9.2.1.3. La proposition d’achat

Interaction n°53 :’ ‘174 V : voilà\ (.) heu: quelqu’un qui commande n:e paie rien à la commande (.) ne paie rien à la livraison (.) il est livré (.) heu dans les vingt (.) vingt cinq jours […] la livraison pour ce genre de produit (.) est gratuite ça fait toujours économiser trois cent francs (.) voilà (.) heu: vous qu’est-ce que vous en pensez/’

Le large exposé du vendeur, pendant lequel le particulier n’a produit qu’une activité régulatrice, débouche sur une question : « vous qu’est-ce que vous en pensez ». L’adressage au particulier est renforcé par deux occurrences du pronom personnel « vous ». La première marque un changement de style interactionnel. Le récit s’achève, le ponctuant « voilà » (174V) marque cette clôture, et le locuteur sollicite la parole de son partenaire en lui posant une question formulée avec une mise en emphase de cet adressage.

Par cette question, le démarcheur interpelle donc le particulier et l’invite à réagir. Sa demande s’inscrit dans la suite logique des questions de l’enquête. Le particulier semble invité à s’exprimer sur ce qui vient de lui être exposé comme il avait été amené à le faire, par exemple, après l’exposé de la maquette de l’encyclopédie. Cependant, l’enchaînement du particulier ne se fait pas sur les attentes communicatives de l’enquête.

‘174 V : […] heu: vous qu’est-ce que vous en pensez/’ ‘175 C : franchement pour l’moment j’veux pas’

Le particulier ne répond pas à une question de l’enquête sur les prix de l’encyclopédie ou sur son mode de livraison. Il ne réagit pas, ou du moins pas seulement, sur le système de vente exposé par le démarcheur mais sur l’éventualité de devenir ce « quelqu’un qui commande » (174V). Après sa présentation, le vendeur demande au particulier ce qu’il « en » pense et le contenu que reprend ce pronom « en » peut être double. Ce pronom peut être interprété comme référant au contenu littéral de l’exposé ou bien à la seconde lecture, basée sur des sous-entendus, qui peut en être faite. Une réaction sur la première interprétation serait caractérisée par une critique constructive, répondant au scénario de l’enquête, de ce système de vente, des prix proposés ou encore des modalités de livraison. Mais le particulier ne produit pas ce type de discours. Il interprète la question qui lui est posée comme une proposition d’achat de l’encyclopédie qui lui a été présentée.

La progression du général (les différents systèmes de vente) au particulier (le prix de l’encyclopédie) et l’actualisation du discours du vendeur par rapport à la situation présente conduisent à cette interprétation : l’exposé est en fait une proposition d’achat. Le vendeur valide d’ailleurs cette interprétation puisqu’il n’exprime à aucun moment un éventuel malentendu.

‘174 V : [...] heu: vous qu’est-ce que vous en pensez/’ ‘175 C : franchement pour l’moment j’veux pas’ ‘176 V : ouais vous- vous n’êtes pas du tout intéressée [heu’ ‘177 C : [ah non franchement non=’ ‘178 V : =mm/’ ‘179 C : je suis pas du tout quelqu’un qui achète beaucoup de: (.) c’est pas du tout mon truc’ ‘180 V : d’accord (1’’) donc intéressée par le sujet mais pas pour acquérir heu=’ ‘181 C : =ben (.) pas maintenant’ ‘182 V : des livres\’ ‘183 C : pas maintenant=’ ‘184 V : =[peut-être dans:’ ‘185 C : [franchement non (.) peut-être plus tard si [un jour j’ai des enfants ou pas’ ‘186 V : [peut-être plus tard si heu:’ ‘187 C : mais là n’ayant pas [d’enfant’ ‘188 V : [mm/’ ‘189 C : franchement non’ ‘(2’’)’ ‘190 C : d’accord […]’

Face à la réaction du particulier (175C), le démarcheur ne signale pas une erreur d’interprétation. Le fait que son interlocuteur réponde sur la proposition de vente correspond à ses attentes. L’aspect transactionnel de l’interaction est d’ailleurs à présent explicite. Même si le vendeur continue d’éviter les termes trop directs, il emploie le verbe « acquérir » et non « acheter » (180V), le particulier, lui, utilise ce second verbe (179C), même si c’est pour dire qu’il décline la proposition.

Dans l’interaction n°53 que nous venons d’analyser, la position uniquement réactive du particulier conduit le vendeur à lui poser une question, au terme de son exposé, pour lui faire prendre la parole. Dans d’autres interactions du corpus, la question « qu’est-ce que vous en pensez » n’est pas produite par le démarcheur. Son exposé est ponctué par des productions du particulier qui révèlent son enthousiasme. Dans l’interaction n°56, le contenu de l’exposé que fait le démarcheur est identique à celui précédemment envisagé, mais les réactions du particulier sont plus nombreuses. Il produit davantage que de simples régulateurs. Il réceptionne les propos du vendeur par différentes expressions qui montrent qu’il est intéressé et qu’il s’implique dans ce qui est dit.

Interaction n°56 :’ ‘308 V : voilà donc il y a une formule j’vous en montre trois à titre indicatif ’ ‘309 C : ouais ’ ‘[…]’ ‘312 V : […] le début des paiements (1’’) ne s’effectue (2’’) qu’au mois d’juillet’ ‘313 C : ah: [d’accord ’ ‘314 V : [voilà\ (.) heu::: (.) actuellement on propose la livraison gratuite puisque c:’est: heu c’est une nouveauté/’ ‘315 C : mm ’ ‘316 V : donc ça fait toujours économiser trois cents francs’ ‘317 C : (RIRES)’ ‘318 V : voilà’ ‘319 C : c’est toujours ça d’pris

Dans cet extrait, le particulier intervient dans l’exposé du vendeur. Il ne produit pas simplement des régulateurs tels que « mm » mais marque son accord « ouais » (309C) et ses sentiments positifs « ah d’accord » (313C). Il rit également face aux sous-entendus du démarcheur et va même jusqu’à les expliciter à sa place (317C puis 319C). Ces réactions montrent au vendeur que son interlocuteur est dans de bonnes dispositions. Il poursuit alors son exposé au-delà de ce qu’il avait fait lors de l’interaction n°53. Il informe davantage le particulier sur les modalités de paiement en expliquant que les formules de crédit sont souples et qu’elles peuvent être modifiées si un changement de situation financière intervient dans les mois qui suivent le choix d’une des formules (324V à 372V).

La conversation est alors tellement détendue que le vendeur demande l’autorisation d’allumer une cigarette et en propose une à son interlocuteur (360V à 370V). Ce dernier prend ensuite l’initiative des échanges en questionnant le vendeur sur les différentes personnes qu’il rencontre au cours de ses démarches. L’interaction prend alors la forme d’une conversation (372V à 409V). Puis voyant le particulier feuilleter la maquette de l’encyclopédie le vendeur replace le sujet sur lequel elle porte comme thème de la conversation (409V à 539V). Enfin, pour concrétiser le désir d’achat et, pour ce faire, remplir le contrat de vente, le démarcheur demande confirmation.

‘539 V : […] et vous vous seriez intéressé heu: [par ce: ’ ‘540 C : [moi oui’ ‘541 V : par ce genre de choses/=’ ‘542 C : =mm’

Le particulier confirme qu’il est intéressé par l’achat de l’encyclopédie. Le vendeur lui demande ensuite si l’une des formules proposées lui convient ou s’il désire en voir d’autres puis, après avoir quitté sa veste et accepté le verre d’eau qui lui était offert (555V à 560V), il sort le contrat de vente de son sac et le remplit. L’interaction se poursuit alors sur le mode d’échanges toujours ternaires, question/réponse/inscription de la réponse, mais les informations sollicitées ne renseignent plus une enquête mais bien un contrat passé avec une société de vente d’encyclopédies.

La proposition d’achat n’est par conséquent pas toujours explicitée au même moment de la démarche. L’analyse des interactions n°53 et 56 révèle un enchaînement différent conditionné par les réactions du particulier. Son attitude, face à l’exposé des différents systèmes de vente, des prix puis des modalités de paiement, peut encourager le vendeur qui poursuit sa démarche sans formuler de demande précise (c’est le cas de l’interaction n°56), ou l’inviter à être plus concis et à demander au particulier de s’exprimer (comme dans l’interaction n°53) 693 . Après la présentation de l’encyclopédie et le recueil de l’avis du particulier, la démarche aboutit à une proposition d’achat de cet ouvrage.

Cette offre n’est jamais formulée de manière explicite. Ce sont les enchaînements successifs qui conduisent cette progression. Si le particulier exprime un avis favorable, voire un accord quant à l’éventualité de posséder l’encyclopédie, le démarcheur lui livre un exposé sur les systèmes de vente, les prix proposés puis les modalités d’achat, qui amènera le client potentiel à s’exprimer sur la proposition d’achat qui lui est implicitement faite. Dans tous les cas de figure, la proposition d’achat reste effectivement implicite. Dans notre corpus, l’énoncé le plus « explicite » est relevé dans l’interaction n°56 avec « et vous vous seriez intéressé » (539V). En acceptant ou refusant l’achat, le client met alors à jour le non‑dit. L’enchaînement proposition d’achat implicite/acceptation (ou refus) de cette proposition ne s’étend guère plus que sur un échange. Ainsi, au terme d’une longue démarche pendant laquelle de nombreuses étapes ont eu pour orientation la réussite de l’objectif commercial du vendeur, cette réussite (ou cet échec) se réalise à travers un simple échange qui est, de surcroît, construit autour d’un non-dit 694 . Le particulier n’est alors plus un enquêté mais bien un client potentiel et c’est en fait l’ensemble de la démarche qui l’y conduit.

Notes
693.

Remarquons que la comparaison entre ces deux rencontres révèle le fait que le particulier qui n’exprime aucun enthousiasme au moment de cet exposé décline finalement l’offre d’achat qui lui est faite.

694.

Un refus du particulier quant à l’achat de l’encyclopédie peut provoquer le développement d’une négociation commerciale explicite : le vendeur tente de persuader son interlocuteur du bien-fondé de l’achat sans dissimuler son objectif par des non-dits. Lors de notre travail de terrain, nous n’avons assisté qu’à une seule rencontre dans laquelle une telle négociation a eu lieu et elle a « échappé » à l’enregistrement. Même si la négociation est « prévue » par la fiche (le dessin de la balance sur la dernière page permet par exemple au vendeur de lister les arguments qui sont, selon le point de vue du particulier, en faveur ou en défaveur de l’achat), notre expérience du terrain a révélé le fait que cette étape finale ne se réalise que de manière exceptionnelle.