d. Nouveau positionnement de l’amateur de rock au sein de la société de consommation

Les observations de Bertrand Ricard semblent dans un premier temps donner raison aux dénonciateurs d’un apolitisme de la jeunesse actuelle. D’après lui, les jeunes ne détestent pas le régime social et politique dans lequel ils sont nés, se contentant de le trouver parfois injuste et cruel. Même s’ils ne sont pas des partisans du libéralisme, ils désirent pouvoir continuer à produire et consommer, rejetant leur haine sur l’incarnation démocratique du capitalisme, les politiques qui ne font rien pour assurer l’égalité entre les individus. Le gauchisme n’est désormais plus qu’un souvenir fétichiste (voire publicitaire comme le prouvent les reproductions du Che imprimées sur des t-shirts). Mais ces propos traduisent surtout le fait que les jeunes groupes de rock refusent le statut de porte-parole d’une génération, de leaders d’opinions, et ne déclarent parler qu’en leurs noms, (montrant au mieux que la base doit donner l’exemple) 79 .

L’exemple de l’échec des révolutionnaires des années 60 induit des conséquences concrètes. Alors que les générations précédentes attendaient une action collective contre le système, les jeunes actuels se contentent d’actions communautaires locales. Les musiciens par exemple refusent d’affronter de face le système, ceci pour s’en accommoder, en tirer le meilleur et rejeter le reste (des artistes signés par de grandes firmes mettent par exemple en place des structures autonomes au sein de celles-ci). Le rebelle trop exposé dans sa lutte à visage découvert a laissé la place à un rebelle qui entre en apparence dans le jeu du pouvoir, tout en sauvegardant une irréductible autonomie personnelle. Aujourd’hui, le rebelle s’avance masqué, ne se distingue plus du reste de la société (de même, le rocker délaisse l’exubérance pour un look plus commun, qui se fond dans la masse). Les jeunes n’espèrent plus détruire le système, mais s’y accrochent pour le détourner à leur profit, délaissant pour cela les préjugés moraux qui refusaient le compromis lors des luttes ouvertement politico-sociales des années 60-70.

Le rock actuel est ainsi présenté par Bertrand Ricard comme une culture ‘«’ ‘ oblique et juxtaposée ’ ‘»’ ‘ 80 ’, à la fois proche de la culture de masse (elle peut l’influencer tout en subissant la fascination et l’influence des effets de masse) et éloignée (capable de recul face aux stratégies commerciales). S’il l’inscrit encore dans une logique de contre-culture (dans sa révolte sous-jacente) et de sous-culture (par son refus du modèle dominant, la variété), il précise qu’il ne s’agit non plus d’abattre le système mais de le prendre en compte, de le « maîtriser » pour vivre « cool ». Le révolutionnaire des années 60 a laissé sa place à un nouveau rebelle, qui professe un droit à la paresse, au dilettantisme, cherchant une troisième voie entre la passivité et le volontarisme, en assumant une soumission économique volontaire (aux aides de l’Etat ou des parents) tout en essayant de diriger sa vie et ses choix esthétiques.

Nous sommes loin des condamnations de Theodor Adorno et Max Horkheimer 81 qui voyaient dans toute soumission de la culture à l’économie le signe d’un endormissement des consciences au profit de l’idéologie capitaliste. Une telle référence se retrouvait pourtant tout au long des débats autour de la musique pop dans les années soixante et soixante-dix. Ceci au point de devenir le b.a.ba de toute critique « sérieuse » de l’époque 82 .La contre-culture dépassée, les théories d’Adorno ne semblent ainsi plus adaptées ni adaptables aux données de la musique rock. La jeunesse des années 90 n’est pas celle des années 60, et ses références ne sont pas les mêmes, les théories critiques des décennies précédentes étant considérées comme trop restrictives pour comprendre l’identité actuelle du rock.

David Buxton, qui pourtant se tient dans une position critique vis-à-vis du phénomène, atténue la condamnation des liens entre une sous-culture rebelle telle que celle véhiculée par le rock et l’épanouissement de la société de consommation. La consommation fut présentée volontairement par le capitalisme comme appartenant au domaine du loisir, formant en ceci une « libération » vis-à-vis de la discipline du travail. De telle sorte que la façon de consommer de l’individu devait lui apparaître comme une définition de sa personnalité propre, sans que cela ne lui apparaisse comme imposé par la société de consommation 83 . Dès lors on peut concevoir toute l’identité sous-culturelle comme une simple nouvelle allégeance à la société de consommation, qui produit les objets nécessaires à la différence recherchée 84 . Le fait de suivre la mode rock paraîtrait ainsi participer à une logique de discipline de la consommation, dissimulée sous les traits de la réalisation de soi 85 . Mais David Buxton rappelle que les modes suivent les sous-cultures, et que ‘«’ ‘ les subcultures se créent et se démarquent à partir d’un réarrangement des objets. Dans une société de classe, l’appropriation des signes de la classe dominante constitue une provocation symbolique car les objets/marchandises sont posés devant une société divisée. Ils contiennent donc un message sur l’accès inégal à des marchandises et à des styles de vie d’une valeur supérieure. ’ ‘»’ ‘’ ‘ 86 ’ ‘.’ Dès lors la logique de consommation se trouve pervertie par cette possibilité de remettre en cause la hiérarchie sociale, point névralgique ainsi mis à mal des critiques adressées à la culture de masse sous toutes ses formes.

Mais, comme nous l’avons dit, Buxton est encore trop tributaire des approches critiques du phénomène rock : il désire trouver en son sein les marques d’une opposition au système. Or ce n’est plus une logique de remise en cause d’un système que l’on sait trop fort que l’on cherche dans le rock, mais une source de différenciation, d’identification au sein de celui-ci. On cherche une possibilité d’affirmer sa singularité au sein d’une société de consommation nécessairement conformante. David Buxton reconnaît toutefois la possible valeur que peut prendre la consommation : ‘«’ ‘ La consommation ’ ‘«’ ‘ active ’ ‘»’ ‘ du rock se fonde sur une vision d’une communauté ’ ‘«’ ‘ active ’ ‘»’ ‘ qui le consomme, faisant son choix et transformant ce choix en symbole de solidarité pour toute la communauté du rock. ’ ‘»’ ‘ 87 ’.Dans le contexte de la contre-culture américaine, la musique rock est investie d’une importance symbolique considérable : c’est autour d’elle que la jeunesse rebelle se regroupe et veut faire passer ses revendications sociales et politiques. Issu de la culture de masse, le rock doit réussir à s’en démarquer pour espérer garder un semblant de crédibilité à son caractère révolutionnaire 88 . Aujourd’hui que ce caractère s’est effacé, le rock se présente comme une culture consciente de ses déterminations économiques, assumant en cela son statut de sous-culture au sein de la société de consommation, ce qui lui permet de prendre une position active au sein de celle-ci. 89

Antoine Hennion propose une conclusion à ces interrogations sur la consommation active de la musique en tant que produit industriel (sa consommation se faisant principalement sous forme de disque, ce qu’il appelle la « discomorphose » de la musique). Il tient à distinguer les notions de détermination et de passivité pour que l’on puisse envisager l’amateur de musique non pas selon l’alternative acteur/agi, ‘«’ ‘ mais par une intense activité tournée vers la mise à disposition de soi même par soi même à des forces non maîtrisées ; le passionné ne se bat pas contre le déterminisme, il s’en repaît, il ne cherche pas la maîtrise et la liberté, mais l’emportement et l’abandon. ’ ‘»’ ‘ 90 ’ L’amateur de musique ne rechercherait ainsi qu’une activité : celle de se soumettre volontairement à la musique.

Plusieurs exemples nous font néanmoins la démonstration d’une transformation de la consommation du rock en activité concrète. Dan Graham relève en ce sens que le message punk (à la fin des années 70, donc juste après l’échec de la contre-culture avéré) se fonde autour de l’idée de supprimer la passivité du spectateur et de l’amener à la production de spectacle : ‘«’ ‘ En écoutant ce disque, le public apprend, est encouragé à faire ses propres disques. On s’adresse à lui, on le considère (en lui tenant ce type de discours) comme s’il constituait un groupe différent du reste du public. La consommation passive de disques est un piège. Ecouter ce disque n’est qu’une phase préliminaire pour le public punk : on pousse le consommateur à produire ses propres disques et à générer ainsi des idées nouvelles. ’ ‘»’ ‘ 91 ’ Le punk, en récusant les mythes du rock, réactive la possibilité qu’a le public de participer activement au mouvement. Par la démonstration de l’inutilité de la maîtrise technique dont ses principaux groupes font preuve, et la remise en cause des groupes établis et de la distance qui pouvait se créer du fait de leur statut mythique, le punk rapproche le public de la scène. Ce phénomène trouve une nouvelle occurrence dans les années 90 avec la musique électronique dont la production est encore plus facilitée par la démocratisation de l’outil informatique.

Notes
79.

et suivants : Ricard (2000) p245-247.

80.

Idem, p48.

81.

Adorno (1974)

82.

Greil Marcus, universitaire et rock-critic américain, qui a chercher à démontrer l’influence du situationnisme et autres théories critiques sur la provocation du punk explique d’ailleurs : « ‘Probablement qu’aucune définition du punk n’est assez large pour pouvoir y intégrer Theodor Adorno. En tant que mélomane il détestait le jazz, il avait failli avoir un haut-le-cœur en entendant Elvis’ ‘ Presley pour la première fois, et il ne fait aucun doute qu’il aurait assimilé les Sex Pistols’ ‘ à un retour de la nuit de Cristal s’il n’avait pas eu la chance de mourir en 1969. (...) La critique de l’Ecole de Francfort était devenue en 1977 une vieille casserole, moins pour avoir été réfutée par l’histoire ou de meilleures idées que parce qu’elle s’était changée en simple indicatif irritant, après avoir figuré au palmarès de trop d’élèves des Beaux Arts, d’étudiants contestataires dans les années soixante : Toute la vie sociale est organisée / De haut en bas / Par d’impénétrables hiérarchies / Pour faire de vous un réceptacle / Pour la culture / Vous êtes séduits par son fonctionnement / Comme un robot dans l’économie. ’» Marcus (1998) p.89-90.

Notons aussi que la référence contraire à Adorno, Walter Benjamin, qui permettait aux amateurs de considérer l’industrialisation de la culture comme médiatisation potentielle de subversion, perd elle aussi de son acuité avec la fin de la contre-culture et ses impératifs révolutionnaires. Benjamin (1991) p.115-192.

83.

Buxton (1985), p55-59.

84.

C’est l’ambivalence des propos de Jean Baudrillard dans La société de consommation. La production industrielle des biens est telle que l’ensemble des individus pourrait se plaindre de vivre dans un environnement impersonnel. Pour empêcher toute reconnaissance – et donc contestation – de cette uniformisation, la société de consommation propose non pas une remise en cause de ce rapport au monde mais la possibilité d’affirmer sa personnalité en choisissant dans l’ensemble des objets industriellement disponibles (la grande idée de Baudrillard sur la culture de masse étant celle de recyclage : elle ne produit et propose rien de nouveau, mais agit selon une logique de réutilisation plutôt que de création). « ‘Si bien que se différencier, c’est précisément s’affilier à un modèle, se qualifier par référence à un modèle abstrait, à une figure combinatoire de mode, et donc par là se dessaisir de toute différence réelle, de toute singularité, qui, elle, ne peut advenir que dans la relation concrète, conflictuelle, aux autres et au monde. C’est là le miracle et le tragique de la différenciation.’ » Baudrillard perçoit l’ouverture théorique à l’obligation consumériste (puisque l’on est obligé de consommer, on va investir cette obligation de sa personnalité) tout en conservant un regard critique sur celle-ci (au final, la société de consommation est le grand vainqueur). Baudrillard (1991) p.126.

85.

Ce que dénonce par exemple Jacques Attali dans Bruits : il considère que la musique « de variété » apprend surtout à la jeunesse son futur métier de consommateur (se plier à des modes, vouloir ce que désire l’autre, s’intégrer au groupe en cherchant à posséder ce que tout le monde a). Attali (2001)

86.

Buxton (1985) p.80. Ainsi les Mods anglais s’approprient les amphétamines en les détournant de leur rôle de médicament au profit d’une utilisation ludique.

87.

idem, p.118.

88.

Réaction théorisée dès l’époque de la contre-culture : pour se différencier de la culture de masse, culture de la société de consommation, celle-ci doit se débarrasser des apparences trop ouvertement consommatrice du rock. Paul Beaud et Alfred Willener considèrent ainsi dès 1973 que la contre-culture doit être l’avant-garde d’une nouvelle culture de la consommation où « ‘les standards de l’adéquation entre produit consommé et consommateurs sont devenus tellement plus exigeants qu’une intervention directe du consommateur – se voulant aussi producteur – devient nécessaire’  ». Willener (1973) p.252-253.

89.

Ce que l’étude de Bertrand Ricard nous a déjà permis de préciser : l’échec de la contre-culture a comme conséquence pour les jeunes groupes de rock de préférer la logique de la sous-culture à celle de la contre-culture. La contre-culture c’est la révolte et l’opposition féroce au système, la sous-culture s’attache au système comme un parasite, pratiquant la méthode du détournement, de la débrouillardise et de la collaboration partielle plutôt que l’affrontement frontal. L’acceptation sous condition remplace la contestation. Les groupes ne sont pas dupes que le système les manipulent (rachat de labels indépendants par les majors, signature d’artistes dans un souci de crédibilité), mais ils font avec et essayent d’en tirer profit à leur tour. Ricard (2000) p40-42.

90.

Hennion (2000) p158.

91.

Graham (1993) p312.