9.2.2.2. Les engagements sollicités tout au long de la démarche

Le premier comportement obtenu du particulier lors de la prise de contact était de consacrer quelques instant à cette enquête qui ne commence, concrètement, qu’après que le particulier a accordé l’accès à son appartement. La requête initiale de l’entrée en porte sollicite en fait deux comportements : accorder un instant et répondre à une enquête. Totalement dépendants, ces deux actes sont acceptés comme un tout par le particulier. Ils constituent toutefois deux actes préparatoires : le premier permet d’amener la requête sur l’accès à l’appartement et le second a des répercussions sur les comportements développés à l’intérieur de cet appartement.

Dès leur installation dans l’appartement, démarcheur et particulier sont réunis par l’enquête annoncée, lors de l’entrée en porte, comme la raison de la démarche. Le particulier adopte bien le comportement de l’enquêté, il s’y est préalablement engagé ; l’enquêteur pose ses questions et l’enquête se développe. L’acte final attendu par le démarcheur est celui de l’achat d’une encyclopédie. L’enquête constitue bien un acte préparatoire à cet objectif mais il n’est peut-être pas suffisamment engageant. En effet, la procédure du pied-dans-la-porte nécessite un engagement croissant qui puisse faire accepter des actes du plus en plus coûteux. Cependant, le décalage entre les coûts respectifs de deux comportements ne doit pas être trop grand. Aussi le vendeur amène‑t‑il le client potentiel à réaliser un deuxième acte préparatoire à l’acte final.

L’enquête est un acte préparatoire qui ne précède pas directement la proposition d’achat. Elle est suivie par un autre comportement qui est celui de consulter la maquette de l’encyclopédie. Et c’est cet acte-là qui prépare l’acte d’achat final. La réalisation de cet acte intermédiaire permet un engagement progressif.

Un premier comportement
peu coûteux
(requête initiale)
Répondre à une enquête

qui
prépare
Un deuxième comportement plus coûteux (comportement intermédiaire)
Consulter une maquette

qui
prépare
Un troisième comportement encore plus coûteux (comportement final)
Acheter une encyclopédie

Le comportement intermédiaire est indispensable à cette évolution vers l’engagement final. Cette manipulation concrète de l’objet, qui sera ensuite proposé à l’achat, met en place une continuité nécessaire à l’engagement. Le particulier accepte de répondre à une enquête, puis accepte de consulter, dans le cadre de cette enquête, la maquette d’un produit, pour enfin accepter d’acheter ce produit. L’engagement peut cepedant n’être que partiel. En effet, « on peut être engagé à des degrés divers par ses actes, le lien existant entre un individu et son comportement n’étant pas régi par la loi du tout ou rien. » (Beauvois et Joule, 1987 : 71). C’est le cas pour le particulier de l’interaction n°53 : il s’engage dans les comportements préparatoires, il accepte de répondre à l’enquête et de consulter l’encyclopédie, mais il refuse l’achat qui lui est proposé.

Le dernier comportement n’est alors pas obtenu et la démarche échoue. La technique du pied-dans-la-porte ne fonctionne donc que si le particulier est suffisamment engagé par ses comportements. Or, dans la démarche évoquée, tel n’est pas le cas. Le particulier a tout d’abord accepté de participer à l’enquête avec de nombreuses réticences et son comportement n’a pas, par la suite, manifesté un fort engagement.

Interaction n°53 :’ ‘3 V : bonjour Madame excusez-nous d’vous déranger on visite tous les habitants du quartier on a une p’tite fiche d’information sur la presse à remplir’ ‘4 C : c’est obligatoire/’ ‘5 V : non pas du tout rien [n’est obligatoire’ ‘6 C : [c’est sur quoi/’ ‘7 V : c’est: sur c’que vous lisez et regardez à la télé en général (.) voilà=’ ‘8 C : =j’vous écoute/’ ‘9 V : on fait partie du: groupe heu Lagardère’ ‘10 C : [mm/’ ‘11 V : [tout simplement (.) voilà donc heu on remplit- (.) je- ah: (.) si j’y prenais à l’endroit ça serait p’t’être mieux’ ‘((V cherche un exemplaire de la fiche d’information))’ ‘(4’’) on remplit des p’tites fiches comme ceci’ ‘12 C : mm/=’ ‘13 V : =voilà (.) tout simplement (.) c’est possible ou: ça vous dérange=’ ‘14 C : =mais heu- deux minutes parce qu’il faut qu’je parte’ ‘15 V : ouais/ (.) d’accord=’ ‘16 C : =alors juste le temps d’remplir c’est tout hein/’ ‘17 V : mm/’ ‘[…]’ ‘79 V : d’accord (.) heu bon ben pour l’instant heu vous documentez ben surtout par votre métier/ (.) (RIRES) on est bien d’accord=’ ‘80 C : =oui’ ‘81 V : principalement (.) et ensuite par la télé/ (.) et certains magazines peut-être que vous avez heu::: (.) sur votre lieu d’travail non/’ ‘82 C : oui’ ‘83 V : mm/ (.) d’accord (.) heu::: (.) bien (.) heu sur la nature vous êtes plus intéressée par la faune la flore tous les milieux naturels/’ ‘84 C : flore’ ‘85 V : la flore (.) ok (.) est-ce que vous attachez de l’importance à l’écologie et l’environnement/ (.) toutes questions politiques mises à part hein/’ ‘86 C : oui’

Ces deux extraits montrent que le particulier adopte le comportement sollicité, celui de répondre à l’enquête, avec difficulté. Dans la première partie, correspondant à la séquence de l’entrée en porte (3V à 17V), le ton sec du particulier (4, 6 et 8C) révèle ses réserves quant à l’enquête proposée qu’il finit par accepter en posant ses conditions (14 et 16C). Cet engagement difficile est finalement obtenu mais dans la seconde partie (79V à 86C), le comportement du particulier, uniquement réactif et minimal (80, 82, 84 et 86C), montre que son implication dans l’enquête est faible. Le coût du comportement final sera alors fortement ressentie et le client potentiel ne s’engagera pas.

Le particulier doit ainsi être suffisamment engagé par un comportement, sans quoi il n’acceptera pas ceux qui lui seront proposés par la suite. Il est également important que la décision de cet engagement ait été libre : « les sujets engagés dans un premier comportement librement décidé acceptant plus facilement une requête ultérieure allant dans le même sens, quoique notablement plus coûteuse. » (Beauvois et Joule, 1987 : 99). La réussite d’une procédure de pied-dans-la-porte est alors fonction de ce que Beauvois et Joule nomment la « soumission librement consentie ».

‘(…) soumission dans la mesure où le comportement réalisé est bien celui que l’intervenant attendait, librement consentie dans la mesure [où] les gens n’ont subi aucune pression et qu’ils ont à juste titre, le sentiment d’avoir agi de leur plein gré. (Beauvois et Joule, 1998 : 50)’

Et c’est bien cette soumission librement consentie qui explique le fait que la démarche se déroule jusqu’à la proposition d’achat de l’encyclopédie sans qu’une rupture ne vienne interrompre cette progression. Si le particulier n’exprime aucun étonnement de se voir placé dans le rôle de client potentiel après avoir été invité à répondre à une enquête, c’est bien pour deux raisons : ses décisions d’adopter différents comportements ont été libres, et la réalisation de ces actes a été continue.

‘On sait aujourd’hui que l’émission en toute liberté d’un acte peu coûteux rend plus probable l’émission ultérieure d’actes plus coûteux qui s’inscrivent dans sa continuité. De nombreuses techniques de vente reposent sur cette conséquence de l’engagement. Ainsi le fait de librement décider de recevoir en vision, durant quinze jours, le premier volume d’une luxueuse collection rend plus probable la souscription à l’ensemble de la collection. (Beauvois et Joule, 1987 : 82)’

Dans notre corpus, à ces deux comportements successifs, celui de consulter un ouvrage puis de l’acheter, s’ajoute celui d’avoir préalablement accepté de répondre à une enquête. La démarche est ainsi composée d’une succession d’engagements qui permettent au vendeur d’atteindre différents objectifs avant le but final de vendre l’encyclopédie au particulier. Lors de l’entrée en porte, il propose l’enquête et sollicite un accès à l’appartement du particulier puis, dans le courant de l’enquête, il conduit son interlocuteur à consulter une maquette de l’encyclopédie dont il fera une présentation argumentativement orientée. Enfin, après l’avoir amené à exprimer un avis favorable sur l’ouvrage, il proposera implicitement son achat. Plusieurs actes sont ainsi sollicités par le démarcheur dans des délais relativement courts puisque tout se passe à l’échelle de cette seule interaction qui unit un démarcheur, vendeur de profession, et un particulier, alors perçu comme un client potentiel.