4. Rôle et fonctionnement de la presse spécialisée

a. Le rock est multimédiatique

La musique rock est totalement dépendante de la technologie ; d'une part avec l'électrification des instruments, les systèmes d'amplification, les studios d'enregistrement et les techniques de production, la fabrication des disques ; d'autre part avec les médias qui diffusent le son et l'image, et tout particulièrement la radio (transistorisation et miniaturisation, émissions en modulation de fréquence), la télévision (couleur, définition en 625 lignes, retransmission par satellite, procédés magnétiques d'enregistrement) et les tourne-disques (nouveaux formats 45 tours et 33 tours, stéréophonie).

L’industrie du disque repose sur une logique héritée des années 80 : petits labels (les indépendants) et grandes maisons de disques (les majors) coexistent selon des rapports bien établis. Les petits labels sont capables de repérer et développer la carrière de jeunes artistes aux styles peu commerciaux, les grandes compagnies s’occupent de ceux qui sont susceptibles de toucher un public international : ces dernières rachètent ainsi souvent les productions des indépendants lorsque leur succès impose une infrastructure plus conséquente (ce dont les structures indépendantes sont incapables faute de moyens). Mais les années 90 se distinguent par un phénomène de concentration qui aboutit, au premier semestre 2004, à une répartition du marché mondial de la musique entre cinq grandes majors : Sony, EMI, BMG, Warner et Universal. Et si les maisons de disques indépendantes se voient parfois créditées de 25% de part de marché, il faut préciser que si l’on calcule en terme de production-diffusion, les majors enlèvent 90% de la totalité des ventes mondiales de disques 102 .

Sur les dix ans qui nous intéressent, le marché du disque a connu une phase ascendante puis descendante : l’année 1991 connaissait des ventes mondiales de musique de l’ordre de 24 milliards de dollars, chiffre qui va en augmentant pour se stabiliser autour de 38 milliards de dollars entre 1994 et 2000 (1996 étant l’année record avec 40 milliards de dollars de ventes). Mais à partir de 2000, la courbe des résultats fléchit, pour passer de 37 milliards à 34 en 2001 puis 32 en 2002. Ce brutal renversement de situation est expliqué par des révolutions technologiques (le graveur de CD, Internet et le téléchargement illégal de titres musicaux 103 ).

Le rock se distingue au sein de la culture de masse par sa capacité à mobiliser l’ensemble des moyens de communication modernes. Bertrand Lemonnier relève ainsi que dès 1964 les groupes pop sont des groupes multimédiatiques : ils apparaissent dans la presse, au cinéma, dans les librairies, à la radio, à la télévision, sur les affiches, etc., paraissant maîtriser ces outils de communication (même si elle ne les contrôle pas). La contre-culture qui suit fait d’ailleurs siennes les théories de Marshall McLuhan, même si son ouvrage Pour comprendre les médias n’aborde pas directement le problème du rock 104 . L’homme étant déterminé par son environnement, le fait que ce dernier se compose non plus de la seule nature, mais aussi et de plus en plus des médias électroniques, influe nécessairement sur la nature humaine. Ce sont donc les médias qui déterminent et conditionnent la conscience. La contre-culture en tire la conclusion qu’il faut ‘«’ ‘ agir de par les médias afin de changer la société, un changement qui devait passer par le changement des consciences. ’ ‘»’ ‘ 105 ’.Le rock va donc chercher par l’utilisation de tous les médias disponibles à diffuser sa supposée subversion 106 .

L’observation de l’histoire du rock prouve en effet que les médias sont très importants pour son développement. Le terme même de rock’n’roll (originellement à connotation sexuelle : bercer et rouler) a été inventé par le disc-jokey radiophonique Alan Freed. Le rock’n’roll s’impose mondialement en 1955 grâce à l’apparition de la chanson de Bill Haley Rock around the clock dans un film hollywoodien de Richard Thorpe, Graine de violence, qui s’entretenait des dérives de la jeunesse américaine (et inscrivait ainsi dès l’origine le rock dans la problématisation de la jeunesse et de la canalisation de sa rébellion). Le public visé par le rock étant prioritairement celui de la jeunesse, principal consommateur de produits culturels (cinéma, musique) depuis que la télévision a gagné l’ensemble des foyers américains.

La télévision américaine a toutefois aussi largement contribué au succès de cette musique : elle l’a amplifié en invitant lors de grands shows populaires ses représentants (et en leur donnant une crédibilité jeune par l’effet de révulsion qu’ils provoquaient chez les adultes – ceci depuis Elvis filmé au-dessus du bassin pour ne pas heurter les familles ou des Rolling Stones moqués pour la longueur de leurs cheveux). Le reste du monde met plus de temps à s’équiper en matériel télévisuel (il faut attendre les années 60 pour que les foyers européens possèdent dans leur grande majorité un poste de télévision alors que les Américains en possèdent quasiment tous un dès les années 50). La radio devient ainsi le premier média de l’audition musicale, ce à partir de 1955 et l’apparition sur le marché du transistor (qui en permet une utilisation individualisée parce qu’aisément transportable, souple d’utilisation et produit en masse). Europe n°1 tient en France le rôle de la station jeune, même s’il est au début réticent au phénomène rock. C’est d’ailleurs sa forme francisée (les Yéyés) qui offre cette réputation à la radio, avec l’émission Salut Les Copains, qui ne laisse qu’une place moindre aux artistes anglo-saxons lors des néanmoins mythiques Musicorama enregistrés à l’Olympia lors de leur venue. Le rock international est ainsi minoritaire au sein des programmes radiophoniques français (qui privilégient chanson, Yéyés et variété française), puis se voit avec les années 70 cantonné dans des tranches horaires spécifiques, de plus en plus tardives, sur R.T .L. ou France-Inter. La deuxième révolution technologique de la radio (la mise en place du réseau FM à la fin des années 70-début des années 80) permet de varier l’offre des radios : certaines se consacrent intégralement à la programmation musicale (cette spécialisation répondant aux désirs de toucher des publics spécifiques recherchés par les publicitaires), et jouent dès lors un rôle important dans la diffusion musicale et la promotion des tubes et autres opérations musicales marketées.

En France, la télévision est jusqu’au milieu des années 70 une télévision d’Etat (l’ORTF), partagée entre divertissement familial (avec les feuilletons ou les émissions de variété) et ambition culturelle. Le rock, mal vu des autorités, surtout suite aux événements de Mai 68, est régulièrement banni des ondes (l’émission Bouton Rouge) au profit d’émissions de variété privilégiant des chanteurs français plus présentables. Le désinvestissement financier de l’Etat au cours des années 70 impose aux chaînes de s’ouvrir aux recettes et donc de se soumettre aux lois de l’indice d’écoute publicitaires (les publicitaires, conscients du public potentiel de la télévision, investissent majoritairement dans ce média qui en conséquence favorise une programmation à même d’attirer la plus large audience, soit le plus large public de consommateurs). Mais dès les premières mesures d’audience effectuées pour être soumises aux publicitaires, le constat tombe : les émissions rock ne drainent pas un public suffisant. Une chanson présentée à la télévision doit satisfaire le plus large public possible, ce qui ne semble possible qu’avec la mise en place d’une uniformisation musicale. Les grands médias favorisent les groupes confirmés qui sont assurés de satisfaire le plus large public et donc les annonceurs, n’ouvrant leurs portes qu’aux artistes qui s’intègrent à leurs standards de diffusion. L’importance grandissante du vidéo-clip renforce encore plus le rôle de la télévision dans ce processus d’uniformisation musicale.

Notes
102.

Technikart précise ainsi que « ‘pour une Lara Fabian produite et distribuée par Polygram, répond un Unkle produit par l'indépendant Mo'Wax et distribué en France par le label Source qui appartient à Virgin, lui-même propriété de EMI. (…) de la production à la mise en bacs, les majors contrôlent tous les maillons de la chaîne. D'où la difficulté pour un artiste d'imposer ses vues en matière de promotion et, surtout, de rémunération de ses oeuvres. ’» Gatel, Philippe et Essindi Ivan, « La grande peur des majors », Technikart 31, avril 1999, p62-63.

103.

Internet dont la thèse de Debruyne nous rappelle les deux types d’analyses existantes. La première l’envisage en tant qu’accélérateur des processus d’industrialisation de l’information et de la culture, participant à une déréliction du lien social dans un espace public de plus en plus morcelé. Le codéveloppement des industries de télécommunication et des industries culturelles et informationnelles intensifie la domination des grandes logiques marchandes fusionnant dorénavant à grande échelle. Une telle analyse oublie les appropriations individuelles où chacun choisit son chemin. Le deuxième type d’approche met en avant le potentiel social d’Internet (participation active de l’usager, convivialité d’utilisation, multiplicité des points de vue, etc.) dans un espace public idéalement rendu accessible aux citoyens du monde. Mais on oublie alors les logiques de convergence industrielle et marchande qui limite de plus en plus le caractère libertaire de la toile, ainsi que l’inégalité d’accès au réseau qui peut créer une nouvelle division sociale entre usagers et non usagers. Mon sujet n’est pas centré sur cette question d’économie, mais il prend une place tellement importante au sein des discours du rock qu’il est nécessaire de m’y arrêter. Si la plupart de mes sources sur ce sujet sont des articles de journaux, je me suis aussi basé sur de petits ouvrages résumant les grands points de cette thématique tels que La propriété intellectuelle et l’internet (Bertrand Warusfel) ou encore le plus subjectif Génération MP3 de Daniel Ichbiah qui en plusieurs points prend le parti du jeune consommateur et de l’artiste contre les maisons de disques.

104.

Le crédit de McLuhan aux yeux du rock provient surtout de son fameux aphorisme « le médium est le message » (autrement dit le médium en soi comporte un sens qui domine celui des contenus qui y passent). Cela permet de fournir une justification théorique pour les volontés révolutionnaires de la seule musique rock comme forme progressiste en soi.

105.

Buxton (1985) p.118-122.

106.

David Buxton cite à ce propos l’ouvrage de Charles Reich, The Greening of America, exemple type des productions théoriques de la contre-culture : « ‘Un des moyens les plus puissants de la révolution... c’est la subversion à travers la culture. La musique, le théâtre et les arts plastiques sont devenus des canaux importants pour les idées critiques et il n’y a rien que l’Etat puisse faire pour l’empêcher. Dans le domaine du rock, le gauchisme de Dylan’ ‘, des Rolling Stones’ ‘ et des Jefferson Airplane atteint le grand public d’une façon significative’ ». idem, p.118-122.