Les problématiques qui intéressaient la contre-culture rock des années 70 ne peuvent plus être celles actuelles de la techno. Benoît Berthou 92 explique ainsi que si la techno ne semble pas capable sur l’exemple de ses aînés d’engagement politique, c’est parce que la seule autorité actuelle est l’économie de l’échange, ordre conférant une place et une valeur aux choses. ‘«’ ‘ Le couple consommation/production ’ ‘»’ ‘ 93 ’ devient donc le centre de toutes les préoccupations techno. La consommation peut donc être pensée autrement que comme une attitude passive et vaine : c’est une « ‘autre production’ » selon les termes de Michel de Certeau, qui ‘«’ ‘ ne se signale pas avec des produits propres mais en manières d’employer les produits imposés par un ordre économique dominant. ’ ‘»’ ‘ 94 ’. Les usagers ‘«’ ‘ ’ ‘"’ ‘bricolent’ ‘"’ ‘ avec et dans l’économie dominante ’» : « ‘ces ’ ‘"’ ‘manières de faire’ ‘"’ ‘ constituent les milles pratiques par lesquelles des utilisateurs se réapproprient l’espace organisé par les techniques de la production socioculturelle.’ ». Berthou transpose ces analyses dans le milieu de la techno, où ‘«’ ‘ consommer c’est produire, puisque le DJ fait de la musique en utilisant la musique d’autres DJ ’ ‘»’. La techno relève ainsi d’un ‘«’ ‘ art de combiner indissociable d’un art d’utiliser ’ ‘»’ ‘, proche de la logique décrite par De Certeau d’une ’ ‘«’ ‘ ’ ‘"’ ‘pensée qui ne pense pas’ ‘"’ ‘ mais qui opère pour retrouver une place au sein du règne contemporain des objets. ’ ‘»’.
La techno fait l’objet de nombreux ouvrages, qui y recherchent des interprétations politiques, sociologiques, etc., sur l’exemple du rock depuis les années 60. Etienne Racine 95 relève leur nombre depuis 1996 pour asseoir l’idée d’un changement d’échelle dans la réception de la techno, passée d’une « ‘panique morale’ » médiatique (lorsque le phénomène originellement limité prend de l’ampleur et est associé à la consommation de stupéfiants) à sa reconnaissance (culturelle, politique, économique, et donc aussi universitaire). Au sein de ces divers ouvrages 96 , la référence est souvent faite aux travaux du sociologue Michel Maffesoli, notamment Le temps des tribus 97 , qui fournit une grille d’interprétation satisfaisante pour les nouvelles sociabilités présentées par la techno. Les tribus se forment non pas comme des groupes sociaux rigides, mais par affinités autour d’une ambiance, d’un état d’esprit, qui s’incarnent dans des styles de vie et non dans un programme défini. L’individu peut passer de façon transitoire dans différentes tribus puisqu’il n’a pas d’obligation envers elle mais seulement une communion hédoniste du plaisir d’être ensemble, de partager des émotions 98 .
Ce phénomène des tribus traduit le contexte dans lequel évolue la jeunesse actuelle (toujours celle définie par sa gravitation autour des formes musicales modernes), fort distinct de celui des générations précédentes qui étaient mues par de grandes perspectives, une croyance dans le futur 99 . Le chômage, la crise économique, la postmodernité même, imposent l’idée qu’il n’y a plus de progrès commun possible. Si le futur est incertain, autant vivre au présent, ce que la musique techno permet en attirant les individus mus par un désir de jouissance caractéristique de l’époque 100 . L’impératif du plaisir, vu comme fin unique de la vie humaine, l’hédonisme, suscitent un puissant vouloir-vivre ensemble dans le corps social 101 , qui est fragmenté en micro-groupes (les tribus). La mondialisation qui prône un individu autonome a paradoxalement renforcé la volonté de solidarité : de nouvelles exigences d’un être-ensemble (qui peuvent devenir une force sociale à part entière) apparaissent en contradiction avec le capitalisme dominant, nouvelle puissance d’organisation après le théologique et le politique. Le vécu quotidien, l’intime, dans leur frivolité, ont remplacé dans la constitution de la vie sociale le sérieux historique, l’économie, la politique.
Les années 90 imposent à l’observateur des musiques de jeunes (rock, rap, techno) de reconsidérer les approches héritées du contexte de la contre-culture. Dès les années 70 et le rock progressif, le rock quitte la critique de la société pour se consacrer à sa propre esthétique. Son discours politique perd de sa subversion, se contentant désormais de prises de positions concrètes et locales au lieu des idées utopiques du début. Le public rock passe du statut de contestataire à celui de mélomane, comprenant que cette musique ne sert plus à se distinguer politiquement, mais culturellement. Si le rock garde son caractère de révolte, il passe d’une prise de position politique à une prise de position esthétique. Les pratiques sociales du rock sont ainsi toujours porteuses d’une quête d’identité, avec ses rituels d’initiations et d’adhésion à une parole collective, mais le désir affiché n’est plus de proposer une contre-société, simplement un certain art de vivre décalée au sein de la société présente, une sorte de dandysme. Le rock peut ainsi être accusé d’être récupéré, voire fabriqué, par les industries culturelles, mais ce serait oublier que la consommation est aussi la source moderne de l’identification.
Berthou (2001)
Et suivants : idem, p.96-97.
Michel De Certeau est en effet intéressant par son approche sociologique qui ne se contente pas de conclure de l’observation des inégalités culturelles une nécessaire passivité des classes populaires. Le consommateur, quelle que soit son origine sociale, est capable de fabriquer du sens autour des produits imposés par l’ordre économique, en lui conférant une valeur symbolique, une utilité autre que celle prévue par l’industrie. Face à ce phénomène d’appropriation, de détournement, De Certeau parle d’une « production de consommateurs ». De Certeau (1990).
Racine (2002).
Gaillot (1998).
Maffesoli (1991).
Une tribu « regroupe toutes les relations sociales entre des personnes partageant des sentiments en commun et dont la constitution en groupe ne repose pas sur un projet commun en finalité, un but rationnel en objectivité, mais sur le simple affect, un hédonisme du quotidien à la finalité subjective ». Définition donnée par Sébastien Massin ("La gay pride, manifestation postmoderne ?", Sociétés n°65, 3e trimestre 1999, p109) citée par Mabilon-Bonfils (2002).
Ainsi que le relèvent Béatrice Mabilon-Bonfils et Anthony Pouilly dans La musique techno, art du vide ou socialité alternative ?.
Pour les participants aux raves interrogés par les auteurs, la techno permet de se regrouper autour de la seule recherche du plaisir, de la fête. Les sociologues l’interprètent comme une nouvelle forme de socialisation alternative qui n’a rien de superficielle. Le plaisir, la jouissance sans contraintes permettent un abandon de soi dans le grand collectif. La fête est le partage d’une expérience sensorielle et sensible, d’une fusion au groupe.
Cette nouvelle conception du bonheur ne vaut que s’il s’inscrit dans un bonheur collectif.