7.2.2. Apparition de l’objet mondain

Lorsque le client potentiel envisage le contenu d’un ouvrage, il est davantage préparé à le voir concrètement apparaître. Cette étape d’explicitation d’une représentation, même si elle reste orientée par les propositions du vendeur, permet le passage de l’objet de discours à l’objet du monde. Elle précise les propriétés d’un objet de discours qui a subi de nombreuses modifications 568 , rendant ainsi possible le rapprochement avec un objet réel. Cette situation est propice à la présentation du produit, du moins de son représentant : l’encyclopédie n’est disponible que sous la forme d’une maquette. Le démarcheur ne peut déplacer l’ensemble des encyclopédies éditées. Chacune est donc représentée par une maquette dont les dimensions (hauteur et largeur) 569 et la présentation extérieure reprennent celles d’un volume de l’encyclopédie 570 .

Ce modèle présente tout d’abord une photographie de l’ensemble de l’encyclopédie (« donc c’est comme ceci c’est: huit volumes et deux coffrets d’outils » 571 169V, I56 572 ). Ensuite, le sujet de chaque volume est précisé au fur et à mesure de la lecture de la maquette (« chaque volume traitant de sujets différents » 114V, « donc il y a d’abord les trois premiers volumes s:ur les maladies » 116V, « il y a un autre volume donc sur tous les symptômes » 122V, « heu: il y a un autre volume sur tous les examens » 132V, « il y a un autre volume donc sur tous les traitements » 136V, « un autre volume sur tout ce qui est hygiène de vie » 140V, « il y a un lexique séparé qui regroupe sept cents heu définitions » 144 et 146V, I53 573 ). Après explicitation du thème de chacun des tomes, des extraits de leur contenu sont présentés (« voilà (.) donc aprè:s donc on a des dossiers qui sont faits comme ceci (.) là par exemple c’est sur les forêts » 510V, I51 574 ).

Ce document ne présente que des fragments de ce qui compose l’ouvrage complet. Il s’agit cependant de parfaites illustrations des idées précédemment développées lors de l’étape d’explicitation de la représentation. Les différentes composantes de chaque page (texte, photographie, schéma, tableau, etc.) sont accompagnées d’un métalangage mis en relief 575 . Ces commentaires soulignent la structure générale de l’ouvrage — ils indiquent, par exemple, quel symbole est utilisé pour suggérer un renvoi au lexique —, mais ils servent également de point d’appui au vendeur qui les intègre dans son exposé. Certaines interventions sont en effet des reprises faites par le vendeur, dans son discours, de descriptions inscrites sur la maquette.

Inscription sur la maquette Reprise dans le discours
« Des tableaux pour davantage de lisibilité. » « donc c’est fait sous forme de tableau pour qu’ce soit beaucoup plus lisible » (459V, I55)
« Un langage clair et accessible. » « évidemment c’est fait dans un langage clair puisque ça doit être accessible à tous » (461V, I55)

La maquette est donc composée de manière à rendre compte de la forme et du contenu de l’encyclopédie de référence. Le vendeur expose par conséquent un échantillon du produit — échantillon qui se veut représentatif 576  — et non le produit en lui-même. L’objet qui apparaît est donc moins impressionnant que le produit réel. Il s’agit d’un livre à la dimension d’une bande dessinée et non d’une encyclopédie volumineuse en dix ou quinze tomes. Pourtant, toute apparition d’objet, quelle que soit sa matérialité, est un élément conséquent dans le cours d’une interaction.

L’accueil fait à un nouvel objet du monde varie selon sa nature et le cadre communicatif dans lequel il apparaît. En fonction de l’interaction en cours, les participants peuvent rapidement absorber la présence de tel objet alors que tel autre retiendra davantage leur attention. Dans notre corpus, alors que le fait que le démarcheur sorte un stylo de sa poche ne provoque aucun étonnement de l’enquêté, cet outil étant perçu comme indispensable au remplissage de la fiche, l’apparition de la maquette peut surprendre. Le travail préalable, dirigé par le démarcheur, de rapprochement vers cet objet réel ne suffit pas à garantir que le client potentiel absorbe cet événement.

La matérialisation de l’encyclopédie, même si ce n’est que sous la forme d’une maquette, peut provoquer l’étonnement de l’enquêté, et une telle réaction est susceptible de mettre en péril le bon déroulement de la démarche commerciale. L’arrivée de l’objet est alors immédiatement précédée, voire accompagnée, d’une activité d’explication. Ainsi, puisque « dans l’idée d’expliquer, on a une composante interactionnelle de l’ordre du “faire comprendre quelque chose à quelqu’un” » (Chesny‑Kohler, 1981 : 62), le démarcheur éclaire l’enquêté sur les raisons d’un tel événement.

L’explication est en effet une activité qui vise à établir une certaine cohérence entre des événements ou comportements qui posent problème à autrui. Selon Torck (1995), le processus d’explication réunit un participant qui ne comprend pas ou qui risque de ne pas comprendre (l’enquêté), un locuteur-expert capable de donner l’explication (le démarcheur) et l’objet problématisé à comprendre (l’apparition de la maquette) 577 . La structure de l’extrait suivant correspond à ce cas de figure :

Interaction n°52 :’ ‘206 V : donc c’est bon (.) donc maintenant j’vais prendre vos avis et vos remarques sur quelque chose que l’on fait’ ‘207 C : [mm’ ‘208 V : [puisque nous ça nous aide justement heu à voir si les choses sont bien réalisées ou pas s’il y aurait des changements à effectuer’ ‘209 C : [mm’ ‘210 V : [ou pas (.) voilà (.) toujours’ ‘((V cherche sa maquette))
donc j’vais- (.) vous montrer ça (2’’) si j’le retrouve (1’’) donc évidemment c’est sur l’anglais (.) c:’est des couvertures en matière synthétique (.) donc heu: lavables à l’éponge et très résistantes’ ‘211 C : d’accord’ ‘212 V : heu::: on l’a fait faire donc heu par la B.B.C. la radio londonienne ’ ‘213 C : mm’

Les interventions du vendeur tendent à faire comprendre les raisons de l’apparition de la maquette : il s’agit de la soumettre à l’enquêté et de recueillir son avis. Le démarcheur inscrit cet événement dans une démarche plus globale (celle de l’enquête) et en apporte ainsi la cohérence. Alors que l’enquêté aurait pu s’étonner face à cet imprévu, le scénario de l’enquête ne prévoyant pas la présentation d’un produit 578 , toute réflexion sur les motivations d’un tel fait est désamorcée par cette activité d’explication 579 .

L’imprévu que constitue l’apparition de la maquette est certain puisque le démarcheur attire l’attention de son interlocuteur, ce qui n’aurait pas été le cas pour la sortie d’un stylo par exemple. Le démarcheur souligne cet événement par la production d’un discours explicatif qui le précède, voire l’accompagne : il le précède immédiatement, parce qu’il débute juste avant que le démarcheur ne cherche à prendre la maquette, et il l’accompagne, parce qu’il se poursuit jusqu’au dépôt de l’objet sur la table.

Le vendeur apporte ainsi les raisons de cette apparition. Cependant, l’analyse de l’extrait précédent révèle que la référence reste indéfinie (« quelque chose », 206V) et que son apparition n’est pas immédiatement annoncée. Dans les premières interventions de cet extrait, aucun verbe n’indique une présentation, une apparition de l’objet. Le verbe « montrer » n’est relevé que plus tard et dans un contexte où le vendeur peine à trouver l’objet recherché (« donc j’vais- (.) vous montrer ça (2’’) si j’le retrouve », 210V). Cette tendance est majoritaire dans les interactions de notre corpus. Les verbes « présenter » ou « montrer » sont employés pour annoncer l’épisode qui suit dans seulement deux démarches 580 .

Dans la plupart des contextes, la formule qui assure la transition vers l’étape de présentation de la maquette n’est donc pas explicite puisqu’il ne s’agit que de « prendre vos avis et vos remarques sur quelque chose que l’on fait » (206V, I52). Même si l’absence de termes qui expriment l’action de présenter un objet est comblée par l’activité non‑verbale, puisque l’enquêté voit que le démarcheur cherche ce « quelque chose » afin de le lui montrer, il n’en reste pas moins que la transparence vers laquelle tend toute activité d’explication n’est ici que relative. Le démarcheur utilise cette composante interactionnelle pour manifester une cohérence mais en limite le développement.

Cette utilisation de l’activité d’explication porte ses fruits. L’apparition de cet objet du monde ne provoque aucun étonnement, du moins aucun étonnement assez fortement ressenti pour être exprimé par l’enquêté 581 . Ainsi, la démarche du vendeur n’est pas déstabilisée par l’intervention d’un client potentiel qui s’interroge. En effet, l’intérêt d’apporter spontanément une explication est certain car :

‘celui qui “fait comprendre” est en rapport de force, même momentané car il a la détention du savoir (…). Inversement, celui qui est mis en demeure de se justifier voit son autorité et son territoire mis en cause. (Chesny-Kolher, 1981 : 65)’

La démarche commerciale ne peut souffrir d’interrogations de l’enquêté qui placeraient le vendeur dans une position plus fragile. Le vendeur est donc actif. Il est conscient du problème que suscite l’apparition de l’encyclopédie, même si ce n’est que sous une forme simplifiée, ainsi que de la question que peut se poser son interlocuteur. Adam (1992) souligne d’ailleurs que l’explication correspond à la volonté de faire comprendre des phénomènes, « d’où, implicite ou explicite, l’existence d’une question comme point de départ ». Le vendeur s’applique à manifester la cohérence nécessaire à la compréhension de l’événement en produisant un discours explicatif qui devance une question portant sur les objets problématiques.

Le produit apparaît alors. Cet événement, imprévisible dans le cadre d’une enquête qui veut « savoir comment les gens s’informent », ne provoque finalement aucune rupture de cadre 582 . L’objet de discours, thème de l’enquête, évolue pour se rapprocher de l’objet « encyclopédie », tout en ne portant jamais ce nom. Le démarcheur entraîne ensuite l’enquêté dans un travail d’explicitation de la représentation d’un ouvrage spécialisé en l’orientant pour qu’elle se rapproche de l’objet qui sera concrètement présenté, non sans quelque discours explicatif. L’ensemble de ces préalables rend l’apparition de l’encyclopédie non problématique. Aucune réaction de surprise n’est relevée et le seul indice de la présence effective de l’encyclopédie est l’emploi de déictiques.

Comme le montre l’extrait suivant, le moment précis de l’arrivée de l’objet du monde est inscrit dans le discours :

Interaction n°54 :’ ‘194 V : heu::: donc maintenant j’vais prendre vos avis et remarques sur quelque chose que l’on fait parce que nous on a: on a sorti une nouveauté donc justement sur l’astrologie’ ‘195 C : mm’ ‘196 V : et on prend l’avis des gens là-dessus pour savoir si heu- si c’est bien fait ou pa:s (.) s’il y aurait des changements à effectuer parce que c’est vrai quand on lan:ce des nouveaux produits [et ben on aime bien avoir heu l’avis des gens’ ‘197 C : [mm’ ‘198 V : heu tout simplement ’ ‘((V cherche sa maquette))’ ‘(1’’) donc voilà c’est ceci c’est l’astrologie et les arts divinatoires’

Dans cette dernière intervention du vendeur, l’emploi des déictiques est fréquent. Les démonstratifs « voilà » et « c’est ceci » font bien référence à la maquette tout juste sortie du cartable du démarcheur. Ils marquent une rupture dans une interaction dans laquelle n’étaient jusqu’alors manipulés que des objets de discours. Un objet mondain apparaît et, progressivement introduit par la démarche du vendeur puis fortement désigné dans son discours, il tend à devenir le centre de tout acte de communication 583 .

Notes
568.

Ces modifications, insufflées par le discours du vendeur, ont assuré une évolution continue de l’objet de discours : des moyens pratiques d’information à un ouvrage complet sur un sujet donné.

569.

L’épaisseur de la maquette est bien moins importante que celle d’un volume de l’encyclopédie. Il s’agit d’une petite centaine de pages contre plus des cinq cents que peut contenir un des tomes de l’ouvrage.

570.

La maquette de l’encyclopédie a été envisagée en tant qu’objet partagé sous le point 4.1.2.2.

571.

Sont ici proposés les commentaires du vendeur qui accompagnent la découverte de la maquette.

572.

Présentation de « Apprendre et Connaître l’Astrologie et les Arts Divinatoires ».

573.

Présentation de « L’Encyclopédie sur l’Enfant et la Famille ».

574.

Présentation de « La Nature ».

575.

La mise en relief est produite par divers procédés comme les encadrements, les effets de loupe et/ou de couleur, etc.

576.

Les extraits de l’encyclopédie présentés dans la maquette sont, certes, représentatifs mais les commentaires qui accompagnent ces passages orientent leur lecture. Ils imposent une relative subjectivité.

577.

Ce qui peut poser problème à l’enquêté ce n’est pas l’objet en lui-même mais bien son apparition dans l’interaction.

578.

Des enquêtes peuvent être explicitement basées sur l’analyse d’un produit mais ce n’est pas le cas de l’enquête ici annoncée comme portant « sur la façon dont les gens s’informent ».

579.

La notion d’explication recouvre une grande variété d’assertions. Tout énoncé peut fonctionner, dans un contexte particulier, comme une explication. En effet, comme le souligne Grize (1990), en l’absence de marques formelles comme « pourquoi » ou « expliquer », c’est le contexte qui permet d’interpréter un discours comme explicatif. D’un point de vue terminologique, il serait donc plus rigoureux de parler ici de « discours explicatif », ou d’« activité d’explication », que d’« explication ».

580.

L’un de ces deux cas, l’interaction n°55, est particulier. Le vendeur est amené à présenter plusieurs maquettes compte tenu du fait que les réponses apportées par l’enquêté ne lui ont pas permis de choisir entre deux encyclopédies (« La Nature » et « Les Grands Mystères »). Le démarcheur annonce alors de manière explicite : « donc maintenant j’vais vous montrer deschoses que l’on fait et vous allez me donner dessus vos avis et vos remarques » (292 V, I55). L’emploi du verbe « présenter » relevé dans l’autre interaction (« donc maintenant j’vais vous présenter quelque chose heu qu’on réalise (.) et vous allez heu m’donner v:otre avis et vos remarques dessus », 155V, I56) pourrait être expliqué par un certain relâchement du vendeur qui entre dans une relative complicité avec un client jeune et agréable. Cette intervention est d’ailleurs précédée de rires.

581.

Si aucun étonnement n’est exprimé, l’enquêté ne manifeste pas pour autant de l’engouement à l’idée de donner son avis sur l’objet qui lui est présenté. A un moment où l’interaction peut être interprétée, étant donné l’apparition d’un produit, comme une interaction commerciale, cette position intermédiaire du prospect ne nous permet d’affirmer ni s’il est conscient d’être considéré comme un client potentiel, ni s’il reste convaincu d’être un simple enquêté. Se reporter à la Deuxième Partie de ce travail.

582.

Se reporter à la Deuxième Partie de ce travail.

583.

La place qu’il prend dans l’interaction sera analysée sous le point 9.1.