8.2.1. Les traces de l’activité d’écriture

La raison officielle de la démarche est de réaliser une enquête et plus concrètement de remplir une fiche. L’interaction s’ouvre d’ailleurs souvent sur une formule de présentation comme : « bonjour Madame excusez-nous d’vous déranger on visite tous les habitants du quartier on a une p’tit fiche d’information sur la presse à remplir » (3V, I53). Le document est donc placé, par le démarcheur, au centre de l’interaction et le particulier focalise son attention sur cet objet puisqu’il accepte parfois de répondre à l’enquête en précisant : « alors juste le temps d’remplir ça hein » (16C, I53).

Lorsque les participants s’installent dans l’appartement, la fiche garde cette place centrale et le vendeur, muni d’un stylo, s’applique à la remplir, comme annoncé. Son activité d’écriture est importante, notamment au début de l’interaction. Lors des premières étapes de la démarche, les questions et réponses sont courtes et s’enchaînent. Chaque échange apporte alors un élément à inscrire sur la fiche et peut être représenté comme suit :

‘- V : question’ ‘- C : réponse’ ‘- Inscription de la réponse par V’

Ce type d’échange est ternaire. Question et réponse, respectivement intervention initiative et réactive, sont suivies d’une intervention non-verbale qui consiste en l’inscription sur la fiche de l’information délivrée par le particulier. Le début de l’enquête est ainsi constitué d’une succession d’échanges ternaires qui sont en fait imbriqués 613  :

‘V : question’ ‘C : réponse’ ‘V : (inscription de la réponse) / question
C : réponse
V : (inscription de la réponse) / question
C : réponse
V : (inscription de la réponse) / …’

Les interventions du démarcheur sont ainsi composées de deux actes successifs, l’un non-verbal, l’autre verbal : l’acte d’écriture et l’acte de question. C’est la question qui est l’acte directeur de l’intervention du démarcheur puisque c’est elle « qui donne à l’interaction [ici, une enquête] sa valeur pragmatique dominante » (Kerbrat-Orecchioni, 1996 : 38). L’acte d’écriture lui est alors subordonné mais il tient une place importante car il apparaît comme le résultat, l’objectif, atteint par chaque échange. Cette tâche non-verbale marque alors fortement le discours du vendeur. En effet, le geste graphique qu’il effectue sur le document n’est pas le seul indice de la prise en compte de la réponse apportée. Chacune de ses interventions débute par un indice verbal de ce report graphique. L’extrait précédent illustre l’effet qu’a cette activité non-verbale sur le matériau verbal. Voici le relevé des marques linguistiques qui accompagnent le travail d’inscription mené par le vendeur :

Interaction n°52 :’ ‘38 V : […] heu: donc combien d’personnes vivent dans votre foyer/’ ‘39 C : on est quatre’ ‘40 V : quatre heu deux enfants/=’ ‘41 C : =mm’ ‘42 V : c’est ça/ (.) scolarisés/’ ‘43 C : heu: oui les deux’ ‘44 V : les deux/ (.) heu: alors j’vais demander leur â:ge et leur cla:sse’ ‘45 C : alors heu moi j’ai: vingt huit ans en technique de commercialisation’ ‘46 V : mm/’ ‘47 C : et: ma sœur en a quinze en seconde\’ ‘48 V : d’accord (1’’) ok heu votre maman exerce une activité professionnelle/’ ‘49 C : non [au chômage pour l’instant’ ‘50 V : [n:on (.) donc elle est à la recherche d’un emploi=’ ‘51 C : =v:oilà=’ ‘52 V : =ok/ (.) heu::: et votre papa/’ ‘53 C : heu: oui agent S.N.C.F.’ ‘54 V : d’accord

Chaque nouvelle question du vendeur est précédée d’un élément verbal 614 . Il accompagne l’acte d’écriture de la réponse qui vient d’être apportée. Cet accompagnement se fait par la formulation de divers accusés de réception : la répétition (« quatre » , 40V, « les deux », 44V) et les régulateurs (« mm », 46V, « d’accord », 54V). Dans tous les cas, aucun silence n’est volontairement laissé par le vendeur pendant le temps d’inscription. Le démarcheur souligne toujours son activité graphique par une production verbale.

Même si l’acte d’écriture, réalisé devant le particulier, est susceptible de prendre le relais de la parole, le démarcheur ne garde pas le silence. Il maintient cette parole et souligne que le canal verbal reste ouvert. Le report de l’information sur la fiche apparaît comme le résultat d’un échange question/réponse clos. La parole du démarcheur marque la prise en compte de cette réponse, mais elle a également la fonction de conserver l’attention du particulier dans une interaction qui doit se poursuivre 615 .

Lorsqu’un silence intervient, c’est parce que l’acte d’écriture est plus long que le temps de formulation de l’accusé de réception. C’est par exemple le cas pour l’intervention 48V où l’information délivrée par l’enquêté est double (« quinze » et « seconde »). L’expression de « d’accord » ne suffit alors pas à combler le temps nécessaire à l’inscription de ces deux éléments sur la fiche. La pause marque alors que l’acte d’écriture se poursuit 616 . Ce phénomène est très fréquent, même si la longueur de cette pause d’une seconde n’est pas représentative. En effet, dans la majorité des cas, la pause qui sépare l’accusé de réception de la question suivante est très courte. Elle ne constitue qu’une micro-pause et ne dépasse que rarement la seconde.

Notes
613.

Ce rythme n’est relevé que lors des première étapes de l’enquête dans la mesure où, comme nous l’avons déjà envisagé, lors des autres phases, les questions sont plus ouvertes et les réponses apportées par le particulier sont plus développées. Un unique élément de réponse est alors porté par plusieurs échanges et non plus par un seul.

614.

Cet élément verbal arrive en « réactive de la réactive ». L’intervention peut être qualifiée d’intervention de « suivi » (« follow-up », Sinclair et Coulthard, 1975).

615.

Cette orientation vers l’avant est d’ailleurs confirmée par l’intonation montante qui marque les différentes productions verbales accompagnant le geste d’écriture. L’analyse de l’ensemble du corpus révèle majoritairement des tons ascendants sur les répétitions de la réponse ou les régulateurs formulés par le vendeur. Cette marque n’est pas celle d’une nouvelle question. Le vendeur n’invite pas son interlocuteur à préciser sa réponse (lorsque des précisions s’imposent, elles font l’objet des questions suivantes comme c’est le cas pour la composition du foyer où la réponse « quatre » à la question « combien de personnes vivent dans votre foyer » est amenée à être complétée dans les demandes suivantes : « combien d’enfants », « combien sont scolarisés », …). L’intonation montante permet plutôt de laisser une ouverture sur ce qui suit. En effet, l’échange question/réponse qui prend fin n’est qu’un objectif ponctuel atteint dans une étape plus globale de recueil d’information.

616.

L’hypothèse selon laquelle cette courte pause serait la trace d’un instant de réflexion du vendeur est abandonnée puisque d’une part, la micro-pause est quasi-systématique, alors que le vendeur qui maîtrise sa démarche n’a guère d’hésitations aussi fréquentes, et que, d’autre part, si une hésitation apparaît, ces marques sont tout autres : « heu » (40, 48 et 52V, I52).