Autre source d’interrogations sans fin pour les tenants de l’identité rebelle du rock : le rock peut-il réellement prétendre être révolutionnaire dans ses propos alors que ces derniers sont diffusés par ceux qu’il dénonce (l’industrie du disque comme représentants de la société marchande 56 ). Ces critiques contre-culturelles semblent oublier le fait que la pratique du rock en tant que telle est nécessairement inscrite dans un processus économique. Le disque est le principal produit commercial autour duquel est organisée l’industrie musicale depuis les débuts du genre. Il occasionne, par la comparaison aisée entre les chiffres de ventes, une concurrence entre les groupes, un rapport direct du commerce avec la pratique rock. Surtout, pour que le musicien puisse proposer à son public un disque, il y a tout un lot d’impératifs économiques : achat d’instruments, organisation de concerts, association avec un directeur artistique, contrat avec une maison de disque, enregistrement dans un studio, diffusion radio et télévisée, opérations promotionnelles, etc.
Le rock a depuis ses origines eu à s’associer avec le show-business. L’accès au studio d’enregistrement demande un investissement que seuls des producteurs professionnels pouvaient à l’origine permettre. La sophistication grandissante des arrangements de la pop musique ont ainsi demandé de plus en plus de frais au sein des studios. Si avec les années et notamment avec le punk les autoproductions deviennent plus accessibles aux artistes en devenir, il faut attendre les années 90 pour que les évolutions technologiques, notamment la microinformatique, permette à tout un chacun de disposer de l’équivalent d’un studio chez soi (ce que la génération techno appelle les home-studio).
Malgré la somme de ces investissements pour la plupart nécessaires, le public aimerait ne pas avoir à payer pour écouter de la musique, en réclamant tout au long des grandes heures de la contre-culture les concerts et les disques gratuits 57 . Ce sentiment était renforcé par les propos des musiciens rock, qui dénoncent dans leurs chansons l’argent qui corrompt tout. C’était pourtant les mêmes qui demandaient à être payé pour leur art : il y a ainsi une rupture entre les thèmes énoncés et les impératifs commerciaux. Le rock est un produit solvable, une marchandise, qui rentre dans le rapport production / consommation. Il est ainsi nécessaire de dépasser les vieilles limitations de la théorie critique pour analyser une part d’identité du rock que les habitudes contre-culturelles ont voulu nier : le rock n’est pas indépendant des logiques économiques, il fait intégralement partie de la société de consommation. Le rock est une industrie, et à ce titre est aussi soumis à des données économiques quantifiables 58 .
L’étude de Catherine Chocron, « Les enjeux économiques du rock », dans Le rock. Aspects esthétiques, culturels et sociaux, 59 rappelle ainsi que la musique rock était inscrite dès ses origines dans une logique économique : à partir des années 50, l’écoute du rock devient une caractéristique permanente de la jeunesse, laquelle crée par conséquent un marché viable. C’est donc dès cette époque que, pour répondre à la demande du marché de la jeunesse, le rock est entré dans un processus d’industrialisation qui le transforme en produit culturel. Tony Palmer 60 donne une anecdote dans en ce sens : l’industrie musicale américaine des années 50 ne comprenait pas le rock’n’roll, ‘«’ ‘ mais si les gosses aimaient ce bruit absurde, le devoir de l’industrie était de les alimenter jusqu’à ce qu’ils soient gavés. Les maisons de disques commencèrent à engager des chanteurs de ’ ‘«’ ‘ rock ’ ‘»’ ‘ en masse. ’ ‘»’ ‘’ ‘ 61 ’.
La place de l’industrie n’est évidemment pas sans conséquence dans le domaine artistique : une place primordiale est donnée au chanteur au sein du groupe (lorsque celui-ci n’est pas relégué au simple rôle d’accompagnateur) car c’est lui qui doit focaliser l’attention du public et est susceptible de devenir une star selon les modèles établis de l’industrie culturelle 62 . David Buxton rappelle ainsi que la mise en place d’un star système par l’industrie de la musique populaire était une nécessité économique : ‘«’ ‘ La standardisation des disques exigeait un star-système. Moins coûteux, les chanteurs présentaient pour le capital l’avantage de permettre la standardisation de la production de disques. Avec les musiciens ’ ‘«’ ‘ disciplinés ’ ‘»’ ‘ de la maison jouant des arrangements standardisés, on a pu sortir des disques standardisés au niveau musical mais ’ ‘«’ ‘ individualisés ’ ‘»’ ‘ par la personnalité d’un chanteur. Le star-system a permis une certaine stabilité, nécessaire dans un marché croissant où il fallait prévoir un chiffre de ventes. ’ ‘»’ ‘ 63 ’ Car une production en série, comme celle dans laquelle s’est lancée l’industrie du disque (l’œuvre originale dans le rock reposant sur disque, le concert n’en étant que la reproduction), nécessite une consommation de masse. Catherine Chocron énonce sans détour cette inscription dans la logique marchande : ‘«’ ‘ L’objectif de l’élaboration d’une star par une maison de disques est avant tout de s’assurer une garantie de vente de disques sur le nom de la star, marque déposée, indépendamment du contenu du disque. ’ ‘»’ ‘ 64 ’ Pour la contre-culture c’est le signe de la dégénérescence de la pop, la manifestation de son alignement sur le statut de marchandise. Mais aussi la raison pour laquelle elle prétendra, petite victoire sémantique, présenter des mythes et non pas des stars. La contre-culture s’est ainsi révélée plus propice à construire des mythes autour de l’association rock/jeunesse/rébellion qu’à mettre effectivement en pratique ses préceptes.
Laquelle résout facilement le paradoxe. Si la société marchande peut répandre des idées plus ou moins subversives en les diffusant via ses structures commerciales, elle peut aussi réprimer la contestation en refusant de vendre ces produits subversifs ou en interdisant les festivals et concerts de rock (tel que cela fut le cas en France sous Pompidou). Mais plus généralement, elle surmonte le problème en favorisant une pop music élaborée par ses soins et dénuée de toute subversion. Plus subtil encore, elle présente la pop au même rang que d’autres genres de musique, espérant qu’un processus d’assimilation au simple divertissement ou à l’art musical à la seule importance esthétique aura lieu, afin que soit séparé dans le rock forme musicale et contenu politique.
Le public français s’était ainsi distingué au festival de l’Ile de Wight en 1970 en cherchant par tous les moyens à ne pas payer les droits d’entrée. Ce problème prend une nouvelle actualité avec les évolutions technologiques d’Internet et du copieur de CD.
Comme le rappelle Bertrand Lemonnier, avant d’être une culture, la pop a été une industrie : en 1961 la jeunesse britannique dépensait £ 830 millions par an en produits de divertissement, soit 10% des dépenses de consommation de la population et 5% des dépenses nationales. Un véritable "marché jeune" (youth market), dans lequel les loisirs tiennent une place importante, se crée : la "culture jeune" (youth culture) de cette époque n'est donc pas encore culturelle, mais socio-économique. L’industrie du divertissement, du loisir et du paraître devient très rentable, entièrement tournée vers les besoins d'une nouvelle classe sociale dépensière, avide de plaisirs et de libertés (danser, s'habiller autrement, se maquiller, aller au cinéma, au café, faire du scooter, etc.).
Chocron (1994) p. 109-140.
L’ouvrage de Tony Palmer, All you need is love, replace le rock dans l’histoire de la musique populaire anglo-saxonne. Ce faisant, il permet à son lecteur de mieux saisir les déterminations économiques qui ont toujours inscrit la musique comme produit de consommation, inscrivant notamment la constitution d’Elvis Presley en tant que vedette et symbole du rock naissant dans une vision plus réelle que celle de son mythe (son succès n’est pas uniquement dû à ses seules qualités artistiques mais aussi à de multiples arrangements commerciaux entre professionnels du spectacle). Cf. Palmer (1978).
Palmer (1978) p.224-229.
Le star-system est originellement créé par les studios hollywoodiens au cours des années 20. Comprenant que les comédiens sont des objets de fascination pour le public, que la présence de tels acteurs incarnant ses fantasmes est une condition nécessaire de son adhésion, le culte des vedettes est érigé en système par les studios de cinéma, qui bâtissent en conséquence des films autour de leur présence (logiquement suffisante pour assurer le succès de la production). Les stars apparaissent alors comme entièrement modelées par les désirs des studios, soit comme inaccessible, soit comme proche du public, selon les archétypes en vigueur dans la mythologie du moment (le latin lover, le héros buriné, un modèle en remplaçant un autre sans autre forme de procès). Le star-system repose aussi sur la mythification du mode de vie des acteurs et sur la médiatisation de leur frasques privées. Mais les contraintes économiques demeurent sur les acteurs livrés aux feux des projecteurs : les stars sont constamment entre l’adulation du public et la peur de sa désaffection, qui signifierait la fin de leur train de vie assuré par les studios tant qu’ils restent rentables. Si les stars signent des contrats fructueux avec d’énormes salaires, ils sont aussi soumis à de fortes contraintes : ils ne possèdent aucun contrôle artistique (c’est le studio qui décide des choix de rôles), la star est la propriété des studio. Le star-system connaît son apogée entre les années 20 et 40, mais décline avec les studios hollywoodiens lorsque la télévision américaine apparaît, ce qui coïncide avec la professionnalisation des acteurs qui s’adjoignent les services d’agents et d’avocats et demandent de contrôler leur carrière.
Buxton (1985) p.38.
Chocron (1994) p.120-121. La plupart des maisons de disques réalisent en effet l’essentiel de leurs bénéfices sur les quelques stars de leur catalogue (ensemble des titres qu’une maison de disques est habilitée à exploiter en tant qu’éditeur).