1. Définition musicale

Avant toute chose, je renvoie le lecteur au texte présent en annexe qui est une reproduction de l’article de l’Encyploedia Universalis consacré au rock 20 . Celui-ci permet, outre une présentation globale des plus satisfaisantes sur l’histoire du genre, d’avoir en vue des grandes idées établies sur le rock. Il manque toutefois dans cet article des précisions qui me semblent importantes, notamment, pour bien comprendre les évolutions auxquelles le genre est confronté dans les années 90. Je vais donc faire un rappel musicologique rapide – car là n’est pas l’intérêt du sujet, et je ne suis d’ailleurs pas spécialiste – de l’identité basique du rock, tel qu’il est défini dans les ouvrages généraux s’attardant sur ces détails 21 .

Je commencerai par citer en premier lieu un critique anglais qui a donné, en réaction à la déperdition du rock au cours des années 90, une définition assez éclairante du genre :

‘A la naissance du rock'n'roll et de la culture pop, la musique ne comptait pour presque rien. Alors que tout le reste, tout ce qui entourait une chanson, la façon de la présenter, la moue du chanteur, la personnalité du guitariste, l'attitude du batteur, le contexte social, le style, ça oui, c'est ce qui nous a attirés quand nous étions des mioches, c'était le rock'n'roll. En deux mots : c'est pas ce qu'on fait, mais la façon dont on le fait. (…) [le rock’n’roll] c’était des bandes, des sensations de groupe, et une identité rebelle provocante, la seule défense positive contre un monde hostile : Et parfois, quand on avait de la veine, après avoir dansé avec Suzie, on couchait avec Suzie.  22

On le comprend à la lecture d’un tel texte, la musicologie ne saurait prétendre fournir une définition suffisante de la chose rock. Mais passer outre l’identité musicale du rock est tout aussi illusoire : il nous faut donc donner quelques points de repères musicaux, ne serait-ce que pour démontrer justement qu’elle est insuffisante pour définir le rock.

Le terme générique rock rassemble, dans le monde anglo-saxon, l’ensemble des musiques pop (rhythm’n’blues, rock’n’roll, pop music, hard rock, etc.) à destination du public des jeunes. Selon les occurrences, sont employés indifféremment les termes rock ou pop music : le deuxième est en fait le terme anglais, mais il est plutôt compris en France comme historiquement limité (des années 60 aux années 70). Hors cette limite, la musique pop rassemble tous les genres, de la musique de contestation sociale et politique à la variété la plus commerciale. Le terme rock lui est donc préféré parce qu’il refuse d’englober en son sein cette dernière catégorie, selon des prétextes qui souvent dépassent les seuls critères musicaux et que nous essaierons de découvrir.

La multitude de sous-genres qui constitue le rock empêche de donner une définition musicale à même de regrouper l’ensemble du terme : l’amateur ne peut que proposer soit une liste de ces variations autour du rock’n’roll originel (ce dont l’article présent en annexe s’honore très bien), soit une présentation technique du rock qui s’attarde sur son instrumentation la plus commune et sur sa structure musicale originelle (le rock’n’roll). La base instrumentale du rock se constitue du quatuor guitare/basse/batterie/chant (avec la possibilité de doubler certains instruments, souvent la guitare – l’une pour asseoir la rythmique, l’autre pour intervenir dans des solos basés sur l’improvisation instrumentale). Même si l’assise rythmique (basse/batterie) est la base du rock (la fameuse pulsation binaire), la guitare est l’instrument symbole du rock, l’objet de tous les fantasmes, présent dans les deux modèles musicaux (le rock’n’roll et le folk).

D’autres instruments peuvent intervenir dans la forme rock, même s’ils ne sont pas associés à son identité première. Par exemple : les claviers, qui se limitent au début à des citations du classique (soit autant de possibilités offertes d’étaler une virtuosité instrumentale éloignée de l’énergie première du rock 23 ). Si à l’origine, cet instrument ne fournit qu’un simple accompagnement mélodique (sous forme d’une nappe sonore ou de notes successives) capable d’improvisation à l’instar de tous les instruments basiques du rock, il prend une autre place avec l’irruption du synthétiseur au début des années 70, pouvant reproduire des sons existants ou en créer des inédits 24 . Le synthétiseur devient ainsi la source première de sons pour la décennie 70, allant jusqu’à devenir la seule pour la scène planante (notamment allemande) et incarner pour les générations suivantes toutes les erreurs et trahisons de l’époque vis-à-vis de l’identité originelle du rock. Autre apport issu du progrès technologique : l’échantillonneur, qui permet de sampler un extrait musical, c’est-à-dire d’isoler une phrase sonore présente sur un disque pour s’en resservir au sein d’une nouvelle composition. Cette technique de DJ, qui tient simultanément du cut (passage d’un disque à l’autre sur le même rythme – beat), du phasing (modulation du rythme d’une chanson), du détournement et du plagiat 25 , sera utilisée à partir des années 80 dans les deux genres musicaux émergeants, le rap et la techno 26 .

Plus que par son instrumentation, le rock se distingue des autres formes musicales dont il est issu (le blues et le jazz) par l’amplification électrique des sons. C’est en effet principalement la matière sonore amplifiée et travaillée (par des effets de distorsion ou des travaux sur bande) à la limite du bruit qui permet de distinguer le rock : il ne cherche pas à produire de belles notes 27 mais à créer du bruit et à essayer de le canaliser de la même manière que l’on cherche à canaliser sa violence. Cette primauté du bruit fait privilégier au rock l’énergie, la force, et l’affranchit ainsi des limites du jazz (qui jouent sur l’expressivité virtuose, ce qui peut devenir lassant pour les non-esthètes) ou du classique (qui recherche la pureté esthétique). Expressions de cette puissance, une place primordiale est laissée au rythme et aux sons graves qui marquent celui-ci 28 . Si le rock se partage entre mélodie, harmonie et rythme, c’est en effet ce dernier qui est le plus important, la base structurelle de cette musique.

La base mélodique du rock est la chanson, alternant couplets/refrains/couplets à partir desquels les musiciens peuvent développer des trames plus ou moins libres (basées sur la répétition ou sur l’improvisation), les ponts ou les solos. La voix sert tout autant de support à un texte originellement peu important 29 que de ligne mélodique censée représenter la chanson en son ensemble (elle doit être suffisamment forte pour être facilement mémorisable voire reprise par le public). La langue anglaise est privilégiée pour plusieurs raisons. Historique tout d’abord : le rock est d’origine américaine, et ses améliorations ont été le fait d’Anglais. Mais aussi phonétique : la langue anglaise est souple et concise, idéalement adaptée au rythme musical du rock et à la nécessaire condensation du texte qui l’accompagne. Cette association quasi indépassable entre langue anglaise et rock a interdit pendant des années aux artistes non anglo-saxons d’être reconnus comme pratiquant le rock (sinon en utilisant eux-mêmes cette langue au détriment de leur langue maternelle, comme par exemple le rock allemand) : ainsi en France le public est sommé de choisir entre rock anglo-saxon et chanson française 30 , sans qu’il n’existe d’entre-deux, de rock français crédible. Il faut noter que les interprètes sont souvent aussi les compositeurs, les auteurs du répertoire qu’ils jouent 31 . De ce fait, les artistes rock possèdent une réelle identité, en raison du style de leur interprétation mais aussi de leur style d’écriture 32 .

Maintenant que cette présentation musicologique est faite, je voudrais faire une rapide présentation de la scène rock des années 90. Les années 80  finissent avec le mouvement indie-dance, concentré autour de la scène de Madchester (Stone Roses et autres groupes de Manchester) qui s’éteint d’elle-même. La nouvelle décennie débute sous le signe conjugué du succès de plus en plus important du hard-rock (Guns N’Roses, Metallica) et de la place grandissante prise par le rap dans l’actualité rock. Les deux phénomènes sont pourtant éclipsés par la vague grunge, portée par Nirvana, qui s’éteindra avec son leader en 1994. L’amateur de rock se retrouve alors face à des courants musicaux rock passéistes : l’alternative rock américain qui se partage entre post-grunge (Garbage, Korn) et néo-punk (Green Day, Offspring), ou la brit-pop anglaise (Oasis, Blur) qui se réfère aux groupes locaux des années 60. Le rock semble ainsi s’enfermer dans un recyclage pouvant lasser des amateurs capables, grâce au Compact Disc, de se confronter directement aux influences citées.

C’est en cette période de doutes intenses sur le futur du rock que la scène électronique internationale, qu’elle soit diffusée dans les clubs (house) ou dans les raves (trance), accède à la reconnaissance médiatique et publique, d’abord sous la forme cool du trip-hop (Portishead, Massive Attack), puis plus rock du break beat (Chemical Brothers). En 1996-1997, le succès commercial est établi, notamment avec la scène french touch (Daft Punk), composée de jeunes artistes français qui imposent au plus large public (certes en la mâtinant de disco) une musique house jusque-là limitée au public spécialisé. La musique électronique semble alors effacer médiatiquement toute autre musique rock à l’instrumentation et à la construction classique : seul le post-rock parait momentanément proposer une solution à l’impasse dans laquelle le rock alternatif s’est enfermée en devenant le rock de la majorité. Enfin, avec le siècle nouveau vient l’acceptation de l’abolition de toutes les frontières musicales, à l’image des crossovers réussis (Moby et son mélange techno/blues) entre musique exigeante et réussite commerciale, rock et techno, etc.

Notes
20.

Annexes Document 1.

21.

Lesquels semblent tellement couler de source qu’ils ne sont même plus cités dans les études plus précises. Je me base en conséquence sur l’ouvrage le plus facile d’accès dans le cadre universitaire, le Que sais-je de Henry Torgue, La pop-music et les musiques rock. Torgue (1997).

22.

Cigarettes, Johnny, "Baudruches brit pour l’an 2000", Rock&Folk 368, avril 1998, p44-49.

23.

Cela sera le principal égarement du rock progressif, et provoquera la haine des punks puis de la critique spécialisée pour cet instrument.

24.

Cette facilité technique pose un nouveau problème : cette machine peut remplacer l’ensemble des instruments par une simple programmation, ce qui va à l’encontre des principes premiers du rock qui sont l’expression de l’énergie et de la sauvagerie juvénile (censément irréductible à une simple programmation technique).

25.

« ‘Le cut-up est une technique de recomposition qui n'implique pas forcément une création étrangère à l'opérateur du cut-up. Le détournement implique la préexistence d'une création antérieure mais se soucie avant tout de lui faire dire autre chose : le cut-up peut être aléatoire, le détournement presque jamais. Le plagiat, quant à lui, masque l’origine des emprunts, dissimule sa propre genèse. Il donne de l'ancien pour du neuf et joue essentiellement sur l'usurpation d'identité. Le sampling est au-delà de l'emprunt et en-deça du plagiat : il est interstitiel.’ ». Tordjman, Gilles, "Sept remarques pour une esthétique du sample", Technikart 20, mars 1998, p58-59.

26.

L’un des représentants du genre, Fatboy Slim, explique ainsi que « ‘chaque morceau contient des dizaines d'extraits d'autres chansons, une bribe de mélodie, une ligne de guitare, un coup de caisse claire... si savamment coupés-collés, tordus, maquillés qu'ils en deviennent méconnaissables.’  » Rigoulet, Laurent, "Recherché pour détournement de sons", Libération, 5 décembre 1998, p.31.

27.

Une note étant un son musical à la durée précise, « ‘un son ayant une hauteur dans l’échelle de gamme et une durée particulières’ ». Torgue (1997), p43-44.

28.

Gros rythme et grosses basses : les bases du rap et de la techno appartiennent bien au rock.

29.

Et qui selon certains commentateurs n’est pas le caractère le plus signifiant de la musique rock. Ainsi Paul Yonnet considère la culture rock comme un langage international de reconnaissance pour la jeunesse, essentiellement non verbal :le son en lui-même apparaît plus important que le sens, « ‘les guitares sont plus douées d’expression que les mots, qui sont vieux (ils ont une histoire), et dont il y a lieu de se méfier ».’  Idée qu’il développe dans une étude plus récente en considérant les mots du rock libérés de la contrainte immédiate de sens, ce qui induit une nouvelle économie des relations entre paroles et musiques. La chanson rock ne doit pas raconter d’histoire, mais une suite d’impressions et d’impulsions d’où résulte un climat (notions largement étrangères à la tradition culturelle occidentale, d’où leur difficulté à s’installer). Yonnet (1985), p.141-203 et Yonnet (1999), p. 133-176.

30.

La chanson française se sépare en deux catégories : la musique de variété directement issue des tours de chant du music hall, où n’est proposé qu’un message de divertissement ; la chanson française au sens noble du terme, qui met en musique poésies ou textes engagés (les intellectuels s’intéressant à ce média populaire pour faire passer leur message : Aragon par exemple accepte avec enthousiasme la mise en musique de ses vers) ou qui crée son propre répertoire en privilégiant la beauté du texte aux arrangements musicaux (Brel, Ferré, etc.). La chanson française digne de ce nom a ainsi instauré une prétention littéraire au texte, modèle auquel ne répond pas le rock des origines. Dès lors, le rock en France sera relégué au niveau de la chanson de music-hall, de pur divertissement qui ne veut rien dire, même au moment où il prétendra fournir une véritable contre-culture. Si les années 50-70 marquent l’apogée de la chanson française, elle finit par être dépassée par la musique de variété qui imite et affadit la pop anglo-saxonne, oubliant conformément à son modèle étranger l’exigence textuelle de la chanson française.

31.

Ce qui peut aussi être une différence notable avec la musique de variété au sein de laquelle les chanteurs sont souvent uniquement des interprètes : les yéyés qui prétendaient aux titres de rockers français ne proposaient souvent qu’une adaptation des succès anglo-saxons du genre.

32.

Notons que si la voix du chanteur est souvent le signe distinctif d’un groupe, donc de son identité rock, l’ajout de chœurs a tendance à rapprocher la chanson de la variété, tout comme les arrangements dus à un grand orchestre. La forme rock est ainsi l’affaire de peu de choses, une certaine sobriété instrumentale pouvant être la marque de l’identité rock face à la variété.