b. Reconnaissance de la jeunesse

Cette expansion mondiale de la culture de masse s’accompagne d’un phénomène non moins international : la reconnaissance d’une nouvelle identité sociale, celle de la jeunesse. Edgar Morin encore (il est l’un des premiers en France à s’intéresser à ce phénomène) rappelle que la catégorie anthropologique de l’adolescence est historiquement déterminée : c’est à partir des années 50 que les individus qui sortent de l’enfance acquièrent un pouvoir d’achat autonome (ils n’ont plus à reverser leur salaire à leurs parents, ou reçoivent même de l’argent de poche) qu’ils peuvent consacrer à des achats principalement culturels (récepteurs radio, lecteurs de musique, sorties au cinéma, automobile pour posséder une plus grande liberté de mouvement). Les jeunes issus du baby-boom (précisément ceux nés dans les années 40, qui profitent de la croissance économique pour prolonger plus massivement leurs études) deviennent ainsi les premiers consommateurs de cette culture de masse. La logique capitaliste qui gouverne l’industrie du loisir pousse alors celle-ci à se tourner prioritairement vers leurs désirs : la musique en est la première bénéficiaire (avec le cinéma, qui a à subir la concurrence de la télévision auprès des adultes), notamment le rock’n’roll qui devient leur musique privilégiée au cours des années 50.

Les jeunes se réunissent ainsi autour d’une culture commune exprimée à travers musiques, films, livres, revues, partageant idées, sentiments, valeurs, et donc souvent comportements. Ils adoptent des codes entre eux, vestimentaires ou de langage, que les adultes ne comprennent pas. Les adolescents se retrouvent en effet de plus en plus souvent regroupés entre eux, dans les établissements scolaires ou universitaires (les couches moyennes et une part des couches populaires y accédant nouvellement) mais aussi hors des heures de cours ou de travail, lors de sorties au cinéma, en concert, en dancing. Le sentiment d’appartenance à sa bande d’amis se fait plus fort que le sentiment familial, ce qui crée l’idée d’une identité générationnelle dépassant les critères sociaux.

Cette nouvelle liberté apportée par la croissance économique amène les adolescents à rejeter un monde des adultes qui apparaît de plus en plus étranger à leurs préoccupations. Ce qui pousse certains d’entre eux à exiger une plus forte indépendance, à revendiquer une sorte d’émancipation où ils seraient les égaux des adultes en droit et en liberté. Cette demande d’autonomie pousse certains observateurs à considérer le phénomène sous l’angle du phénomène social. Paul Yonnet par exemple, vingt ans après les faits, en donne une interprétation généralisante : il considère que l’adolescence ne peut être définie ni comme une classe sociale (les adolescents ne partagent pas en effet de situation identique par rapport à la sphère économique ), ni comme une classe d’âge (l’âge en soi n’a aucun effet générateur sur les phénomènes sociaux créés, d’autant que les frontières de l’adolescence demeurent imprécises, pouvant commencer à onze ans et se poursuivre jusqu’au seuil de la trentaine ). Il préfère à ces classifications des notions plus conséquentes : ‘«’ ‘ Bien plus qu’une classe d’âge, bien plus qu’une classe sociale, l’adolescence se présente comme une ethnie internationale, une nation cosmopolite, un continent avons-nous déjà dit, ou mieux un peuple, comme on parle du peuple noir, ou comme l’on parlait du peuple algérien dans les années cinquante-soixante (problème de leur unité culturelle). ’ ‘»’ ‘ 38Ce peuple international serait de plus suffisamment composite pour trouver en lui les ressources et ruptures nécessaires à son renouvellement (ces dernières pouvant prendre la forme d’oppositions sur le strict plan musical).

La principale objection faite à ce type d’analyse d’un peuple jeune des années 60 regroupé autour du rock se base sur le fait que plusieurs études de terrain rendent compte du caractère fantasmatique d’une telle association. Si le phénomène de la culture jeune est présenté comme un mouvement général, mondial, il faut quelque peu restreindre ces propos lorsque l’on observe plus attentivement le cas de la France. Car si la jeunesse internationale se définit par un partage d’attitudes et de goûts communs 39 , la jeunesse française peut difficilement se réclamer de cette association : le rock anglo-saxon est assez difficile d’accès dans les années 60 formatrices, ceci au profit de versions francisées et adoucies par les Yéyés et préférées par la majorité des adolescents. L’étude de Camilleri et Tapia 40 nous rappelle ainsi qu’en 1968 la jeunesse contestataire n’était qu’une infime minorité de la jeunesse française. Même si l’impression régnait d’un renforcement ‘«’ ‘ au sein d’une fraction assez large de la jeunesse, (...) d’une identification générationnelle assez forte, parfois exacerbée au point de submerger les différences d’origine sociale et les oppositions idéologiques ’ ‘»’, et ce au point de croire à une opposition idéologique entre les générations, ‘«’ ‘ rien de tel n’existait et cela d’autant moins que la jeunesse restait au fond assez morcelée et attachée dans son ensemble aux institutions fondamentales de notre société. Dans sa masse (il s’agit de la jeunesse la moins marginale, la plus enculturée, celle qui détient les clés de l’avenir) elle est apparue légaliste, bien que nettement réformiste-progressiste ’ ‘»’. Parallèlement, seulement 40% des jeunes déclarent écouter du rock à l’époque. On ne peut ainsi parler de jeunesse française participant pleinement au mouvement international, ni même de jeunesse française uniforme : la culture rock existe dans la France des années 60 et a ses adeptes, mais ces derniers ne sont qu’une minorité.

Notes
38.

Yonnet (1985) p.187.

39.

Et encore. Andy Bennett rappelle que si les années 60 semblent depuis les années 90 pratiquer la rébellion de masse et écouter la pop music la plus contestataire, c’est parce qu’elles oublient que cette rébellion dans les pays anglo-saxons n’était le fait que d’une minorité médiatisée. L’image de la jeunesse rebelle des années 60 n’est que la généralisation de comportements loin d’être suivis par la masse des jeunes de l’époque. Bennett (2001).

40.

Camilleri, Tapia (1983)