c. Un accord toujours réel avec la jeunesse, mais avec quelle jeunesse ?

L’étude menée par Anne-Marie Green confirme que les jeunes français des années 90 répondent bien au modèle international de cette culture : quasiment tous entretiennent un rapport étroit, ‘«’ ‘ une relation privilégiée avec la musique qui prend la forme d’une relation à la fois concrète et symbolique mais toujours entièrement vouée à l’émotionnel ’ ‘»’ ‘ 72 ’, ceci même s’ils écoutent pour la plupart exclusivement un des styles musicaux précédemment précisés. Elle considère ainsi comme préalablement nécessaire si l’on veut comprendre les jeunes d’analyser les significations des divers styles musicaux qu’ils écoutent ou pratiquent. ‘«’ ‘ (…) Ces conduites reposent sur des structures de projection et d’identification imaginaires et esthétiques ; celles-ci constituent un support privilégié pour fédérer les préoccupations d’une communauté, voire d’une ’ ‘"’ ‘culture de goût’ ‘"’ ‘. L’appréhension du goût, et plus précisément du ’ ‘"’ ‘bon’ ‘"’ ‘, du ’ ‘"’ ‘vrai’ ‘"’ ‘ goût, est rendue possible par des repères souvent nets et précis, même s’ils ne sont pas toujours explicites. ’ ‘»’ Cette notion de bon goût n’apparaît pas sans une certaine connaissance musicale. Laquelle s’acquiert avant tout par la confrontation aux goûts de ses camarades, mais aussi par la lecture des journaux spécialisés.

Autour de ces goûts musicaux partagés, ‘«’ ‘ des valeurs apparaissent assez clairement et nous voyons des jeunes qui font les mêmes remarques, qui ont la même façon d’appréhender la vie, l’avenir. ’ ‘»’ Anne-Marie Green relève que la musique occupe l’ancienne place tenue par la politique et la religion, dont les différences d’appartenance permettaient traditionnellement d’appréhender la vie. Pour les ‘«’ ‘ jeunes qui, dans toutes les classes de la société sont en quête de leur identité ’ ‘»’ ‘ 73 ’, la musique apparaît comme ‘«’ ‘ la mise en œuvre par (…) eux-mêmes de stratégies de distinction consistant à affirmer leur existence ’ ‘»’ ‘ 74 ’. Les genres musicaux appréciés des jeunes leur permettent de participer à un processus de socialisation, de construire des stratégies de distinction affirmant leur existence face au monde des adultes. Le rock (le rap, la techno…) apparaissent ainsi pour les jeunes non seulement comme la musique des temps modernes, mais plus encore comme la facette principale d’une stratégie de reconnaissance collective. Pouvant se sentir exclus de la société et refuser ainsi tout principe de communication, les jeunes parviennent à se positionner les uns par rapport aux autres grâce à leur préférence musicale : ainsi un amateur de reggae cherche-t-il à rencontrer une personne partageant ses goûts, par-delà les critères sociaux.

L’importance de la musique pour la reconnaissance de sa participation au monde est primordiale. Les notions de plaisir et d’émotion accompagnent le rapport à la musique. Ainsi, « ‘face au ’ ‘"’ ‘désenchantement’ ‘"’ ‘ que le monde et l’environnement leur proposent, la musique est ’ ‘"’ ‘l’enchantement’ ‘"’ ‘ qui donne sens à leur vie ’ ‘»’ . On ne peut, à l’instar de cette étude, confiner dès lors la conduite musicale juvénile au simple domaine de la musique : ‘«’ ‘ par leurs contenus, leurs fonctions, les faits musicaux que les jeunes s’approprient sont un tout culturel. ’ ‘»’ Ce tout culturel semble ainsi primordial pour définir l’identité d’un adolescent. La jeunesse peut être définie comme une quête de positionnement face au monde, positionnement que la culture peut aider à trouver, par-delà les critères sociaux ou même démographiques. La culture rock semble ainsi être la culture des jeunes au sens où elle permet à ceux-ci de se définir socialement.

L’équivalence entre culture rock et culture des jeunes semble donc demeurer. Mais l’association pousse certains observateurs à redéfinir le terme même de jeunesse. Si Patrick Mignon relève que passé vingt-cinq ans, l’amateur de rock passe généralement à autre chose, du fait de son changement d’identité sociale (mariage, enfants, etc.), il reconnaît que le public actuel du rock réfléchi (tel qu’il est défendu dans la presse spécialisée) se trouve plus dans la catégorie des jeunes adultes (plus de 60% du lectorat a entre 20-24 ans, 25% entre 25-34 ans) que dans celle des adolescents. Il souligne même que si la vie rangée éloigne du rock, les incidents de la vie sociale (célibat, divorce, chômage) font revivre une situation d’indétermination sociale semblable à l’adolescence propice à la fréquentation de la culture rock. Ces données sont corroborées par l’enquête d’Olivier Donnat sur les pratiques culturelles des français 75 . Si le rock (dans son sens large d’agglomérat des musiques populaires contemporaines) est encore la musique des jeunes, elle devient aussi celle des anciens adolescents devenus adultes au sens démographique et social du terme. Ce qui n’est pas sans poser de problème identitaire à un genre qui s’est toujours présenté sous le signe d’une association avec la jeunesse.

Notons que cette problématique a surtout été abordée au sein d’études anglo-saxonnes, d’où le recours à l’étude d’Andy Bennett qui les présente depuis les origines du rock jusqu’à nos jours 76 . Il relève ainsi que la jeunesse (définie par la tranche d’âge 15-25 ans) est un terme contesté, le lieu d’une bataille idéologique entre les différentes générations d’après-guerre pour savoir qui détient la définition de la jeunesse. Ce surtout depuis que le marché « jeune » cible aussi les consommateurs de 25 à 45 ans. Le marché de la nostalgie pousse en effet les générations des années 60 à revivre leur jeunesse et à affirmer qu’eux seuls savent ce que c’est que d’être jeune 77 .

Les années 60 sont présentées – romancées – comme un âge d’or de la jeunesse. Les écrivains et journalistes issus de cette époque ne manquent pas de rappeler les données sociales et politiques qu’ils sont censés avoir fait évoluer, souvent pour stigmatiser les manques de la jeunesse actuelle face à ce modèle. Certains vont jusqu’à déclarer que la culture des jeunes a disparu avec leur propre jeunesse, ou encore qu’ils sont plus jeunes « dans leur tête » que les jeunes actuels 78 . La crise d’identité supposée des adolescents des années 90 est ainsi le résultat non pas de leur propre expérience mais de celle des baby-boomers qui n’arrivent pas à les identifier, à les comprendre. Ces derniers ne comprennent pas que les musiques actuelles sont tout aussi signifiantes pour la jeunesse que le rock l’était à leur époque : le rap, le grunge, le metal alternatif, la techno… expriment les aspirations de la jeunesse dans un monde au contexte socio-économique différent. On ne peut pas comparer deux conceptions de la jeunesse historiquement différentes. Mais les baby-boomers se contentent de ne pas retrouver le modèle de leur musique pour chercher à nier ces nouvelles expressions, voire à les censurer (sous prétexte que la jeunesse actuelle serait incapable de maîtriser les messages violents ou misogynes de ces musiques).

Or, en se contentant de censurer une musique négative, la jeunesse des années 60 ne se pose pas la question de savoir pourquoi la jeunesse actuelle est attirée par de tels thèmes (qui posent les problèmes de la société post-industrielle : chômage, vide du quotidien, etc. On peut même considérer que l’espèce de mépris dans lequel ils tiennent les nouvelles jeunesses se retrouvent dans la musique de celles-ci : le grunge, le metal alternatif, le rap, la techno…). Les baby-boomers ne perçoivent pas que la croyance en un changement par la prise de position politique ou sociale a disparu en même temps que la contre-culture. Les jeunes eux le savent d’après l’exemple de leurs aînés : ils ne pratiquent désormais plus qu’une mise à distance, une ironie vis-à-vis de tout.

Notes
72.

et citations suivantes : Green (1997) p.263.

73.

et citations suivantes : idem, p.294-296.

74.

Pour ce qui concerne le rock, il semble ainsi que les analyses de Bourdieu sur le déterminisme social du goût culturel ne puissent s’appliquer. Sa sociologie du goût considère l’individu comme trop statique pour qu’elle soit adaptée à un monde du rock où la mobilité de l’amateur entre les différents sous-genres est plus le résultat d’une recherche empirique (par le partage de références avec des amis, la lecture de la presse spécialisée, la découverte d’un titre par la radio, la télévision, etc.) du plaisir musical individuel que de déterminismes sociaux. Si Antoine Hennion ne remet pas en cause la valeur de l’analyse bourdieusienne, il réfute par contre sa prétention à être suffisante : il faut aussi prendre en compte la « construction collective de soi, à travers des relations et des objets », de l’amateur de musique. Cf. Bourdieu (1979) & Hennion (2000) p155.

75.

Donnat (1998).

76.

Le problème du vieillissement rock et de l’identité de la jeunesse est plus précisément abordé au cours du chapitre « Whose generation ? Youth, music and nostalgia ». Bennett (2001) p152-162.

77.

Le terme de culture des jeunes est défini par certaines productions culturelles (musique, modes, magazines). Or les industries préservent une notion de la jeunesse affiliée à la culture des années 60, notamment avec le CD qui permet la réédition du catalogue et sa célébration (dates anniversaires de la sortie d’un disque en vinyle pour en proposer une version CD). Ceci s’explique économiquement : l’industrie du disque est confronté au chômage des jeunes et à la baisse démographique de leur nombre. Ainsi, le marché des jeunes actuels est moins lucratif que celui des 25-45 ans. Résultat, le marché jeune vise désormais aussi ce public entre-deux âges. Les anciens consommateurs des années 60 redeviennent source potentielle de résultats commerciaux, en supportant leurs icônes générationnelles et en essayant de transmettre leur goût à leurs enfants. L’apparition de nouveaux titres de ces icônes (les Beatles) jouant entre passé et présent grâce à la technique (réenregistrement d’une vieille chanson malgré la mort d’un des membres) laissent ainsi croire que leur jeunesse est éternelle.

78.

Au cours des années 80 et 90, l’apparition de termes comme « Generation X » ou « slackers » (les rebelles apolitiques de cette décennie) signifiait que, pour les commentateurs issues des années 60, la jeunesse actuelle n’a rien inventé : elle n’est capable que d’apathie, de désaffection là où « leur » jeunesse pratiquait la rébellion de masse. C’est oublier les restrictions à apporter à la « massivité » de cette rébellion (juste le fait d’une minorité médiatisée). C’est aussi oublier que les années 60 bénéficiait d’un contexte bien plus clément pour sa jeunesse, ou encore que la jeunesse des années 90 n’est plus confrontée à des limitations sociales qui peuvent effectivement pousser à les remettre en cause par l’action collective : la conception de la jeunesse héritée des années 60 est obsolète, et ne peut donc être comparée à celle d’aujourd’hui.