b. Passage à l’auto-référence

Ces éléments ne sont pas anecdotiques. En se détachant de la contre-culture, le rock se met à pratiquer de plus en plus l’auto-référence : le rock s’explique désormais par le rock, et non plus par divers critères sociaux ou utopiques. L’étude de Bertrand Ricard, même si elle se fonde sur une enquête formulée exclusivement auprès des musiciens rock (et non de l’ensemble du public), nous sert ici à identifier les changements que cela suppose dans le milieu rock. En premier lieu, les musiciens ne tentent plus d’énoncer des discours politiques, qu’ils considèrent comme inopportuns (car peu efficaces) : ils se contentent de faire de la musique, sans pour autant perdre le sens de la réalité. Ce refus des slogans (obligatoirement caricaturaux) constitue d’ailleurs le principal sens du rock actuel revenu des illusions contre-culturelles. 68 Autre conséquence de l’auto-référence du monde du rock : tout jeune groupe sait qu’il ne peut que s’inscrire dans un style et un courant musical existant (il est quasiment impossible de ne pas avoir de références et de ne pas s’inscrire dans un courant précis étant données les limites techniques du rock). La difficulté est alors de trouver un signe distinctif capable de susciter l’admiration de la critique, puis l’identification du public et enfin l’imitation par de nouveaux groupes. Cette différenciation ne pouvant se faire que dans l’usage et l’utilisation des citations et dans l’affiliation plus ou moins revendiquée à des groupes de référence 69 . Les musiciens d’aujourd’hui sont d’ailleurs irrités par la comparaison avec ces anciens dont ils s’inspirent néanmoins : pour eux, le rock est une pratique, « ‘une musique faite par et pour des jeunes’ », pas une culture. Le terme de culture leur apparaissant comme trop susceptible de les figer dans une attitude passéiste et d’être assimilés à des artistes établis ou institutionnalisés 70 .

La conséquence principale de l’auto-référencement du rock est d’imposer à tous ses observateurs de l’aborder désormais prioritairement en tant qu’objet esthétique (et non plus en tant qu’objet de revendication sociale ou politique comme c’était le cas à l’époque de la contre-culture), ce qui n’en interdit pas diverses interprétations 71 . Mignon relève ainsi qu’avec l’échec de la contre-culture, le rock a perdu son rôle d’unique médiateur des aspirations sociales plus ou moins rebelles de la jeunesse : il n’est plus qu’une option possible dans la variété des musiques populaires. Il n’est plus la musique mobilisatrice des jeunes, sinon à considérer le terme comme l’ensemble des musiques populaires contemporaines (disco, funk, rap, techno, etc.) exprimant chacune à leur manière l’idée générale d’une universalisation des valeurs juvéniles, individualistes et hédonistes. Le rock ainsi compris n’est plus vraiment la musique d’une communauté, mais un immense réservoir de références dans lequel se trouvent différentes visions du monde, et même différentes formes musicales voire conceptions du rock. Il est la musique qui exprime la diversité de la jeunesse.

Notes
68.

Ricard (2000), p44

69.

idem, p137.

70.

Bertrand Ricard remarque en ce sens que la presse privilégie souvent les artistes érudits capables de disserter sur certaines références, même si ceux-ci ne pratique pas une musique typiquement rock (Etienne Daho). Idem, p35.

71.

Par exemple, l’esthétique du rock est source pour Bertrand Ricard de son éthique. Une telle éthique (au sens d’ethos et de coutume) s’exprime dans les choix des individus, les habitudes, les pratiques d’initiés, etc. Il se place sous l’influence de Michel Foucault pour comprendre ce passage de l’esthétique à l’éthique avec son concept des « arts de l’existence » (que Ricard nomme « ‘esthétique de l’existence’ ») : « Par là, il faut entendre des pratiques réfléchies et volontaires par lesquelles les hommes, non seulement se fixent des règles de conduite, mais cherchent à se transformer eux-mêmes, à se modifier dans leur être singulier, et à faire de leur vie une œuvre qui porte certaines valeurs esthétiques et réponde à certains critères de style »(Foucalt, Michel, L’usage des plaisirs, Histoire de la sexualité tome 2, NRF, Gallimard, Paris, 1984, p16). Bertrand Ricard donne des exemples où éthique et esthétique se confondent. Même s’il est possible de rencontrer le succès dès le début, la norme veut que les jeunes groupes connaissent des années de formation (« galères », concerts, etc.) avant d’être reconnus. Les groupes valorisent alors le travail non seulement comme moyen de réussir mais aussi comme ascèse nécessaire à leur adéquation à la norme du milieu. Il existe aussi des groupes qui agissent conformément à un certain code moral (privilégier la scène, la musique brute et bruyante, porter du cuir noir, célébrer le culte d’une vie rock) afin de se montrer comme esthétiquement irréprochable. L’éthique prime alors sur l’esthétique (alors que pour les grands groupes, éthique et esthétique ne sont pas dissociés), ceci pouvant parfois se comprendre comme une technique pour ne pas être attaqué sur leur identité rock. L’esthétique fonde ainsi un monde complexe et façonne des modes de vie qui ne peuvent qu’inclure une dimension éthique, de sorte que l’on puisse parler d’esthétique éthique. Idem, p168-169.