8.2.2.2. Une hiérarchie dans les actes d’écriture

La composition de la fiche révèle le fait que le report des réponses du particulier est peu important. Les espaces graphiques laissés vides n’ont aucune commune mesure avec la masse de questions proposée. Ils sont insuffisamment grands, voire inexistants. L’inscription des réactions de l’enquêté est donc limitée. L’acte d’écriture reste pourtant bien essentiel à la démarche. Ce n’est que le contenu des inscriptions qui est non pertinent. En effet, cet acte confirme l’enquête annoncée et justifie la présence du document. Ainsi, si la fiche ne laisse pas d’espaces suffisants, c’est parce que les informations ne sont pas toutes utiles.

Dans le flot d’informations livré par le particulier, certaines sont pourtant primordiales et une place toute particulière est réservée à leur inscription sur la fiche. L’espace alloué à la réponse qui doit être notée est alors approprié, parfois démesuré, voire illimité. Approprié, car l’espace laissé après une question a une dimension adéquate à l’inscription de la réponse. C’est notamment le cas pour le premier cadre du questionnaire où les lignes et les cases à remplir ne sont pas trop étroites et permettent de recevoir les informations sollicitées 638 . Démesuré, car la place accordée à la réponse est parfois bien plus importante que nécessaire. L’exemple le plus représentatif est celui de l’encadrement final contenu dans l’étape 6. Le démarcheur note le mot « favorable », lorsque l’enquêté l’y autorise, dans un espace particulièrement large. Illimité, car la place réservée au geste graphique du vendeur est illimité dans le cadre final où de larges espaces sont vides et non circonscrits 639 . De plus, dans cette dernière partie de la fiche, l’espacement entre les lignes numérotées 1, 2 puis 3 contraste avec celui qui existe entre celles du cadre 2, par exemple 640 .

Certains espaces destinés au recueil des réponses du particulier sont ainsi nettement privilégiés. Cette priorité donnée à quelques informations de l’enquête montre qu’ils jouent un rôle important dans la démarche. Le vendeur s’applique d’ailleurs à reporter ces informations jusqu’à les mettre en scène. L’écriture en lettres capitales est par exemple requise dans plusieurs cas : lors de l’inscription du nom de famille du particulier, puis pour noter son avis « favorable » en fin de présentation de la maquette de l’encyclopédie. Ces deux particularités graphiques sont traitées lors des stages adressés aux jeunes vendeurs. Le formateur explicite réellement qu’il est nécessaire d’écrire le nom patronymique du particulier en majuscules afin de rehausser son image. Cette consigne s’applique aussi au terme « favorable » inscrit dans le cadre final de l’étape 6. Toute la place doit être occupée par cet unique terme écrit en lettres capitales espacées 641 .

En fait, tout au long de la démarche, deux moments sont fortement orientés vers l’activité d’écriture : la première phase, qui évoque la composition du foyer, et l’étape finale, nettement dirigée vers la vente du produit. Ces deux moments correspondent respectivement au cadre 1 et au groupe final hybride qui suit le cadre 6 de la fiche. Entre ces séquences qui encadrent la démarche, l’acte d’écriture est également important mais il n’a pas la même fonction. Les gestes graphiques du démarcheur montrent la prise en compte des propos du particulier et, ainsi, maintiennent l’interaction dans le cadre annoncé de l’enquête ; mais le contenu reporté sur la fiche est si limité qu’il ne peut satisfaire cette enquête.

Dans les cadres 2, 3, 4, 5 et 6, la place laissée à l’inscription des réponses de l’enquêté va décroissante 642 . Si ces réponses continuent à être considérées dans les cadres 2 et 3, notamment dans ce dernier où le particulier doit faire un vrai choix qui oriente la suite de la démarche, les cadres suivants sont davantage orientés vers les thèmes que le vendeur doit aborder que vers les réactions qu’ils suscitent. Ainsi, on trouve dans les sous-cadres de la partie 4 différentes questions à poser au particulier qui ne sont pas suivies d’espaces pour les réponses. Elles sont présentées sous forme de liste, notamment dans le cadre « ASTROLOGIE », dans laquelle chaque ligne est un sujet à aborder plus qu’une question à poser 643 .

Le cadre 1 et le groupe final sont, eux, de vrais espaces graphiques, et ceci notamment parce que l’attention que le particulier porte sur eux est importante. Le cadre 1 est celui du recueil des premiers renseignements donnés à l’enquête. En ce début de rencontre, les regards sont nettement portés sur l’objet partagé qu’est la fiche 644 . Cette attention est identique en fin de parcours car elle est sollicitée par l’activité du vendeur. En effet, si le regard du particulier s’oriente fortement vers la fiche dès la fin de la présentation de la maquette, c’est parce que le comportement du démarcheur l’y invite. Le vendeur reprend la fiche en main — il l’avait laissée de côté au profit d’un autre objet partagé, la maquette de l’encyclopédie — et reconduit son activité graphique.

Le travail d’inscription effectué par le démarcheur devient d’ailleurs central puisqu’il ne prend plus la place de troisième intervention dans un échange tel que question/réponse/inscription de la réponse. A cette étape de la démarche, le vendeur écrit non pas les réponses du particulier aux questions qu’il lui a posées, mais les éléments pertinents de son propre discours. Alors que, jusqu’à présent, la parole du démarcheur accompagnait son acte d’écriture, c’est à présent cet acte graphique qui s’ajoute au discours oral. Le contenu de la fiche a d’ailleurs changé. Alors que les autres cadres propose des énoncés complet qui sont repris, souvent littéralement, dans le discours du vendeur, le dernier groupe est composé de différents éléments qui donnent la structure du discours sans en expliciter chaque mot.

Le vendeur parle donc en s’appuyant sur les indices fournis mais complète la fiche en notant les informations manquantes. Dans l’extrait suivant, les premières interventions (164V à la première partie de 172V) sont la verbalisation des deux cadres contenant les initiales « U », « I », « P » puis « H », et les suivantes sont complétées par un travail graphique qui reprend les principaux éléments du discours. A partir de l’expression « donc j’vais vous dire ça » (deuxième partie de l’intervention 172V) les « dires » en question sont tous écrits sur la fiche, en temps réel, par le vendeur.

Interaction n°53 :’ ‘164 V : […] donc évidemment vous savez qu’ça c’est pas vendu en librairie/’ ‘165 C : [mm’ ‘166 V : [vous savez pourquoi/’ ‘167 C : non’ ‘168 V : non/ (.) ben j’vais vous expliquer (.) tout simplement entre l’usine et nous les consommateurs il y a: énormément d’intermédiaires et d’publicité dans l’domaine de l’édition (.) heu: ben comme exemple j’peux vous citer simplement un roman: (.) qu’on trouve à cent vingt francs heu::: dans n’importe quelle librairie il coûte quarante francs à la sortie d’l’usine [pour vous donner une idée’ ‘169 C : [mm’ ‘170 V : donc nous on supprime les intermédiaires et la publicité (.) on fait des tirages élevés puisqu’on est l’premier éditeur européen’ ‘171 C : mm’ ‘172 V : pour essayer d’proposer des prix (.) plus bas\ (.) heu: à titre indicatif heu: j’vais vous donner les tarifs parce que nous on fonctionne c’qu’on appelle (.) sous forme de formules\’ ‘((V cherche les tarifs dans ses documents))
(1’’) donc j’vais vous dire ça (.) puisque plusieurs formules existent (.) nous: on en donne toujours trois (.) heu à titre indicatif heu aux gens puisque ça leur donne une idée (.) sur d’autres choses qui: (.) qui pourraient voir en librairie ou n’importe quoi genre des g:uides médical (.) heu::: (.) voilà (2’’) donc (.) hop
(4’’) voilà (.) donc on a (.) c’qu’on appelle une formule rapide (.) de dix huit mensualités de trois cent trente huit (.) une formule familiale de vingt quatre par deux cent soixante quatre (.) et une formule abonnement un p’tit peu comme à un magazine de trente huit par cent quatre vingt trois (.) évidemment il existe une formule à douze une formule à trente mais on montre ces trois-là pour donner une idée (.) aux gens=’ ‘173 C : =mm’ ‘((V écrit en même temps tous ces renseignements sur la fiche d’information))’ ‘174 V : voilà\ (.) heu: quelqu’un qui commande n:e paie rien à la commande (.) ne paie rien à la livraison (.) il est livré (.) heu dans les vingt (.) vingt cinq jours (1’’) voilà (.) heu::: et le début des paiements
(2’’) ne s’effectue (.) qu’au mois d’juillet c’est-à-dire qu’la liv- la: (.) à la livraison la collection est c:omplète hein/ (.) elle est livrée complète (.) voilà (.) et qu’actuellement (2’’) la livraison pour ce genre de produit (.) est gratuite ça fait toujours économiser trois cent francs (.) voilà (.) heu: vous qu’est-ce que vous en pensez/’

Dans la seconde partie de cet extrait, les éléments qui structurent le discours du vendeur sont écrits en même temps qu’ils sont dits. Ainsi, l’enquêteur inscrit bien trois formules sur les lignes numérotées prévues à cet effet puis les lit (seconde partie de l’intervention 172V). Il note ensuite à leur droite ou en-dessous, au fur et à mesure de leur apparition dans son discours, les mots « commande », « livraison », « vingt vingt-cinq jours », « juillet », « livraison gratuite » et « trois cent francs » 645 . Ces éléments auraient pu être imprimés sur la fiche au même titre que les autres 646 et le vendeur aurait simplement pu les lire mais leur inscription en temps réel permet de les mettre en relief. Il y a en quelque sorte une « inscription rhétorique » de la parole.

Ces actes d’écriture ont en effet un impact fort. Ces derniers mots clefs, tout comme l’inscription, qui n’est pas non plus indispensable, de l’avis « FAVORABLE » en fin de cadre 6 (ce terme aurait en effet pu être imprimé et précédé d’une case à cocher), sont mis en scène pour attirer l’attention du particulier sur eux. Alors que les premiers cadres de la fiche présentent des lignes entières de questions pas forcément lisibles pour le particulier, l’accent est mis sur ces mots clefs. Ils apparaissent dans un discours et sont simultanément matérialisés sur le papier dans un style graphique qui les rend plus accessibles à la lecture.

‘(…) toute écriture ajoute une dimension visio-spatiale à la langue (qui jusque-là n’en avait qu’une audio-temporelle). Par ailleurs, les arrangements graphiques (…) ne font pas qu’extraire, codifier et résumer une grande masse d’informations autrement incrustées dans le flot de l’expérience, ils rendent aussi possible de manipuler, réorganiser et reformuler ces informations, d’une façon virtuellement inconcevable dans le contexte purement oral. (Goody, 1994 : 282)’

Les deux principaux rôles de la fiche sont de servir de preuve de l’enquête annoncée en la matérialisant et de constituer un guide pour la démarche du vendeur. Ce support est alors indispensable et sa présence comme objet partagé est optimisée. Pour répondre aux attentes de l’enquêté, le vendeur mène une activité d’écriture constante. Loin d’être un poids, ce travail graphique est exploité pour servir l’objectif commercial. Les inscriptions effectuées sur ce document varient selon leur importance pour la démarche. Elles sont soignées ou bâclées, et peuvent reprendre les réponses apportées par l’enquêté ou souligner les éléments pertinents du discours du vendeur. Elles prennent le relais de la parole car, même si celle-ci est maîtrisée et suit une logique implacable, elle n’est qu’éphémère. En effet, « (…) le pouvoir sur l’air, support des paroles, est très problématique. C’est par l’écrit cependant (…) [qu’on] peut contrôler la parole et la modifier, la neutraliser, atteindre aux actes des sujets. » (Lafont, 1984 : 177).

Notes
638.

Cette composition relativement équilibrée entre questions et espaces de réponses se modifie, au fur et à mesure de la progression de la fiche, au détriment des réponses. La place laissée à leur inscription va décroissante. Cette évolution peut s’expliquer par le fait qu’au début de la rencontre, le particulier s’intéresse aux informations reportées sur la fiche, et observe le travail du démarcheur (celui-ci doit donc être précis), alors que plus tard, pris dans le flot interactionnel, il devient moins attentif et ne perçoit pas ce déséquilibre (le travail d’écriture du vendeur est alors plus libre). Un parallèle peut ainsi être fait entre cette enquête qui emmène le particulier et les interactions de travail décrites par Pène. Dans les deux cas, l’activité d’écriture est justifiée, elle semble normale et objective.

Plus l’écrit est reconnu comme un moyen de représenter, de contrôler et d’améliorer le travail d’une organisation, moins on se souvient qu’il est langage, que sa symbolique relève des personnes et non d’un « système de communication interne. (Pène, 1995 : 107)

639.

Signalons que lors de cette étape de la démarche, il ne s’agit plus pour le démarcheur de reporter les réponses du particulier mais de construire une démonstration suggérant l’achat. Nous reviendrons sur la particularité de cette dernière phase dans le Chapitre 9.

640.

La même remarque peut être faite pour les six lignes du cadre n°3.

641.

Un autre effet de mise en relief est requis mais nous ne l’avons jamais observé. Il s’agit de l’inscription en couleur de la plus petite formule de crédit. Les mensualités s’étalant sur plus de trois ans proposent de petits versements et le formateur indique que cette proposition, plus alléchante, doit se détacher des autres formules. Il préconise alors l’usage de la couleur rouge dans une fiche généralement remplie en bleu ou en noir.

642.

L’inscription finale sur cadre 6 (« FAVORABLE ») est une exception dans cette tendance.

643.

La même remarque peut être faite pour le cadre n°6 où, même si des cases sont à cocher et donnent l’impression de considérer les réactions du particulier, il s’agit plus d’exprimer des valeurs (portées par des adjectifs comme « agréables », « attrayant », etc.) que de poser des questions. Ce cadre sera plus particulièrement étudié dans le Chapitre 9.

644.

Le particulier s’oriente vers le document pour deux raisons principales : non seulement parce qu’il est plongé dans l’enquête matérialisée par ce support, mais aussi parce que cette fiche est un point de chute, notamment visuel, confortable dans une interaction avec un inconnu.

645.

Les deux premiers termes « commande » et « livraison » sont barrés dès qu’ils sont écrits et les nombre sont notés en chiffres arabes.

646.

A l’exception des formules de crédit qui varient selon l’encyclopédie proposée et selon la situation financière du particulier. Les questions initiales sur la composition du foyer puis celle concernant le budget alloué à l’achat de journaux et de revues orientent le vendeur dans le choix des trois mensualités, parmi une petite dizaine, susceptibles de correspondre au train de vie du particulier.