8.1.2.2. Une prise de liberté minimale

Chaque étape constitutive du discours du démarcheur correspond bien à l’un des cadres numérotés de la fiche. L’ordre des différentes phases est le même ; la progression est donc identique. Seuls les cadres 4 et 5 sont exclusifs l’un de l’autre. En effet, lorsque le particulier a des enfants scolarisés et qu’il choisit de surcroît « la scolarité des enfants » comme centre d’intérêt, les autres thèmes sont abandonnés car secondaires 604 . Le vendeur passe alors directement du cadre 3 au 5, laissant de côté le 4. Il investit toute sa démarche sur le thème le plus porteur 605 .

A l’exception de cette alternative proposée par la fiche de choisir, en fonction des aspirations du particulier, entre les questions du cadre 4 et celles du 5, les étapes qui portent des numéros structurent la démarche. Le contenu de chacune de ces étapes est présenté dans la fiche : les questions à poser et les témoignages à solliciter sont écrits clairement, généralement dans des phrases avec une forme verbale explicitée et non dans des syntagmes minimaux 606 . Ces items sont très majoritairement repris dans le discours du vendeur 607 , même s’ils ne sont pas toujours énoncés de manière littérale. Les phrases inscrites subissent quelques modifications dans la mesure où elles sont intégrées dans le discours du démarcheur.

La fiche présente des formules-types isolées que le vendeur insère dans son flux de parole. Les phrases connaissent alors des modifications syntaxiques, la principale étant la modification des marques interrogatives. Les questions inscrites sur la fiche sont toutes construites avec une inversion du sujet propre au mode d’expression écrite. Cette structure disparaît dès que le vendeur intègre la phrase dans son discours oral. L’inversion du sujet est abandonnée. Elle peut alors être remplacée par la locution interrogative « est-ce que » (« Ressentez-vous le besoin de mieux connaître la nature ? » devient « est-ce que vous ressentez le besoin de mieux connaître la nature ? ») ou n’être compensée par aucune structure verbale particulière (« exercez-vous une activité professionnelle ? » devient « vous exercez une activité professionnelle ? »), l’intonation montante et le contexte de l’enquête suffisant à interpréter cet énoncé comme une question.

D’autres phrases inscrites sur la fiche sont absentes du discours du vendeur. Soit leur contenu est repris mais sous une forme totalement différente, soit elles sont éliminées de la démarche. Dans le premier cas, l’exemple le plus représentatif est celui de la toute première phrase du questionnaire « Je vais vous expliquer en quoi consiste mon travail ». Cette idée de présenter la démarche est bien retenue par le vendeur puisque c’est ce qu’il fait dès l’ouverture de la porte (« on visite tous les habitants du quartier on a une p’tite fiche d’information sur la presse donc c’est sur c’que vous lisez et regardez à la télé en général est-ce que vous avez deux p’tites minutes à nous accorder »), mais la phrase que propose la fiche n’est pas formulée.

Dans ce second cas, les raisons d’une éviction de questions peuvent être doubles : soit la personnalité du particulier fait abandonner certaines questions (les questions sur les enfants ne sont par exemple pas posées à un particulier qui n’en a pas 608 ), soit c’est le vendeur qui prend la liberté d’écarter de manière systématique certaines phrases. Ainsi, une question proposée dans le document comme « Dans la plupart des familles que nous visitons, c’est la maman qui gère le budget familial et scolaire est-ce le cas dans votre foyer ? » n’est jamais relevée dans les interactions de notre corpus. Cette absence est indépendante de la personnalité du particulier. Le vendeur n’est simplement pas convaincu, a priori, par l’intérêt ou l’opportunité de formuler de telles questions.

D’autres questions paraissent parfois dénuées d’intérêt tant la réponse qu’elles attendent semble évidente. Le vendeur ne les élimine pourtant pas du questionnaire car elles jouent un rôle particulier dans la démarche. Pour compenser, il peut cependant marquer une certaine distance. Dans l’exemple suivant, le vendeur relève l’absurdité d’une question posée au particulier concernant l’aspect instructif d’un ouvrage sur l’apprentissage de l’anglais :

Interaction n°52 :’ ‘340 V : […] donc évidemment c’est quelque chose d’instructif (RIRES) on est bien d’accord/’ ‘341 C : bien sûr ça oui’

L’adverbe « évidemment » manifeste un point de vue extérieur. Le vendeur introduit une marque de subjectivité dans un énoncé-type tiré d’un questionnaire, et qui se veut dépourvu de toute trace d’énonciation. Cette subjectivité est également décelable dans la nature de l’acte de langage produit : « c’est quelque chose d’instructif » n’est pas une question mais une assertion. Ainsi, dans l’intervention du vendeur, la question posée ne porte pas sur le caractère instructif ou non de l’ouvrage, mais sur l’accord du particulier quant à la position du vendeur, à savoir « c’est un ouvrage instructif ». La question à laquelle le particulier est invité à répondre est plutôt une demande de confirmation portée par le syntagme « on est bien d’accord/ ». De la sorte, le vendeur évite une réponse négative.

Marquée par une intonation montante, cette question exprime une nouvelle fois l’évidence. Dans cette formule, l’adverbe « bien » renforce l’idée d’un accord et montre que la réponse paraît sans surprise. Le particulier confirme d’ailleurs les hypothèses de son interlocuteur en exprimant non seulement son accord avec le fait que l’adjectif « instructif » est adapté à l’ouvrage qui vient de lui être présenté (« ça oui »), mais aussi son adhésion au point de vue d’évidence manifesté par le vendeur (« bien sûr »). Le vendeur peut ainsi poser les questions que requiert la démarche tout en prenant une certaine distance qu’il marque par l’introduction de traces de subjectivité et également par des expressions paraverbales comme les rires 609 . Cette attitude évite le discrédit que jetterait sur lui la formulation d’une question inopportune 610 .

L’analyse du discours du vendeur révèle que la liberté qu’il prend par rapport à la fiche argumentaire est finalement très faible. A l’exception de ces quelques modifications qui touchent la structure des énoncés, modifications majoritairement dues au mode de communication oral, et de l’abandon d’un nombre qui reste très limité de questions dont l’intérêt ne convainc pas le vendeur, ce dernier suit la fiche et organise sa démarche en fonction 611 . Cette dépendance à l’organisation du document fait que c’est bien le démarcheur qui reste en sa possession. Il s’y réfère pour structurer son discours mais ce n’est pas là son seul rapport à la fiche. Ce document étant officiellement un questionnaire à remplir, il y reporte les réponses apportées par l’enquêté. Son activité comprend donc un important travail d’écriture.

Notes
604.

Les autres sujets sont généralement secondaires pour le particulier, mais également pour le vendeur. Si le client potentiel a des enfants et s’intéresse à leur scolarité, la probabilité de pouvoir lui vendre l’encyclopédie « Tout l’univers » est très élevée. C’est pour cette raison que les autres thèmes sont écartés, le vendeur oriente alors toute sa démarche vers la scolarité des enfants.

605.

L’intérêt porté par la société à la scolarité des enfants est d’ailleurs flagrant : une page entière est consacrée à ce thème, face à une même page destinée, elle, au traitement de huit sujets différents.

606.

On relève des phrases telles que « Pouvez-vous me rappeler combien de personnes vivent dans votre foyer ? » ou encore « Quelle est l’activité professionnelle de votre conjoint ? » et non des syntagmes comme « nombre de personnes dans le foyer » ou « activité professionnelle du conjoint » où aucun procès n’est exprimé.

607.

L’ordre dans lequel ils apparaissent est respecté. Seuls les principaux énoncés du cadre 1 sont inversés : les coordonnées du particulier sont demandées avant la composition de son foyer. Cette modification est certainement due au fait que l’évocation du nom de la rue joue un rôle de commentaire de site et permet d’amorcer le dialogue de manière un peu moins rigide. Sur les fonctions du commentaires de site, voir point 4.2.1.1.

608.

Ces considérations ont été exprimées sous le point 5.2.1.1.

609.

L’étude du corpus montre que le vendeur exprime de manière assez systématique sa réticence face à l’opportunité de poser cette question concernant le caractère instructif de l’ouvrage présenté. En effet, des marques équivalentes sont relevées même lorsqu’il est question d’un autre ouvrage que celui portant sur l’apprentissage du l’anglais. L’encyclopédie dont il est question dans l’extrait suivant a pour thème « la nature » :

Interaction n°53  :
154 V : […] donc heu c’est un ouvrage instructif
155 C : mm=
156 V : =
on s’en doute

610.

Le particulier peut en effet réagir en soulignant l’ineptie d’une question dont la réponse lui semble évidente :

Interaction n°53  :
85 V : […] est-ce que vous attachez de l’importance à l’écologie et l’environnement/ (.) toutes questions politiques mises à part hein/
86 C : oui
87 V : mm/
89 C :
on va pas dire non là

611.

La seule liberté que la fiche semble offrir au vendeur concerne la transition vers la présentation de la maquette de l’encyclopédie. Un énoncé relevé dans le discours du vendeur tel que « donc maintenant je vais prendre vos avis et remarques sur quelque chose que l’on fait et vous allez m’dire heu si vous trouvez ça bien si vous verriez ça autrement » n’est pas inscrit sur la fiche (la formulation de cet énoncé n’est cependant pas vraiment personnelle : le démarcheur reprend en fait quelques éléments de la phrase qui ouvre le cadre 6). Cette non-inscription est sans doute liée au caractère sensible de ce moment dans la démarche. Nous avons montré à plusieurs reprises au cours de ce travail les enjeux d’une telle transition.