : comme le fait de « déterminer la valeur de » (ce qui est la tâche proposée à l’enquêté) ,

- et en son sens figuré : comme « porter un jugement favorable sur » (ce qui est le sentiment que le vendeur tente de faire éprouver au client potentiel).

567.

Nous reprenons ici l’exemple proposé plus haut de l’enquêté de l’interaction n°53. Il était interrogé sur le sujet de la nature mais acceptait, contrairement au prospect que nous venons de considérer, de concevoir le contenu d’un ouvrage sur un tel sujet.