9.2.2. Faire s’engager le particulier

La dernière partie de la démarche, c’est-à-dire les séquences qui se situent après la présentation de l’encyclopédie et le recueil de l’avis du particulier, est un moment fort où l’interaction commerciale se concrétise et où les participants entrent dans les rôles complémentaires de vendeur et de client 695 . Que l’encyclopédie soit finalement vendue ou non 696 , ce qui est remarquable c’est que l’interaction amène le particulier à devenir un client potentiel sans que cette évolution, par rapport au rôle initial d’enquêté, ne provoque l’expression d’un quelconque étonnement. Et, ce qui permet d’éviter une telle rupture, c’est bien le fait que la démarche dans son ensemble progresse au gré des engagements successifs du particulier.

Revenons en arrière. Le vendeur souhaite vendre une encyclopédie à un particulier. Il le sollicite sur son lieu de résidence alors que ce dernier n’a aucunement émis la volonté d’acheter un tel produit. Le démarcheur ne peut proposer l’achat de l’ouvrage dès les premiers instants de la rencontre. Cet acte est trop coûteux pour être accepté sans désir préalable du particulier ou sans préparation du vendeur. Ce dernier peut en effet conduire son interlocuteur, qui représente un client potentiel, à accepter l’achat de l’encyclopédie en l’amenant progressivement à réaliser un tel acte. En effet, « pour amener une personne à agir comme on le souhaite, il convient (…) avant toute chose, d’obtenir d’elle un acte, l’acte le plus à même de la prédisposer à faire ce qu’on attend d’elle. » (Beauvois et Joule, 1998 : 9).

Ce résultat repose sur « l’engagement de l’individu dans sa décision initiale » (Beauvois et Joule, 1987 : 70). L’engagement serait le lien qui existe entre l’individu et ses actes 697 . Ainsi, engagé dans un acte, un individu est susceptible de s’engager dans un second acte consécutif au premier 698 . La technique du « pied-dans-la-porte » s’inscrit en lien avec cette théorie de l’engagement 699 . Freedman et Fraser (1966) sont les premiers à avoir étudié expérimentalement ce qu’ils ont nommé « the foot-in-door technique ». Beauvois et Joule expliquent en quoi consiste cette méthode.

‘(…) on extorque au sujet un comportement préparatoire non problématique et peu coûteux, évidemment dans un contexte de libre choix, et par conséquent dans des circonstances facilitant l’engagement. (…) Ce comportement préparatoire obtenu, une requête est explicitement adressée au sujet l’invitant à émettre une nouvelle conduite, cette fois plus coûteuse et qu’il n’avait que peu de chances de réaliser spontanément. (Beauvois et Joule, 1987 : 98-99)’

Les démarches de notre corpus semblent illlustrer cette technique (qui porte alors parfaitement bien son nom). Le comportement préparatoire sollicité par le démarcheur serait celui d’accepter de répondre à une enquête. Les premières interventions de l’entrée en porte sont développées dans cet objectif (« on fait une petite enquête auprès des habitants du quartier est-ce que vous avez quelques p’tites minutes à nous accorder », I2, 6V). L’accord du particulier obtenu, le vendeur pourrait alors proposer à son interlocuteur un second acte plus coûteux. Cependant, nous avons vu que la proposition d’achat de l’encyclopédie, objectif final du vendeur, n’est pas faite avant un temps relativement long, temps pendant lequel les étapes se succèdent et les engagements aussi. Pour arriver à son objectif final, le démarcheur ne se contente pas de solliciter un seul acte préparatoire.

L’acte d’achat de l’encyclopédie est si coûteux, si problématique, que c’est une succession d’actes préparatoires qui permettent de l’atteindre 700 . La démarche du vendeur est ainsi composée d’étapes successives qui mènent le particulier à la vente, tout en lui suggérant une série d’engagements. Néanmoins, il n’y a pas que l’achat final qui est difficile à obtenir. L’accès à l’appartement du particulier est indispensable au développement de cette démarche et pourtant si souvent refusé 701 . Aussi le vendeur est‑il face à deux objectifs dont la délicate réussite le conduit à recourir à cette technique du pied-dans-la-porte : entrer dans l’appartement du particulier (9.2.2.1.), lui faire acheter une encyclopédie (9.2.2.2 ).

Notes
695.

Nous verrons en fin de ce Chapitre qu’un refus d’achat du client potentiel peut parfois conduire le démarcheur à réintégrer le rôle d’enquêteur lors de la clôture de l’interaction.

696.

Nous reviendrons sur le dénouement de chacune des démarches commerciales composants le corpus dans la partie finale intitulée « Epilogue ».

697.

Cette définition de Kiesler (1971) est reprise par Beauvois et Joule qui précisent que « si elle n’est pas satisfaisante du point de vue conceptuel, [elle] n’en est pas moins éclairante et utile ». Et ils ajoutent que « cette notion d’engagement est en fait plus facile à comprendre intuitivement qu’à définir théoriquement. » (1987 : 70).

698.

Toujours selon Beauvois et Joule, la réalisation du premier acte installe l’individu « dans une voie comportementale » (1998 : 9) qui le conduit à la réalisation du second.

699.

Les bases en sont posées par Kiesler (1971) sous les termes de « psychologie de l’engagement ».

700.

Le caractère problématique ou coûteux d’un acte est susceptible d’être révélé par le pourcentage d’individus qui accepte de l’émettre. Nous discuterons dans les lignes qui viennent le coût des actes sollicités par le vendeur.

701.

Rappelons que 78% des entrées en porte accusent un refus du particulier qui conduit à la fin de l’interaction.