c. Une culture rebelle, une contre-culture

Ces restrictions posées, il nous faut présenter les origines de l’association culture des jeunes = culture rock = culture de la rébellion. Ici la thèse de Bertrand Lemonnier 41 sur l’Angleterre des Beatles nous aide à resituer historiquement les raisons de la propagation de cette idée. Ce phénomène de réunion des termes de jeunesse rock et rébellion se serait déroulé en trois temps :

55-63. Une partie de la jeunesse (les beatniks, les teddy boys, les rockers) rejette la culture classique qui semble inapte à répondre à ses interrogations sur la vie. L’idéal de consommation que propose la société d’abondance (et que la génération précédente qui a connu les temps difficiles de la guerre adopte) ne la satisfait pas. Mais pour l’instant, ce phénomène est une simple sous-culture 42 à la culture de masse, à ses références culturelles classiques apprises dans les institutions scolaires, seulement partagée par une minorité (la plupart des jeunes ne portant d’intérêt au rock que le temps de leurs études, l’oubliant une fois entrés dans la vie active).

63-65. La jeunesse accède à une reconnaissance planétaire avec les Beatles. En effet, l’exemple de leur succès donne ses lettres de noblesse à la musique populaire et intègre la jeunesse dans le tissu économique et social. Celle-ci ne rejette plus une société qui est définitivement sortie du rationnement hérité de la seconde guerre mondiale : en proie à un nouvel optimisme elle cherche au contraire à profiter de la société d’abondance, à y trouver des sources d’amusement mais aussi de reconnaissance (même si le monde des adultes n’est plus le leur). La passion provoquée par la musique pop 43 et les modes qui y sont associées, parvient à créer un sentiment collectif de participer à une même culture, en faisant oublier ce qui séparait jusque-là les jeunes (l’esprit de bande, les différences sociales, géographiques, scolaires). C’est une nouvelle culture qui se crée, la culture pop 44 , qui diffuse auprès de ses membres un hédonisme qui met à mal les valeurs sociales adultes.

67-70. La culture pop connaît un développement international et subit l’influence des campus américains : diffusion des idées beatniks, de la contestation de Bob Dylan, des expérimentations de drogues. La mondialisation de la protestation contre la guerre du Viêt-nam, qui à l’origine ne touchait que les étudiants américains susceptibles d’être appelés sous les drapeaux, démontre cette internationalisation d’une sous-culture originellement localisée. La rencontre de cette sous-culture d’opposition (le beat) et d’une culture grandissante (le pop) crée une véritable culture d’opposition, une contre-culture 45 incarnée par les hippies californiens, qui associent contestation étudiante, influence beatnik et culture pop. La musique devient le principal média d’une révolte contre la société, cherchant une voie entre action politique et action esthétique. La contre-culture de la jeunesse attire même à elle de nombreux artistes ou intellectuels fascinés par ce qui apparaît comme un véritable renouveau civilisationnel. C’est ainsi que la culture pop devient la culture rock, toujours basée sur la musique et les modes l’accompagnant, mais souhaitant dépasser les caractères pop 46 que sont l’éphémère, le superficiel, le ludique et le sans prétention. Culture des jeunes, culture rock et culture de la rébellion se confondent dès lors, et l’association thématique perdure encore.

La culture rock transformée en contre-culture, on attend de celle-ci qu’elle propose non plus seulement de la musique mais aussi ce qui pourrait s’apparenter à un programme politique. Erik Neveu s’est attaché à analyser quel était le programme idéologique original de la pop music à la fin des années 60 47 . Même s’il précise a posteriori dans sa participation à l’ouvrage Rock de l’histoire au mythe que cette idéologie ne touche qu’une partie de la jeunesse française, celle des étudiants et lycéens, il découvre dans l’analyse des textes de chansons une remise en cause des valeurs de la famille et de la société de consommation.

En effet, le moyen d’expression le plus simple pour le rock reste le texte, plus que la source sonore seule (qui peut néanmoins être signifiante à l’exemple du free jazz). Si le rock devient un média au cours des années 60, sa forme privilégiée (la chanson) permet à l’artiste de parler directement à l’auditeur de son expérience ou de son opinion et de l’inviter à la suivre ou d’y réfléchir à son tour. Les idées ne sont pas explicitées théoriquement mais présentées sous forme d’exemples, d’illustrations issues de l’expérience individuelle ou de l’observation de la vie quotidienne. Une autre forme d’expression par le texte prend la forme de l’écriture poétique, où l’association de mots apparemment dénuée de sens l’est en fait volontairement, dans un désir justement de démontrer l’absurdité du sens commun de la société occidentale. Les propos analysés sont ainsi généralement dénonciateurs de la solitude et du « vieillissement » (respect obligatoire des individus et de leurs propos sur la seule autorité de leur âge, activités sociales entièrement tournées vers les seuls désirs adultes) imposés par la société, et plus généralement de toutes les atteintes à la liberté individuelle, de la religion à la répression d’état en passant par les méfaits du libéralisme.

Ces idées de la pop sont diffusées internationalement par la réussite commerciale de la musique et la médiatisation de ses musiciens. David Buxton 48  remonte aux origines du rock pour démontrer le processus : ‘«’ ‘ Presley, qui créa l’image de base de la star de rock and roll, dissémina l’image du rocker (blouson noir) bizarre, réprouvé, nihiliste. Ce qui est important à propos d’Elvis’ ‘ Presley, c’est jusqu’à quel point il incarna un style culturel à travers son image et le dissémina grâce à son propre charisme. Les stars de rock and roll qui portaient les modes inventées par leurs fans fournissaient des symboles pleins de sens pour les subcultures des jeunes. Ainsi la star ne joue plus seulement la star, en relation traditionnelle avec son public, mais est symbolique, sous sa forme humaine, d’idées sociales plus vastes. ’ ‘»’ ‘ 49 ’ La star du rock possède ainsi un rôle idéologique pour la nouvelle classe sociale de la jeunesse et pour la nouvelle culture qu’elle semble partager.

Edgar Morin a explicité à propos du modèle cinématographique hollywoodien le travail idéologique qui est à l’œuvre derrière les stars de la culture de masse 50 . La star est en effet érigée en modèle de société, dont les admirateurs ou même les simples spectateurs veulent reproduire le mode de vie. La star devient ainsi la nouvelle norme sociale. Un même processus est en œuvre dans le rock, où la star se présente à ses auditeurs comme incarnation de valeurs nouvelles, d’un nouveau mode de vie. Mais le rock veut proposer plus que des stars (dont le terme est trop associé à la société de consommation ou à la musique de teenagers sans conscience contre-culturelle) : il désire présenter d’authentiques mythes pour diffuser son idéologie.

Les propos du théoricien hippie Jerry Rubin rejoignent ainsi ceux de Morin sur le rôle idéologique des stars, mais lui préfèrent le terme de mythe. 51 Un mythe est ainsi compris comme la reconnaissance par un groupe d’individus d’une vedette médiatique en tant que symbole et propagateur des valeurs idéologiques de ce même groupe. Les personnages mythiques de la culture pop forment donc les exemples que tous les jeunes suivront, aux valeurs que tous appliqueront, à la puissance évocatrice que tous partageront. ‘«’ ‘ Le mythe devient réel quand il offre aux gens une scène sur laquelle ils viennent jouer leurs rêves et leurs désirs. (...) Le mythe fait la révolution. Marx est un mythe. Mao aussi. Bob Dylan’ ‘ est un mythe. (…) Les gens essaient de réaliser le mythe ; c’est là qu’ils tirent le meilleur d’eux-mêmes. ’ ‘»’ Le mythe rock doit être exemplaire en ce qu’il ne se contente pas de présenter des valeurs nouvelles, mais en ce qu’il appelle la mise en pratique de celles-ci par tout adepte. 52

La pop et ses représentants se fantasment ainsi comme révolutionnaires, mais sans pour autant se risquer à proposer de programme politique à proprement parler : la pop est pour cela beaucoup trop individualiste (ce que traduit son besoin d’incarnation) mais aussi pessimiste. Elle se contente donc de professer un retrait de la vie sociale comme solution à ces difficultés. Le désir de s’échapper de la dure réalité sociale sombre souvent dans un certain onirisme, un désir d’évasion par le voyage, le mysticisme ou l’utilisation de drogues. Le rock fuit face à la réalité sociale, déclarant que la vraie vie est ailleurs, notamment dans la sphère individuelle ou communautaire où peut se pratiquer la libération du corps (par le sexe, la drogue, le rock’n’roll). La pop présente ainsi non pas des propositions concrètes de politique sociale, mais une politique existentielle traduite par des pratiques festives, antirationalistes. Le programme pop se résume ainsi au choix d’une nouvelle élite (les stars du rock) de se séparer des contingences du monde pour sombrer dans la décadence. La position révoltée de la pop apparaît ainsi plus tributaire d’une tradition romantique que marxiste, au sein de laquelle la révolution est plus envisagée dans une optique artistique que sociale 53 .

La pop n’est ainsi pas créatrice de projets, et se contente d’un rôle de critique. Elle ne présente qu’une politique d’opposition, et non pas de propositions. Ce qui remet en cause son identité révolutionnaire. Le Que Sais-Je consacré à la musique pop révèle ainsi l’époque de sa première rédaction en s’inscrivant dans la lignée des interrogations de la contre-culture des années 70 et en s’interrogeant : « ‘la rock-music est-elle ’ ‘"’ ‘révolutionnaire’ ‘"’ ‘ ?’ » 54 . Le rock présente en effet un paradoxe : il se prétend révolutionnaire, critique les valeurs du système capitaliste, et l’est effectivement grâce à sa médiatisation qui lui permet de diffuser la subversion ; mais dans les actes, le rock est contre-révolutionnaire en fournissant un cadre d’excitation individuelle à la portée limitée, où l’énergie de la masse potentiellement révolutionnaire s’épuise dans une satisfaction seulement esthétique – et donc sans conséquence pour le système.

Le rock se contente donc de ce que Eve Chiappello et Luc Boltanski appellent la critique artiste dans leur Nouvel esprit du capitalisme. 55 La critique politique de gauche doit par essence dénoncer les rapports de domination et d’exploitation sociales. Elle prend depuis le XIXesiècle deux formes : celle de la critique sociale, émise par les partis ouvriers pour dénoncer l’inégalité sociale, les conditions de travail, le patronat, etc. ; et celle de la critique artiste, émise par des intellectuels et des artistes connaissant la vie de bohème, et visant principalement à dénoncer la bourgeoisie et, au-delà, la modernité placée sous le signe économique (la marchandisation, la massification, le manque de liberté individuelle dans la société industrielle, etc.). Il devint commun (du fait du rapprochement de nombreux artistes et intellectuels avec les idées socialistes) d’associer politiquement la critique de l’exploitation des ouvriers et celle de l’académisme artistique, même si ce rapprochement n’était pas effectif. Les valeurs « artistes » (transgression sexuelle, art d’avant-garde) n’étaient pas les valeurs « sociales » ouvrières (proches du conformisme bourgeois) dont les préoccupations de toute façon n’intéressaient que peu les premiers. Chaque partie se contente pourtant de son champ d’action : la subversion « artiste » du rock ne connaît que des conséquences culturelles, ce qui est insuffisant pour entraîner de grande conséquence sociale. La contre-culture rock est ainsi contre-révolutionnaire par son désintérêt pour la critique sociale.

Notes
41.

Lemonnier (1994).

42.

Une sous-culture est une formation socio-culturelle qui existe telle une enclave au sein d’une plus large société. C’est une culture développée par des groupes en réponse aux systèmes de pensée dominante, qui cherche à résoudre les contradictions de leur présence dans un contexte social plus large. Une sous-culture est ainsi pour les sociétés occidentales de la seconde moitié du 20e siècle une extension (ou une opposition) à la culture de masse, qui permet de se forger une identité hors des origines sociales ou culturelles. Elle sert à la jeunesse à se construire une identité hors des restrictions de classe et d’éducation.

43.

Le terme de pop était initialement utilisé pour la musique écoutée par les adolescents anglais. Mais il renvoyait aussi au mouvement artistique d’avant-garde né à Londres et à New York, le Pop Art, qui trouve son inspiration dans la consommation de masse, populaire (dont pop est l’abréviation). L’un de ses représentants, l’Anglais Richard Hamilton, propose en 1956 une toile (Qu'est-ce qui fait que les intérieurs d'aujourd'hui sont si différents, si séduisants ?) faite de collages de biens de consommation divers, que ce soit des médias (radio télévision bd etc.) ou autres objets (habits, meubles, etc.) : cet art se sert de la culture de masse dans un sens critique, non pas pour la dénigrer mais pour signifier son accession au statut de nouvelle norme esthétique. Logiquement, la musique, source de nouveaux mythes et de nouvelles figures, est englobée parmi les objets qui intéressent ces artistes. Richard Hamilton propose en 1956 une définition de ce qui est pop : le pop est populaire (conçu pour une audience de masse), à court terme et d'un oubli facile, bon marché, produit en série, destiné à la jeunesse, spirituel, sexy, truqué, séduisant, lié au big business. Bertrand Lemonnier dans sa thèse nous démontre que la pop musique telle qu’elle est présentée par les Beatles correspond point par point à cette définition du pop : un de leurs premiers succès, Please please me (1963), est populaire (elle a effectivement une audience de masse, grâce à la radio, la télévision, le disque), éphémère et vite oubliée (quelques semaines après avoir été en tête des hit-parades, elle est remplacée par une autre chanson), bon marché (à travers le support du 45 tours), produite en série (des millions d'exemplaires), superficielle (textes sans prétention, harmonies simples), véhiculée par des chanteurs jeunes, spirituels, sexy et séduisants (les Beatles sont tout cela à la fois au début des années soixante), liée enfin au business (la multinationale du disque EMI). Ce qui fait dire à Lemonnier que les Beatles, et par-delà les autres représentants de la pop musique, sont non seulement des représentants de l'art pop, au même titre que les peintres et autres artistes affiliés à ce mouvement, mais qu’ils sont carrément devenus l'art pop. Avec le succès international de cette musique, le mot pop devient un mot du langage courant, qui accède au statut de culture sociologiquement analysable.

44.

Certains y voient une culture globale issue du désir adolescent satisfait par la société technologique et médiatique nouvelle, d’autres une multitude de sous-cultures réunies autour de la musique rock.

45.

Une contre culture ayant pour fonction d’offrir une tribune à ceux qui prônent une autre manière de vivre et d’organiser la société, notamment par la musique.

46.

Ceux définis par Hamilton en 1956 dans une précédente note de bas de page.

47.

Neveu (1975)

48.

Buxton (1985).

49.

idem, p.68-69.

50.

Morin (1972).

51.

Il écrit dans Do It : « ‘Les mythes proposent à la jeunesse un modèle auquel elle peut s’identifier. Les mythes de l’Amérike ’[le K fait référence à celui du Ku Klux Klan, symbole de l’Amérique puritaine] ‘– de George Washington à John Wayne en passant par Tarzan et Superman – sont morts. La jeunesse amérikaine doit créer ses propres mythes (pour) créer une nouvelle civilisation sur les ruines de l’ancienne qu’[elle] est en train de démolir’ ». Rubin (1973) p.82-83.

52.

Ainsi, le mythe rock relève plus du rôle idéologique de la star défini par Edgar Morin que du mythe social dénoncé par Barthes. Mais cette utilisation sémantique est aussi la résultante de plusieurs éléments. Certaines approches du rock voient en effet dans cette musique une nouvelle religion : les concerts des années 60 sont ainsi interprétés comme les rites nouveaux d’une société nouvelle, qui a donc besoin de mythes dans le sens ethnologique du terme. Ainsi pour Dan Graham, la mythologie rock aura commencé avec une configuration particulière du phénomène de la star : la rock-star morte, figée dans un éternelle adolescence. « ‘Eddie Cochran écrivit cette chanson sur trois rock-stars. Buddy Holly, Richie Valens et The Big Bopper, qui moururent tragiquement dans un accident d’avion alors qu’ils se rendaient à un concert. La mythologie du rock a commencé là, avec la canonisation d’une rock-star morte au firmament néo-religieux, le Ciel de l’Adolescence. Le nouveau paradis du rock adolescent, un royaume céleste, ne connaît pas d’enfer pour le châtiment des pêchés. (...) Dans le paradis des jeunes, l’adolescence est un état éternel. Les adolescents sont des « adolessanges » qui ressemblent à des anges (...).’ » Graham (1993) p294.

Autre explication : la presse française pop avait besoin, dans une France des années 60 où le n’est qu’une sous-culture tue par les médias (sinon pour la dénoncer), de stars capables de réunir un public dispersé mais réuni autour des valeurs contestataires (et donc réfutant le caractère marchand de la star). C’est la raison pour laquelle les critiques vont créer des mythes du rock, figures emblématiques de ce mouvement culturel en proie à des difficultés d’expression en France.

53.

David Buxton relève ainsi que « ‘les valeurs de la contre-culture étaient, en grande partie, tirées du romantisme du XIXe siècle, époque où les artistes s’opposaient aussi à la commercialisation de l’art’. »In Buxton (1985) p.126.

54.

Son auteur s’excuse d’ailleurs de cette problématisation au sein de ses mises à jour. Il précise : « Cette question, adoptant une formulation chère aux années soixante-dix, pourra sembler dépassée ; et il est vrai que la problématique révolutionnaire est sortie de l’avant-scène du débat politique dans les démocraties occidentales. » Torgue (1997) p101.

55.

Boltanski, Luc et Chiapello, Eve, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, NRF Essais, 1999. Ces éclaircissements qui résument les grandes lignes de l’ouvrage sont tirés de l’entretien de Luc Boltanski accordé aux Inrockuptibles. Bourmeau, Sylvain, "A gauche, la fin des utopies", Les Inrockuptibles 348 (24 juillet 2002), 18-21.